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1013. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, le 8 décembre 1885. »

D’un brusque sursaut, le Malade tressaille ; des sens lui viennent ; à demi il se dresse, et, en son siège, il se trouble, avec de vagues pensées, des gestes vagues : « Aïe ! […] sens pécheurs ! […] Le sens se précise : le motif apparaît quand Pogner déclare que la fiancée devra confirmer le jugement des maîtres ; quand Walther dit plus tard, à l’acte deux. « Ich liebe ein Weib, und will es freien !  […] Motif 20 (p. 45, 315). — Ce motif a plusieurs sens, mais il s’explique surtout par son parent, le 31. […] Motif 45 (p. 40, 149, 152, 153, 154, 199). — Motif de sens peu précis, mais visant toujours l’union de Walther et d’Eva, au moyen du concours et avec l’aide ce Sachs.

1014. (1857) Articles justificatifs pour Charles Baudelaire, auteur des « Fleurs du mal » pp. 1-33

Le maître, qui l’a fait construire au gré de son goût bizarre, n’a pas voulu y réunir les plantes précieuses, les fleurs qui réjouissent les sens par l’odorat et l’esprit par les yeux, les feuillages d’une douce et argentine verdure, les belles palmes, les grands éventails, les longues bannières flottantes, et les panaches inclinés de la végétation des Antilles. […] D’un bout à l’autre de ce terrible jardin, une chaleur morne couve à la fois la pourriture et les parfums pénétrants qui se confondent, en sorte que les parfums révoltent et que les sens étonnés ont peur de se plaire à l’infection. […] Une lumière manque à son livre pour l’éclairer, une sorte de fable pour en déterminer le sens. […] IV Je me laisse entraîner, je le sens, par ces considérations, un peu allongées peut-être, mais que je ne crois pas déplacées à propos d’un livre d’art, et que dans tous les cas je ne crois pas inutiles. […] En célébrant, avec quelque pompe peut-être, l’avènement d’un poète, en traitant avec quelques développements une question d’art, j’étais sûr de ne pêcher que dans le sens de son programme.

1015. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Crétineau-Joly »

Quand ils agissaient de cette manière, le dernier mot n’avait pas été dit sur les hommes qu’ils attaquaient, sur des événements dont le sens dépassait leurs compréhensions. […] Mais Pie VI, qui doutait de la validité du bref extorqué à la faiblesse d’un vieillard par la politique insensée et brutale de l’Europe, demandait déjà, en 1775, aux cardinaux rassemblés, leur avis sur la destruction de l’Institut, et l’on sait la réponse très nette et très péremptoire que fit le cardinal Antonelli, l’une des lumières de l’Église d’alors, dans le sens des doutes du Saint-Père. […] N’avaient-ils pas poussé le Protestantisme, — cette chose qui ne peut rien pour elle-même, parce que le sens de l’autorité lui manque et que la logique la roulera toujours, de conséquence en conséquence, aussi loin qu’il lui plaira de la rouler, — n’avaient-ils pas poussé le Protestantisme jusque par-delà toute doctrine, jusqu’à cette honteuse Négation qui n’a plus qu’à s’asseoir et à se taire dans les ténèbres ? […] Enveloppé dans un cercle qui chaque jour s’enflammait davantage en se rétrécissant, Clément XIV perdait le sens même de sa situation. […] Esprits de portée et auxquels l’histoire, étudiée avec persévérance, a communiqué le sens politique, ils ont été naturellement frappés des immenses facultés que les Jésuites ont déployées pendant tout le temps de leur grande et salutaire action sur le monde.

