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516. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Joubert » pp. 185-199

, devenu vieux et passé à l’état d’idole japonaise du salon-chapelle de Mme Récamier, faisait confidence de ses Mémoires d’outre-tombe à quelques adorateurs, à la condition qu’ils feraient beaucoup d’indiscrétions. […] Cette page passa comme une brise sur l’opinion, qui coule, avec un calme si bête, entre ses deux rives, et y fit un pli, mais bientôt effacé. […] Ce littérateur amateur, qui ne fit point de littérature comme nous autres les faiseurs de livres, ce paresseux occupé, ce penseur pour la volupté pure de penser, cet écrivain qui, comme il l’a dit, et même comme il en a fait un précepte, attendait, pour écrire un mot, que la goutte d’encre qui devait tomber de sa plume se changeât en goutte de lumière, ce sybarite de l’esprit qui passa sa vie à bien déplier ses feuilles de rose pour ne pas en trouver le repli qui l’aurait fait souffrir, fut une rareté dans la littérature française en ne voulant rien être du tout. […] Deux à trois lueurs blanchissantes en avaient passé, un jour, sur la jeune tête de Vauvenargues, mais sans pouvoir jamais y devenir une aurore. […] Et c’était aussi Platon dans son lit, en spencer de soie (comme l’a une fois vu M. de Raynal), la main dans le gant gommé du bibliophile, frottant, comme on frotterait un sot pour lui donner du vif, la reliure orange d’un elzévir pâli, délicieux comme une blonde passée !

517. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « L’Angleterre depuis l’avènement de Jacques II »

De ces deux promesses du passé, on ne se doutait guères qu’il y en aurait une que l’avenir tiendrait moins que l’autre, et pourtant, il faut en convenir, c’est là ce qui est arrivé. […] Doués de cet instinct politique qui distingue si éminemment l’esprit anglaisées whigs diffèrent en ceci des révolutionnaires des autres pays qu’ils savent la force du passé dans les institutions des hommes, et qu’en innovant ils veulent avoir l’air de maintenir et de continuer. C’est donc dans le passé qu’ils vont chercher la légitimité de leur politique, et comme le passé de l’Angleterre est peut-être le plus orageux passé historique qu’il y ait dans l’Histoire, ils croient l’y trouver, ou, sans le croire peut-être, ils affirment qu’on doit l’y chercher. […] Il n’y a pas longtemps encore que l’effroyable et froide hypocrisie de Cromwell était passée en force de chose jugée historique, et Thomas Carlyle, qui n’a pas eu besoin de son génie pour cela, a démontré, preuves en main, que s’il fut jamais un homme convaincu de ses idées religieuses, un homme vrai, sincère et croyant, c’était ce vieux diable d’Olivier Cromwell !

518. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Les Femmes et la société au temps d’Auguste » pp. 293-307

On a dû y empiler bien des choses ennuyeuses pour faire passer cet amusant et indécent beau-frère, sans qu’on s’en aperçût, dans le tas ! […] Blaze de Bury n’a pas l’air de croire, comme Boissier, par exemple, ou tout autre de ces païens posthumes, que le Christianisme n’est qu’une poussée naturelle du paganisme, et que si on l’avait laissé tranquillement faire, ce paganisme, gros du germe de toutes les vertus, il eût très aisément conduit le monde à ses fins de civilisation, de lumières et de moralité, sans Constantin et les Conciles, et même sans Notre-Seigneur Jésus-Christ, dont on aurait pu très bien se passer ! […] Mais si de nous oublier a été une raison pour qu’il n’ait pas vu clair dans sa théorie de l’Histoire, je me contenterai de le signaler, et de passer aux qualités vraiment distinguées et charmantes d’un livre intéressant et amusant (je n’en rabattrai rien), et qui jure si joliment avec le ton et la morne gourme de l’ennuyeuse Revue dans laquelle il fut publié. […] Voici peut-être ce qui s’est passé… Le dilettante littéraire rassasié, dégoûté de cette vieille histoire romaine racontée par des copistes et des professeurs, et de l’éternelle sensation théâtrale qu’elle nous cause, a voulu se donner un petit quart d’heure de plaisir en la descendant, sans cérémonie, de son socle, et en la racontant comme il la voyait dans les vaporeux souvenirs de ses lectures, dans les raisonnements et quelquefois les rayonnements de son cerveau ; car c’est là surtout qu’il l’a vue. […] Dans l’espèce d’illusion magnétique qu’il a la puissance de créer, nous voyons passer dans son histoire de grandes figures étranges que nous ne reconnaissons qu’à moitié ; mais qui nous attirent et nous captivent tout à la fois par ce que nous savons d’elles et par ce que nous n’en savons pas.

