« Ici encore le côté extérieur et visible de l’activité humaine n’est que l’ombre de son activité intérieure et psychologique. […] Un phénomène d’éclairage intérieur fait monter à la lumière les éléments perdus dans l’ombre, rentrer dans l’ombre les éléments d’abord lumineux.
Ces grandes noces de la terre, style emphatique et théâtral, ce rut gigantesque de la nature ne s’accusent pas synthétiquement à l’œil de l’observateur, mais par des faits partiels dont la plupart se passent à l’ombre des bois et des forêts. […] Ce sont ces propriétés qui nous sont spéciales qu’il faut développer et mettre en évidence il est bienséant et convenable, quand il s’agit de littérature et non de médecine, de laisser le reste dans l’ombre la plus épaisse. […] Il profite aussi de la pleine lune pour nous faire observer que les piles de bois, rangées en carrés réguliers, projettent leur ombre et figurent assez bien un gigantesque damier.
III, § 12], le phénomène extérieur, purement tactile, est complété par l’image du son que nos oreilles n’entendent pas138 ; mais si tout phénomène extérieur, tout état fort, a disparu, si nous nous bornons à imaginer notre parole, l’image sonore apparaît seule, l’image tactile est réduite à une ombre insaisissable à l’observation, sinon même à un néant absolu. […] En attendant, les jugements les plus usuels, qui, par suite de l’usage constant que nous en faisons, ont atteint en nous le degré maximum de l’habitude, se font irrésistiblement, suscités sans l’ombre d’un retard ou d’une hésitation par les caractères qui les suscitent d’ordinaire ; la force d’un état, le plus souvent, suffit à entraîner, au moins provisoirement, la perception externe. […] Faute de reconnaissance, c’est-à-dire d’affirmation explicite du moi, le caractère mien des états étendus présents reste dans l’ombre, et voilà pourquoi mes sensations me paraissent être un monde extérieur à l’existence duquel je ne prends aucune part, un non-moi pur et simple et absolu.
J’eus la joie de n’apercevoir sur son énergique visage et dans son regard résolu pas une ombre de dégoût, pas un signe d’abattement. […] Et qu’est-ce donc que cette petite tache d’ombre, devant l’éblouissement de cette œuvre ? […] … Qui m’eût dit, ô cimetière, moins mort que le sépulcre des rues, des canaux et des béguinages, moins noir que les ombres qui passent et que les cœurs de vieilles femmes, dont on voit les visages de cire derrière les transparents de dentelles, joli cimetière fleuri comme jardin de vie, qui m’eût dit que je ne pourrai pas, l’année prochaine, porter à ce tendre et charmant ami que fut Georges Rodenbach le pieux hommage de mon amitié fidèle, et le culte fervent et les fleurs vivaces de mon souvenir ? […] On n’y sait pas exactement ce qu’était Yeldis, en quel pays et en quel temps elle vivait… Elle vivait dans des tourelles qui la couvraient de leur ombre et qui : Se fuselaient en orgue sur le ciel, Ces soirs de juin, aux voix sans nombre. […] Pour moi, toute ombre est claire et le soleil Chante en les ors des blés et des abeilles.
On jugea inutile bientôt de cultiver un paysage destiné aux dévastations populaires ; il y eut une littérature sans style comme il y a des grandes routes sans herbe, sans ombre et sans fontaines. […] Nous laisserons de côté toutes les images encore vivantes pour ne nous occuper que des idées, c’est-à-dire de ces ombres tenaces et fugaces qui s’agitent éternellement effarées dans les cerveaux des hommes. […] Sous ce nom les hommes allègent tantôt l’idée de châtiment, qui leur est très familière, tantôt l’idée de non-châtiment, idée neutre, ombre de la première. […] De nouveaux saints, de nouveaux dieux, sont sortis de l’ombre sans qu’y aient pris garde ceux qui dissertent de l’origine des divinités. […] L’empereur ne se couronna pas dans l’ombre de son oratoire ; il se couronna devant toute la terre et devant les princes de toute la terre, disant ainsi que, premier juge de sa propre gloire, il n’en était que le premier juge, et non pas le seul.