1016. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Bourdaloue. — I. » pp. 262-280

Après sa mort, une lettre du supérieur de la maison professe, le père Martineauk ; un éloge mis en tête de ses Sermons par le religieux qui en fut l’éditeur, le père Bretonneau ; une lettre de M. de Lamoignon, son ami de tous les temps ; un autre hommage plus développé mais du même genre, par une personne de condition, Mme de Pringy, c’est tout ce qu’on a sur Bourdaloue ; et, je le dirai, quand on l’a lu lui-même et considéré quelque temps dans l’esprit qui convient, on ne cherche point sur son compte d’autres particularités, on n’en désire pas : on entre avec lui dans le sens de cette conduite égale, uniforme, qui est le caractère de la prudence chrétienne et le plus beau support de cette saine éloquence ; et l’on répète avec une des personnes qui l’ont le mieux connu : « Ce qui m’a le plus touché dans sa conduite, c’est l’uniformité de ses œuvres. » On ne sait rien ou à peu près rien non plus de la vie de La Bruyère ; mais, à l’égard de ce dernier, le sentiment qu’on apporte est, ce me semble, tout différent. […] Il excelle d’ordinaire dans le choix de ses textes et dans le parti qu’il en tire pour la division morale de son sujet : mais mainte fois il est subtil ou il semble l’être dans l’interprétation qu’il donne, dans l’antithèse qu’il fait des divers mots de ce texte ; on dirait qu’il les oppose à plaisir et qu’il en joue (comme saint Augustin), et ce n’est qu’au développement qu’on s’aperçoit de la solidité du sens en même temps que de la finesse de l’analyse. […] Je sentais, au contraire, reparaître présente et vivante cette idée formidable de la mort au sens chrétien, idée souverainement efficace si on la sait appliquer à toutes les misères et les vanités, à toutes les incertitudes de la vie : ce fondement solide et permanent de la morale chrétienne m’apparaissait à nu et se découvrait dans toute son étendue par l’austère exposition de Bourdaloue, et j’éprouvais que, dans le tissu serré et la continuité de son développement, il n’y a pas un instant de pause où l’on puisse respirer, tant un anneau succède à l’autre et tant ce n’est qu’une seule et même chaîne : « Il m’a souvent ôté la respiration, disait Mme de Sévigné, par l’extrême attention avec laquelle on est pendu à la force et à la justesse de ses discours, et je ne respirais que quand il lui plaisait de finir… » À peine s’il vous laissait le temps de s’écrier, comme cela arriva un jour au maréchal de Grammont en pleine église : « Morbleu ! […] Ce fut le 10 décembre 1683, dans la maison professe des Jésuites, que Bourdaloue prononça cette première oraison funèbre : il y parlait de l’hérésie, contre laquelle on n’avait pas pris encore les dernières mesures violentes, avec modération et avec une charité réelle : À Dieu ne plaise que j’aie la pensée de faire ici aucun reproche à ceux que l’erreur ni le schisme ne m’empêchent point de regarder comme mes frères, et pour le salut desquels je voudrais, au sens de saint Paul, être moi-même anathème !

1017. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — II. (Suite.) » pp. 434-453

Être homme de lettres, — entendons-nous bien, l’être dans le vrai sens du mot, avec amour, dignité, avec bonheur de produire, avec respect des maîtres, accueil pour la jeunesse et liaison avec les égaux ; arriver aux honneurs de sa profession, c’est-à-dire à l’Institut ; avoir un nom, une réputation ainsi fixée et établie, c’était alors une grande chose : il y avait, et parmi les auteurs et dans le public, comme un sentiment de religion littéraire. […] Daru fit à son sujet un excellent discours, plein de sens et de nuances : il y appréciait « les plans sages, la gaieté douce, le dialogue naturel, la versification pleine de grâce » de celui qu’on aurait pu indulgemment appeler un demi-Térence, de même qu’on avait dit de Térence que c’était un demi-Ménandre. […] Daru lui fit une réponse moins brève, pleine de bonté, de sens et d’élévation, qui serait applicable encore aux plaintes et aux révoltes de bien des Gilbert et des Chatterton modernes : Puisque vous me le permettez, lui écrivait-il de Königsberg (24 juillet 1807), nous allons causer de vos affaires. […] Ces fantaisies sont plus ou moins déraisonnables, mais elles sont aussi naturelles les unes que les autres, et c’est parce qu’elles nous tiraillent en sens contraire que nous nous débattons dans l’impuissance de les satisfaire toutes à la fois.