519. (1895) Les œuvres et les hommes. Journalistes et polémistes, chroniqueurs et pamphlétaires. XV « Auguste Vacquerie » pp. 73-89

Vacquerie, qui est né trop tard de quelques années, était un romantique attardé et violent, un romantique de la dernière heure et passé l’heure, aussi violent, aussi bruyant que les romantiques de la première. […] c’est bien léger pour Vacquerie, qui a du Hun ou plutôt du han dans la manière, et qui peut passer pour le cosaque indiscipliné et toujours présent de son parti dispersé. […] Nous les aurions adorés religieusement, si nous avions pu parvenir à les croire sur parole… Mais les songeries qui passent par un front ne sont pas plus des idées que les nuages qui passent ne sont des bas-reliefs de Phidias ». […] à part l’imprévu déconcertant de la forme, nous avons vu souvent passer dans les publications contemporaines les idées qui traversent le livre de Vacquerie, mais jamais nulle part nous ne les avons vues avec cette bouffissure, cette contorsion, ce déhanché, ces airs simiesques. […] Lorsque des chiens de la maison il passe aux maîtres, il reste dans ce fondu et ce fondant de tendresse, il y reste malgré l’enthousiasme, l’admiration, le fanatisme, l’emportement de ses affections.

520. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Lamennais »

, pourquoi le justifier et ne pas passer outre ? […] De bonne foi sur le fond des choses, mais par cela seul qu’il veut les exprimer de manière à plaire à l’esprit ou à le convaincre davantage, l’écrivain calcule ses effets pour ses livres comme le comédien pour la scène, — et ceux-là, parmi les écrivains, qui passent pour les plus inspirés, sont ceux dont le calcul est le plus rapide mais n’en est pas moins du calcul. […] Alors, de Tertullien il passa au Dante… et même, ceux qui lui trouvaient dans ses écrits l’invective amère et la profondeur enflammée du grand citoyen de Florence, lui trouvaient aussi jusque dans sa physionomie physique le galbe sinistre de celui qui était revenu de l’Enfer. […] Le 24 mai 1826, écrivant à la comtesse de Seult, un de ces anges d’amitié comme il en passa plusieurs dans sa vie, il se définissait sans regret, sans amertume et même sans tristesse : « un homme pauvre, sans nom, sans place, sans position, à qui bien prenait de ne rien demander aux hommes et de ne vouloir absolument rien d’eux » ; et excepté le sans nom, car la gloire, à cette heure-là, faisait du sien le plus beau qu’il y eût alors en Europe, tout était vrai dans cette définition qu’il donna de lui-même et qui resta vraie, même quand il eut abandonné Dieu pour les hommes. […] Écoutez-le plaisanter pour la première fois : « L’ouragan révolutionnaire — dit-il — emportera tout comme une paille, et puisque cela doit passer, je suis tout disposé à dire : Passe !

521. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXXI. Sainte Térèse »

Certainement il y a de l’infini dans toute âme, mais il y est, et même dans les plus grandes, à l’état latent, mystérieux, sommeillant, comme l’Esprit sommeillait sur les Eaux, tandis que dans l’âme de Térèse l’infini déchire son mystère, se fait visible et passe dans le langage où la pensée déborde les mots. […] Elle n’eût point passé dans, la vie en y laissant de trace, mais la vie eût passé sur elle, et en passant l’eût engloutie. […] Avouant les avoir retrouvés dans l’entre-deux de ses vertus, longtemps encore après qu’elle se crut avancée dans les voies chrétiennes, elle fut peut-être, qu’on me passe le mot, quelque chose comme une Célimène en herbe ; ce n’est pas assez dire ! […] De pitié pour tant de scrupules, le Dix-neuvième Siècle lèvera les épaules, ses épaules chargées d’iniquité, et passera outre, sur ces atomes grossis, comme un aveugle marcherait sur de fines perles, et il sourira de l’innocence de la Sainte, et peut-être de la rouerie paradoxale du critique qui voudrait la faire admirer !!! […] On cherche en vain dans cette aristocratique religieuse agenouillée, sous ce visage, à l’ovale si pur, que l’austère et strict bandeau fait paraître plus pur encore, la Mystique dont l’âme, à force d’énergie, détruisit le corps, la paralytique aux os écrasés et aux nerfs tordus, cet amas sublime d’organes dissous sur lesquels flamboyait l’Extase, l’ombre de fille consumée qui vécut, deux trous ouverts au cœur, les deux trous par lesquels le glaive du Séraphin avait passé, et si physiquement et si réellement, qu’après sa mort, sur le cœur même, on put constater la blessure.

522. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Arthur de Gravillon »

Raffinant trop peut-être, même pour ceux qui ont la hardiesse d’aimer cette dangereuse distinction dont il est épris et… coupable… Il a horreur de la vulgarité dans la forme, de cette bienheureuse vulgarité qui ferait passer (est-ce incroyable !) […] « Je l’avais plutôt vomi qu’écrit, — dit-il dans une lettre à son éditeur qui sert de préface à cette édition. — Je l’avais expectoré d’indignation, vraiment provoqué par d’écœurantes réalités. » Et on le sent bien, malgré les retouches de l’écrivain devenu plus difficile, et ses apaisements d’âme et de vie, et le mûrissement de trois ans passés. […] … Il fut un temps où l’on trouvait de mauvais goût la cathédrale gothique… C’était le temps absolu du style simple, comme le vantent les incapables d’enluminure… il a passé, et la nature et l’art, reprenant tous leurs droits, de nouveau se sont épanouis. […] Gravillon est un poète qui ne se classe dans aucun genre particulier et déterminé ; mais qu’importent les genres par où il passe ! […] Par quelles perles fera-t-il plus tard passer ce fil ?

523. (1925) Comment on devient écrivain

Les jours passaient. […] Mais pourquoi s’en tenir au passé ? […] J’ai connu une jeune femme très intelligente, qui, habitant un village avec sa famille, a écrit au jour le jour tout ce qui se passait dans ce bourg perdu où il ne se passait rien. […] Quelle vision du passé ! […] Il a fait passer chaque vers latin dans un vers français.‌

524. (1907) Propos de théâtre. Quatrième série

Mais passez à l’acte II. […] Paul Bourget a passé par là.) […] Elle ne fait que passer. […] Mais passons. […] Il n’a fait que passer, il n’était déjà plus.

525. (1835) Critique littéraire pp. 3-118

Amaury passe là de longues journées et des nuits agitées, des nuits cruelles ; car un second amour est entré dans son cœur. […] Jacquemont passait. […] Il y passa l’été, c’est-à-dire la saison des pluies, qui est insupportable à Bombay. […] Une berline de poste vint à passer, suivie de deux calèches. […] C’est ainsi que la princesse Quintilia passait, avec son secrétaire, le temps qu’elle ne donnait pas à la politique.

526. (1870) Nouveaux lundis. Tome XII « L’Académie française »

Delille était un téméraire heureux, un novateur, enfant gâté du public, à qui l’on passait une fois pour toutes ses gentillesses et qu’il était interdit d’imiter. […] Dans tout ce qui s’est dit et répété là-dessus, il y a eu, d’ailleurs, infiniment d’inexactitudes et beaucoup d’ignorance de ce qui s’est passé. […] La littérature française, à partir du xvie  siècle, est tout entière passée en revue à l’occasion d’un mot : le point de départ est oublié, et le cercle de l’entretien grandit, s’étend, s’élargit toujours. […] On l’a trop vu dans ce qui s’est passé, il y a trois ans (1863), lorsqu’il s’est agi de remplacer M.  […] Elle sait le passé, elle est attentive au présent.

527. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Chateaubriand — Chateaubriand, Mémoires »

Le mois passé (et de spirituelles indiscrétions l’ont déjà ébruité par mille endroits), quelques auditeurs heureux ont goûté une de ces vives jouissances d’imagination et de cœur qui suffisent à embellir et à marquer, comme d’une fête singulière, toute une année de la vie. […] Tantôt sa main passait et se posait sur les paupières, comme pour plus de ressemblance avec ces grands aveugles qu’il a peints, et dont la face exprime le repos dans le génie : il dérobait quelque pleur involontaire. […] Rien n’abjure les opinions du passé, mais rien ne s’y asservit, rien ne les flatte. […] Sa plus jeune et mélancolique sœur, reçue chanoinesse, reste aussi à la campagne, en attendant de passer d’un chapitre dans un autre.  […] Guéri, il était à Saint-Malo, près de passer aux Grandes-Indes, quand on le rappela pour un brevet de sous-lieutenant au régiment de Navarre.

528. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVe entretien. Chateaubriand, (suite) »

Quoi qu’il en soit, il passa quelques jours enfermé dans le couvent des Pères de terre sainte à Jérusalem, et copia sur les monuments sacrés de cette ville de longs itinéraires qui grossirent le nombre de ses pages et l’autorité de ses volumes ; puis il revint à Carthage, d’où il rentra par l’Espagne en France. […] Ce furent là les derniers chantres de poëmes épiques que le monde moderne pût lire, car leurs lecteurs ou leurs auditeurs y croyaient sincèrement avec eux ; mais l’âge épique passait avec eux. […] L’époque était passée. […] Mais il lui fallait un pont, fût-il aussi mince et aussi tranchant que le pont de Mahomet, pour passer avec bienséance de M. de Bonald à Carrel, et de M. de Marcellus à Béranger, de la monarchie à la république. […] Il n’y était pas pour les Américains, peuple qui n’a que la grandeur de l’espace et la philosophie du lucre ; peuple sans ancêtres, pour lequel le passé n’existe pas, peuple brutal qui ne croit qu’à ce qu’il touche ; mais il y était en germe dans l’immensité des œuvres de sa nature, non encore épousée par les hommes nouveaux.

529. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre I. La littérature pendant la Révolution et l’Empire — Chapitre IV. Chateaubriand »

Blessé au siège de Thionville, malade, il se traîne jusqu’à Bruxelles, passe à Jersey, et de là en Angleterre, où il connaît la misère affreuse, la faim aiguë. […] Faguet appelle « le grain de sottise nécessaire au lyrique moderne » : la persuasion qu’il ne passe rien en lui qui n’intéresse l’univers, ou qui se passe comme ailleurs dans l’univers. […] Chateaubriand passa dans la vie « chargé d’ennui », éternellement mélancolique, ne trouvant nulle part à fixer le vague, ou remplir le vide de son âme. […] Un siècle a passé, et même dans le christianisme, surtout dans le christianisme, le chef-d’œuvre de Chateaubriand ne compte plus. […] L’Itinéraire appartient aux Martyrs : ce sont les notes du voyage entrepris par Chateaubriand pour se suggérer la vision précise des lieux où se passait l’action de son poème.

530. (1863) Le réalisme épique dans le roman pp. 840-860

Rien de pareil chez Salammbô ; pas un éclair de la vie morale, tout se passe dans le domaine obscur de la sensation. […] Flaubert, j’ai regret à le dire, a passé à côté d’un grand sujet sans paraître en soupçonner la valeur. […] L’âne a passé tranquille, félicitons le suffète. […] Que va-t-il se passer ? […] Rompra-t-il avec son passé ou s’obstinera-t-il dans une erreur funeste ?

531. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Sieyès. Étude sur Sieyès, par M. Edmond de Beauverger. 1851. » pp. 189-216

À quoi se passèrent ces quarante premières années de méditation et de réforme solitaire ? […] Sieyès ne croyait guère plus à l’histoire qu’à la théologie ou à la mythologie : Il me semble, disait-il nettement, que juger de ce qui se passe par ce qui s’est passé, c’est juger du connu par l’inconnu. […] » Il s’est trompé en posant si absolument le problème, en condamnant, comme il l’a fait, tout le passé, et en se promettant tout de la pensée pour les âges futurs. […] Il supposait que, quelqu’un s’étant enquis de son vote, on aurait répondu : Il a voté la mort, sans phrase ; ce qui a passé ensuite pour son vote textuel. […] Ses discours sur la nature et ses Époques sont d’un naturaliste qui se passe aisément de Dieu.

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