On pourrait faire plus aujourd’hui, on pourrait, en quelques instants, parcourir soi-même ces différents climats intellectuels du globe, et se rendre compte par sa propre sensation des sensations différentes des races et des peuples qui vivent ou qui meurent sous les différentes latitudes de la pensée, — « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà », — s’écriait le religieux Pascal lui-même en sondant cet horrible mystère des opinions et des doutes des mortels ! […] Voilà dans Job, et dans l’homme dont il est l’image, l’excès de la douleur mortelle, de la sensation de la vie poussée jusqu’au blasphème et jusqu’au trouble de l’entendement.
Pas une semaine où ils n’eussent quelque duel, où ils ne fissent quelque mot que l’on répétait de bouche en bouche entre la Madeleine et le faubourg Montmartre, où ils n’écrivissent quelque article qui faisait sensation. […] Un tableau grossier provoquera, en effet, chez les spectateurs, plus de sensations malsaines et de dégradation qu’une œuvre noble et hardie le fera de générosité. […] C’est donc une sensation rare et imprévue que je vous dois, et que je n’oublierai pas, même lorsqu’en vous quittant j’aurai repris ma lucidité.
La sensation, voilà le but : « vivre, c’est sentir la vie ; c’est avoir des sensations fortes. » Stendhal n’étudie qu’une chose : « Je cherche l’art d’être heureux. » Il ne conçoit qu’une vie comme souhaitable, celle où l’on a accumulé le plus grand nombre possible de jouissances violentes, de jouissances fines et de jouissances rares. […] On généralise et on idéalise les sensations agréables de cette époque de la vie, la seule où l’on ait des sensations fortes, et l’on s’en fait un rêve permanent, toujours plus cher, toujours plus fascinateur, d’où, selon nos talents, sortent nos poèmes, nos romans, nos théories, nos systèmes, nos conversations ou nos bavardages. […] Où est l’agrément de la vie dans tout cela, et l’émotion, et la sensation ? […] Surtout on y est naturel ; on s’y livre à la sensation présente, et l’on y parle avec abandon de sa sensation présente, sans le moindre souci d’être ridicule ou d’ennuyer. […] Stendhal ne tarit pas sur ce point, et, lui aussi, épanche ses sensations et ses sentiments en cette affaire avec un abandon tout italien.
Tout cela, en somme, donne la sensation d’un enseignement actif, fécond, vivant ; et si l’on savait déjà que pour les études médicales Montpellier était la rivale de Paris, et, — pourquoi ne pas le dire ? […] Rien de l’esprit des salons, qui est un jeu d’idées ; c’est un jet de sensation, comme l’esprit du peuple. […] Lisez seulement les réflexions qui suivent : « L’âme se redonnera des idées lorsqu’elle pourra reproduire dans le cerveau les mouvements qu’il a eus. — Les objets extérieurs donnent à l’âme des sensations. Elle ne peut pas se les redonner ; mais elle peut se rappeler qu’elle les a eues ; elle a senti une douleur, elle ne se rend point cette douleur, mais elle sent qu’elle l’a eue : c’est-à-dire qu’elle se remet autant qu’il est en elle dans l’état de la sensation… Une idée n’est donc qu’un sentiment que l’on a à l’occasion d’une sensation qu’on a eue, une situation présente à l’occasion d’une situation passée. […] Cette idée abstraite, cette description raisonnée, peuvent suffire au moraliste : au théâtre, elles ne donnent pas la sensation du vrai ni de la vie.
Pour moi je préfère les faits, les faits de conscience, aux divagations abstraites, et j’aime mieux dire ceci : quand j’ai la sensation d’une belle chose, il arrive parfois que cette sensation intéresse, captive mon être tout entier. Toute ma force d’être, toute ma Vie, tout le mystère que j’appelle « mon moi » se révèle alors à moi-même sous la forme de cette sensation : tout ce que je suis semble, à ce moment-là, être cela. […] Ce principe explique une prédilection pour Baudelaire, beaucoup plus capable de s’adapter à des tempéraments très divers par son intelligence précise des idées, des sensations et des mots.