1018. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le marquis de la Fare, ou un paresseux. » pp. 389-408

Il est évident qu’il ne croit pas à la liberté dans le sens philosophique du mot ; il explique toute la diversité qu’on voit dans les pensées et par conséquent dans la vie des hommes, indépendamment des divers âges du monde et des états ou degrés de civilisation où ils naissent, par le tempérament, la fortune et l’habitude ; et il en vient ainsi, d’une manière un peu couverte, à exposer ce que nous appellerions sa philosophie de l’histoire. […] Il se fit là tout d’un coup comme un réveil de la licence, des intrigues et de l’émancipation en tous sens qui s’était vue au xvie  siècle ; toutes les imaginations, toutes les ambitions étaient en campagne : Il est aisé de comprendre, nous dit La Fare, comme quoi chacun alors par son industrie pouvait contribuer à sa fortune et à celle des autres : aussi les gens que j’ai connus, restés de ce temps-là, étaient la plupart d’une ambition qui se montrait à leur première vue, ardents à entrer dans les intrigues, artificieux dans leurs discours, et tout cela avec de l’esprit et du courage. […] regarde de quel côté tu penches vivant. » La morale prochaine et directe de cet article sur La Fare, c’est qu’il ne faut pas se faire exprès toute sa doctrine et la porter du côté où l’on penche ; il faut qu’elle nous soit un contrepoids en effet, non un poids de plus ajouté à celui de notre tempérament, de nos sens et de nos secrètes faiblesses, comme si nous avions peur de ne pas tomber assez tôt. […] [1re éd.] loué et blâmé en tout sens s.

1019. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance inédite de Mme du Deffand, précédée d’une notice, par M. le marquis de Sainte-Aulaire. » pp. 218-237

Mme du Deffand, au reste, était tout à fait de cet avis ; depuis surtout que Mlle de Lespinasse avait fait défection et s’était retirée d’auprès d’elle, emmenant à sa suite quelques-uns des coryphées de l’école encyclopédiste, elle était très opposée à tout ce qui ressemblait à des intérêts de parti philosophique ou littéraire : et comme Voltaire, dont c’était le malin plaisir, essayait de provoquer Walpole, de l’amener, par pique et par agacerie, à une discussion en règle sur le mérite de Racine et de Shakespeare, comme de plus il paraissait d’humeur à chicaner les deux dames au sujet de La Bletterie qu’elles protégeaient et qu’il n’aimait pas, Mme de Choiseul écrivait encore à sa vieille amie : Je crois que nous ferons bien de le laisser tranquille ; car, pour moi, je ne veux pas entrer dans une dispute littéraire : je ne me sens pas en état de tenir tête à Voltaire. […] ) Vous voulez que je vous parle de tout ce que je sens, de tout ce que je fais, de tout ce que j’éprouve ! […] Un jour pourtant que Mme du Deffand, dans sa curiosité de femme ennuyée, l’avait interrogé à un peu plus près sur ses sentiments, sur la manière dont il était avec Mme de Grammont et dont il se gouvernait entre elle et Mme de Choiseul, outrepassant un peu dans sa réponse le sens et la portée de la question, il ajoutait, après quelque éclaircissement : Voilà tout ce que je puis vous dire sur ce sujet. […] Ne vous affligez pas vous-même pour moi ; car ces regrets ne sont pas de longue durée, et je sens tous les jours qu’ils deviennent moins vifs.

1020. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Oeuvres inédites de la Rochefoucauld publiées d’après les manuscrits et précédées de l’histoire de sa vie, par M. Édouard de Barthélémy. »