C’est de la nuit noire et dans laquelle se meuvent des ombres. La nuit est si noire que les ombres y sont des fantômes assez nets. […] Il avait senti « l’ombre s’étendre sur la montagne ». […] La maison de Charles Blanchard, une seule chambre : et la tristesse y habitait, avec l’ombre. […] L’ombre s’écarte et laisse passer des rayons.
Il apparaît comme un être ondoyant, glissant, insaisissable, pareil aux ombres telles que les anciens se les représentaient : on pouvait les voir, les entendre, mais non pas les toucher. […] Qu’importe en somme que la route soit longue et sinueuse, si elle offre au voyageur de l’ombre, des fleurs, des ruisseaux babillards, de jolies échappées, d’agréables reposoirs ! […] « Nous sommes tous les jouets des mobiles apparences », ainsi que disent les sages. — Or s’il n’était qu’une ombre de peintre qui de l’ombre d’un pinceau a cru esquisser le portrait d’une ombre ! Ô lecteurs, qui êtes vous-mêmes des ombres, pardonnez-lui son illusion, en vous rappelant que tout est illusion. […] Il procède, avec ceux qui ont été ses pères spirituels, comme firent les bons fils de Noé, quand le patriarche vint à être pris de vin ; il couvre leur nudité d’un voile respectueux ; il laisse dans l’ombre leurs imperfections.
Venus hors de saison et à l’ombre, ils n’ont ni saveur, ni couleur ; on ne les reconnaît qu’à la forme ; c’est de l’eau congelée en figure d’asperges ou de lilas. […] La Chanson de Roland n’est pas un poème, c’est de la vie fixée, arrêtée, non dans l’espace, mais dans le temps ; ce n’est pas de l’art, c’est de la réalité toute crue, avec les lumières, les mouvements, les reliefs et les ombres. […] L’e final est, dans ces cas, pareil à une lanterne qui, par sa présence, éclairerait la consonne finale ou, par son absence, la laisserait dans l’ombre. […] Quel scandale à voir cette cathédrale gothique qui croissait comme un champignon monstrueux, écrasant de son ombre, de ses cloches et de ses pierres les humbles colonnades doriques ! […] Le vulgaire, en effet, c’est, par excellence, tous ceux qui n’aiment ni Mallarmé, ni Verlaine, ni Villiers, ni Laforgue, — ni quelques autres qui ne sont pas encore descendus parmi les ombres.
Mais le décalque du maître, sa doublure, son ombre, nous ne l’avons point vu encore, et c’est M. […] » C’est en effet là tout le livre : des sensations, des sentiments, des idées, passant, comme des ombres, en des paysages mystérieux et effacés, paysages de rêve, dont quelques-uns, pour la sobriété des lignes et l’infini des perspectives, sont littérairement incomparables. […] L’heure est encore indécise, semblable à ces heures troubles du crépuscule, où de larges nappes d’ombre et de lumière se disputent l’étendue. […] Ne divulgue pas, du fait d’un aboi indifférent, l’ombre ici insinuée dans mon esprit, aux portières de wagons battant sous un vent inspiré et égalitaire, les touristes omniprésents vomis. […] « Et c’est aussi la mer où, dans les premiers siècles de l’erreur chrétienne, alors que le règne de la sainte nature finissait et que commençait celui de l’ascétisme cruel, le patron d’une barque africaine entendit des voix dans l’ombre, et l’une d’entre elles rappeler et lui dire : “Le grand Pan est mort !