La nature est un immense réservoir d’images et de sensations. […] Il l’exprime avec des mots abstraits, interposés comme une muraille étanche entre la sensation et la conscience, au moyen d’images banales, impropres aux nuances et pouvant resservir indistinctement à l’expression de toutes les passions. […] Le symboliste a conservé la force de s’indigner en face des lieux communs bourgeois, de pourfendre les images banales, de pulvériser le plâtre des métaphores creuses, et sa poésie se dresse devant nous comme le plus noble effort tenté depuis le romantisme pour rajeunir le verbe, calquer le mot sur l’état d’âme correspondant, serrer jusqu’au contact la sensation. […] Y a-t-il des mots pour exprimer directement les sensations élémentaires ?
Plus tard seulement, les sensations se séparent, se classent, et l’admiration, en quelque sorte, se motive.
Quand Rousseau a peint les premières impressions de la statue de Pigmalion, avant de lui faire goûter le bonheur d’aimer, il lui a fait trouver une vraie jouissance dans la sensation du moi.
Solitaire et sans le sou, il n’en traîne pas moins, à travers les spectacles quotidiens de la rue et la féerie des choses, une âme plus riche en sensations que celle d’un satrape oriental, mais cette vivacité d’impressions se paye de l’abolition de la volonté.
Si l’on veut après cela résumer les causes qui ont amené en France cette renaissance du sentiment de la nature, on arrive à cette formule : Cause essentielle : la longue et fatigante durée d’une civilisation trop exclusivement mondaine, durée qui engendre le désir de sensations opposées.
Sensations corporelles.
Il y a encore un autre passage où ces amours sont décrites : c’est au viiie livre, lorsque Adam raconte à Raphaël les premières sensations de sa vie, ses conversations avec Dieu sur la solitude, la formation d’Ève, et sa première entrevue avec elle.
Avide de généreuses sensations, il sollicitera la parole de ses professeurs ; il devancera même leur interprétation.
Ainsi dans les choses qui doivent tomber sous notre sentiment, les effets de la nature causent toujours en nous les mêmes sensations agreables ou desagreables, soit que nous observions, soit que nous n’observions pas comment la chose arrive, soit que nous nous embarrassions de remonter jusqu’aux causes de ces effets, soit que nous nous contentions d’en joüir : soit enfin que nous aïons réduit en methode l’art de ménager, suivant des regles certaines, l’action des causes naturelles, soit que nous ne suivions que l’instinct dans l’application que nous faisons de ces causes.
Ainsi, chez tous les peuples, les hymnes prennent, pour ainsi dire, la teinte du climat ; et une nature, ou sauvage, ou riante, influant par les sensations sur les idées, y détermine les différents éloges qu’on fait de la divinité2.
Il semble que de tous côtés les sensations et les idées affluent pour vous expliquer ce que c’est que le Français. […] L’air et les aliments font le corps à la longue ; le climat, son degré et ses contrastes produisent les sensations habituelles, et à la fin la sensibilité définitive : c’est là tout l’homme, esprit et corps, en sorte que tout l’homme prend et garde l’empreinte du sol et du ciel ; on s’en aperçoit en regardant les autres animaux, qui changent en même temps que lui, et par les mêmes causes ; un cheval de Hollande est aussi peu semblable à un cheval de Provence qu’un homme d’Amsterdam à un homme de Marseille. […] « La sensation cesse avec l’organe qui la produit, l’effet disparaît avec la cause. […] Par lui nous voyons les gestes, nous entendons l’accent, nous sentons les mille détails imperceptibles et fuyants que nulle biographie, nulle anatomie, nulle sténographie ne saurait rendre, et nous touchons l’infiniment petit qui est au fond de toute sensation ; mais par lui, en même temps, nous saisissons les caractères, nous concevons les situations, nous devinons les facultés primitives ou maîtresses qui constituent ou transforment les races et les âges, et nous embrassons l’infiniment grand qui enveloppe tout objet. Il est à la fois aux deux extrémités, dans les sensations particulières par lesquelles l’intelligence débute, et dans les idées générales auxquelles l’intelligence aboutit, tellement qu’il en a toute l’étendue et toutes les parties, et qu’il est le plus capable, par l’ampleur et la diversité de ses puissances, de reproduire ce monde en face duquel il est placé.