« M. de La Rochefoucauld avait l’esprit trop élevé, l’intelligence trop haute, le sens moral trop profond pour ne pas être un catholique véritable ; la société au milieu de laquelle il vivait était essentiellement chrétienne, et, on aura beau faire, il faudra nous laisser cette grande illustration et renoncer à la joindre à la cour, trop brillante malheureusement, de l’incrédulité. » Rien n’est plus estimable que d’être catholique fidèle et docile, surtout si l’on est à la fois chrétien de cœur ; je suis loin de prétendre que l’élévation de l’intelligence ne fût point compatible, en ce grand siècle, avec la croyance régnante, et l’on y eut d’assez beaux exemples de cette concorde et de cette union ; mais, en vérité, raisonner comme vous le faites, avec cette légèreté, cette sérénité imperturbable, et trancher ainsi une question de foi chez un moraliste de cet ordre et de cette école, chez un raffiné de la qualité et de la trempe de M. de La Rochefoucauld, c’est montrer que vous ne vous doutez même pas de la difficulté. […] Je ne parle pas ici en un sens vulgaire et grossier. […] Si cela même vérifie ma maxime que « chacun mesure le prochain à son aune », j’entends et je demande que ce soit du moins dans un sens un peu plus délicat. […] Je n’ai ni bienveillance ni malveillance pour Mme de Sablé ; à la distance où l’on est d’elle, ces mots n’ont point de sens.

1021. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite et fin.) »

Il y a entre autres un passage célèbre et le plus parfait peut-être qui existe en son genre chez les modernes ; Addison l’a cité avec éloge dans le 253e numéro de son Spectateur : « Ce n’est pas assez de n’offenser par aucune rudesse : le son doit sembler n’être que l’écho du sens. […] Ce que je tiens à marquer (après Campbell), c’est que s’il n’est pas un poète universel dans le sens qui frappe le plus aujourd’hui, il n’est pas moins véritablement poète, quoique dans un ordre moins orageux, moins passionné, moins éclatant, dans un mode orné, juste et pur. […] Bowles lui-même a fait en ce sens des sonnets délicieux, d’une nuance infinie, et il n’a pas pris garde qu’il érigeait son goût et son talent personnel en loi et en théorie générale ; il se prenait pour type, comme il arrive souvent. […] Cette Épître nous montre par une suite d’exemples ou de remarques habilement choisies que pour qui veut connaître à fond un seul homme, un individu, tout trompe, tout est sujet à méprise, et l’apparence et l’habitude, et les opinions et le langage, et les actions même qui souvent sont en sens inverse de leur mobile : il n’y a qu’une chose qui ne trompe pas, c’est quand on a pu saisir une fois le secret ressort d’un chacun, sa passion maîtresse et dominante (the ruling passion), dans le cas où chez lui une telle passion existe.

1022. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Mlle Eugénie de Guérin et madame de Gasparin, (Suite et fin.) »

J’ai bien envie de me récuser sur le reste de l’historiette ; je ne me sens pas bon juge ; je ne suis pas de ceux qui regrettent que la France ne se soit pas faite protestante à de certains jours : chaque nation a son tempérament à elle : j’aime mieux, je l’avoue, une France catholique ou philosophique. […] Merci encore de les juger avec beaucoup d’indulgence… — Croyez-le bien, je sens la valeur d’une expression sympathique, lorsqu’elle sort d’une plume telle que la vôtre ; croyez-le bien encore, l’attention sérieuse que vous accordez à ces petits volumes est un encouragement comme il est un privilège. […] « Voulez-vous me permettre de vous dire encore que je ne me sens, dans mes petits livres, ni parti pris d’avance, ni désir prêcheur ? […] Elle monte d’un élan, et moi, selon que va mon cœur, selon que va ma prière, j’adore aussi dans mon langage ; voilà tout. — Il ne fut jamais bestiole plus pauvre, il n’y eut jamais esprit moins calculateur ; je vais le long de mon sentier, je cueille ce qui se présente, je me sens un grand amour pour tout ce qui est beau.

1023. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre »

Ici, au contraire, nous avons affaire à un personnage des plus étudiés, des plus éclairés par le dessous et percé à jour en tous sens. […] Voilà la vérité morale, la vérité éternelle ; et à l’égard de Saint-Simon, de ce duc entêté, implacable, féroce, tout ce que vous voudrez, mais honnête homme au sens roide du mot, le duc de Noailles l’a prouvé et a vérifié la maxime. […] qu’il fait donc bon vieillir quelquefois, et que la vieillesse, en un certain sens, raccommode de choses ! […] On a la lettre ou le mémoire dans lequel il représente au roi l’inconvénient d’avoir pour ministre des Affaires étrangères un homme aussi mal embouché et aussi mal appris, qui avilit le poste le plus élevé par ses boutades, par ses travers et ses ridicules : « Il ne répond aux affaires les plus sérieuses que par de mauvais proverbes, vides de sens, et des phrases triviales, pleines d’indécence73. » Dans cette lutte sourde du maréchal de Noailles avec le marquis d’Argenson, je crois voir la politesse aux prises avec l’incongruité.