A Genève, grâce à l’esprit de cité et de famille, apparaissent et se croisent de bonne heure des dynasties, des tribus de savants appliqués et honorés, les Godefroy, les Le Clerc, les Pictet, dans une sorte de renommée sans dissipation, qui ne va pas jusqu’à la gloire, et qui demeure revêtue et protégée de modestie et d’ombre. […] Ce sont mes amitiés d’abord… » Ensuite ce sont ses plaisirs, ses jouissances saines d’homme naturel, d’artiste, le dîner du dimanche sous la treille, le coudoiement du peuple, la source perpétuelle de l’observation vive. « Sous ces feuillages je retrouvais, dit-il, les jeux charmants de l’ombre et de la lumière, des groupes animés, pittoresques, et cette figure humaine où se peignent sous mille traits la joie, l’ivresse, la paix, les longs soucis, l’enfantine gaieté ou la pudique réserve. » Jean-Jacques sentait de même, pauvre grand homme tant dévoré du bourgeon !
Caché dans ces forêts dont l’ombre est éternelle. […] Au fond, il pensait toujours comme lorsqu’il avait dit dans sa riante peinture des Fleurs : Pour être heureux, il ne faut qu’une amante, L’ombre des bois, les fleurs et le printemps.
Dans le déluge de suie mouillée, le fleuve bourbeux avec ses bateaux de fer infatigables, noirs insectes, qui débarquent et embarquent des ombres, fait penser au Styx. […] Le réceptacle des épiceries s’allonge à perte de vue, colossal, sombre comme un tableau de Rembrandt, comblé de futailles énormes, peuplé d’une fourmilière d’hommes qui s’agite dans l’ombre vacillante.
Ballanche n’avait rien de ce qui distrait une pensée d’une idole ; aussitôt après la mort de son père, Ballanche, comme l’homme de l’Évangile, vendit tout pour s’attacher comme une ombre aux pas et au sort de sa belle compatriote. […] Cela n’avait d’autre prix que le silence, un peu d’ombre et un peu d’eau, valeur de poète !
Ce moraliste profond n’avait pas l’ombre de l’intuition psychologique qui fait les politiques, les diplomates ou même les directeurs d’âmes. […] En effet les objets de ses émotions, de ses transports lyriques, étant ceux que la religion fournissait, avaient un caractère universel et souverain, à l’ombre duquel, pour ainsi dire, l’individualité pouvait se déployer librement : nul ne pouvait s’étonner des ravissements du prêtre en face de son Dieu, et tout le monde pouvait les comprendre.
Ces connaissances, sous leur forme abstraite et philosophique, à cette hauteur où mon œil les aperçoit à peine, pareilles à ces lumières qui brillent dans les espaces infinis et qui ne percent pas l’ombre où nous sommes, de quel usage me sont-elles dans les détails de mes actions ? […] Il porte au front cette tristesse où la philosophie chrétienne a reconnu le souvenir d’une chute, et qui suit nos joies de plus près que l’ombre ne suit le corps.
Mais Chactas surgit et soudain la Française se réveille : elle se sent en présence d’un enjôleur ; elle répond à ses propositions de promenades sentimentales dans les bois : « Mon jeune ami, vous avez appris le langage des blancs, et il est bien aisé de tromper une jeune Indienne. » On devine dans cette réponse, sous le badigeon anglais et indien, la délurée grisette parisienne, qui sait que la chair est faible et le doux parler fort à l’ombre des bois de Romainville. […] La célèbre Mme Cottin, dans son premier roman publié en 1798, lu et admiré pendant un demi-siècle, en 1844 on le republiait encore, l’héroïne, « la plus sublime des femmes », Claire d’Albe écrit à son amant, le protégé de son mari, qui le traite comme un fils : « L’image de ce bonheur que vous me demandez égare mes sens et trouble ma raison ; pour le satisfaire, je compterais pour rien la vie, l’honneur et jusqu’à ma destinée future : vous rendre heureux et mourir après serait tout pour Claire : elle aurait assez vécu. » Elle se donne à son amant « abattue par les sensations… au bas de son jardin, sous l’ombre des peupliers, qui couronnent l’urne de son père et où sa piété consacra un autel à la divinité ».