1024. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Idées et sensations : par MM. Edmond et Jules de Goncourt. »

Ils ont commencé par l’excès, par l’abus ; ils ont abondé dans leur sens, ils ont beaucoup hasardé : mais bientôt ils ont tant vu et compulsé de pièces de ce xviiie  siècle qu’ils chérissent et où ils ont placé leurs origines, ils ont tant recherché et comparé de tableaux, d’estampes et d’images, tant recueilli de détails, tant colligé d’anecdotes, tant dépouillé de journaux, de correspondances, en finissant par les gros livres et par les ouvrages de poids, qu’ils sont devenus à leur tour des habiles, des peintres et témoins fidèles, des experts de première qualité dans la connaissance de cet âge si voisin de nous et si compliqué, si raffiné. […] La Vierge à la chaise sera toujours l’académie de la divinité de la femme. » Je me sens peu juge en matière d’art, n’ayant pas eu dans ma vie assez d’occasions de regarder et de comparer ; mais, à première vue, je n’aurais pas cru que Raphaël fût si gros ni si opposé au Vinci, dont je l’aurais plutôt considéré comme la fleur dernière et l’épanouissement. […] MM. de Goncourt sont des spécialistes trop distingués pour qu’on essaye (ce qui serait d’ailleurs bien superflu) de les détourner un seul instant de leur ligne et de leur voie ; elle est la leur, ils se la sont faite, et ils ont certes droit de la tenir et de la garder : je ne voudrais, si j’avais à leur donner conseil, que les conseiller dans leur sens même et avec l’intelligence de leur direction. […] Il faut donc se bien garder d’abjurer le talent qu’on a acquis, le sens particulier qu’on a aiguisé, l’instrument subtil et sûr dont la main sait tous les secrets, mais aviser seulement à l’appliquer là où il porte à propos et où il atteint son effet.

1025. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « HISTOIRE de SAINTE ÉLISABETH DE HONGRIE par m. de montalembert  » pp. 423-443

Le trésor, c’est que le champ ait été en tout sens labouré. […] J’ai marqué la sorte d’estime respectueuse que m’inspirait cette jeune existence si sérieuse et si dévouée à quelques idées générales ; mais je ne me suis jamais dissimulé un défaut, selon moi capital, qui a présidé à toute la formation intellectuelle de ce beau talent, et que les années survenantes et la renommée établie ont plutôt masqué aux yeux qu’effacé en réalité : M. de Montalembert, comme esprit, n’a pas d’originalité ; il est disciple ; il l’a été de M. de Maistre en religion, et de M. de La Monnais plus particulièrement, de Victor Hugo en architecture et en admiration du gothique ; et quand il était disciple en un sens, il allait tout droit devant lui, il ne regardait ni à droite ni à gauche, il renversait tout. […] Dans ma vie intellectuelle, sujette à bien des variations, un heureux instinct plus encore que la prudence a su me garder à temps et m’empêcher de prendre de ces engagements absolus, qu’il est ensuite pénible de rompre : M. de Montalembert aura donc beau dire, il ne fera pas de moi un renégat (au sens où il le voudrait), — ni un renégat du catholicisme, malgré des liaisons anciennes et chères, et dont je m’honore, — ni un renégat du libéralisme, malgré la vivacité de quelques-uns de mes coups de plume, quand je servais en volontaire dans ce camp et sous ce drapeau128. […] Ses livres peuvent attirer et forcer l’admiration pendant quelques pages, mais bientôt leur monotonie fatigue ; car ils sont le contraire de ces écrits chers à Montaigne, pleins de suc et de moelle intérieure, pétris d’expérience et d’indulgence, qui gagnent à être exprimés et pressés, et qui de tout temps ont fait les délices des hommes de sens, des hommes de goût, des hommes vraiment humains… Au résumé, c’est un militant ; il l’est en tout et partout ; comme tel, il laissera dans l’histoire des guerres politiques et religieuses de ce temps une trace lumineuse : Lacordaire et lui, deux lieutenants de La Mennais, et qui ont continué de tenir brillamment la campagne après que leur général avait passé à l’ennemi.

1026. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « CHRISTEL » pp. 515-533

Pourtant les frais souvenirs d’enfance qu’elle évoquait à cette heure, les beaux lieux qu’elle avait traversés et qui s’étaient peints si brillants en elle, tel bosquet d’Alsace, tel balcon de Burgos, les mille échos d’une militaire fanfare dans le labyrinthe gazonné d’un jardin des camps, n’étaient là, sans qu’elle le sût, que comme un prélude sans cesse recommençant, comme un cadre en tous sens remué pour celui qu’elle ignorait et qui ne venait pas. […] Au lieu d’un dard au cœur comme les combattants, J’eus le venin caché que le miel insinue, Les tortueux délais d’une plaie inconnue, La langueur irritante où se bercent les sens ; Tourments moins glorieux, moins beaux, moins innocents, Mais plus réels au fond pour la moelle qui crie, Qu’une resplendissante et prompte idolâtrie ! […] Toutes deux suivaient à pas lents la grande route, à cet endroit, fort agréable, d’où la vue s’étend sur des champs arrosés et coupés comme de plusieurs petites rivières, et, par delà encore, Sur ce pays si vert, en tout sens déroulé, Où se perd en forêts l’horizon ondulé. […] Christel reprit ses sens avec lenteur ; elle vit, en rouvrant les yeux, Hervé près d’elle, comme s’il eût attendu son retour à la vie, et elle répondit à ce premier regard par un indéfinissable sourire.

1027. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre II. La première génération des grands classiques — Chapitre I. La tragédie de Jodelle à Corneille »

On apprend ainsi qu’il faut dans une tragédie des monologues, des chœurs, des songes, des ombres, des dieux, des sentences, de vastes couplets, de brèves ripostes, un événement unique, illustre, un dénouement malheureux, un style élevé, des vers, un temps qui ne dépasse pas un jour : tout cela pêle-mêle, sans subordination ni sens intérieur. […] Il est même à remarquer que le sens dramatique, loir de se développer à mesure qu’on s’éloigne de Jodelle, va s’atrophiant et s’effaçant : Montchrétien, supérieur par le génie poétique, n’a plus guère de ces lueurs d’invention théâtrale qu’on pouvait encore surprendre chez Garnier, dans sa Bradamante, par exemple, ou ses Juives. […] L’école de Ronsard a été si totalement dépourvue du sens dramatique, qu’elle ne s’est pas aperçue que pour faire une révolution au théâtre, il fallait en premier lieu occuper le théâtre. […] En leur vrai sens, elles représentent le minimum de convention qu’on ne peut retrancher dans la représentation de la vie : on suppose que le plancher de la scène est un autre lieu quelconque du monde, mais toujours le même lieu, et que les deux heures du spectacle peuvent contenir les événements d’une journée : mais l’idéal où l’on tend, c’est de réduire la durée de l’action à la durée de la représentation.

1028. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Alphonse Daudet, l’Immortel. »

Il faut que vous soyez, Monsieur, tout à fait dénué du sens de l’histoire, c’est-à-dire de la faculté de trouver bon ce qui est vieux, pour insulter l’Académie !  […] Au reste, je crois surtout à la mienne et, comme je sens qu’elle ne vaut que pour moi, je tire de là des conséquences. […] Le livre y gagnerait, à mon sens ; et les malveillants auraient moins beau jeu à l’accuser de puérilité et d’injustice. […] Alphonse Daudet avait été amené à nous révéler dans l’Immortel, des sentiments, ou plutôt une disposition d’esprit, une philosophie générale, dont je me sens, pour ma part, fort éloigné  Oui, ce qu’il y a au fond, dans ce roman anti-académique, c’est, comme l’a fait remarquer M. 

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