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292. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIIe entretien. Balzac et ses œuvres (2e partie) » pp. 353-431

Le regard d’un homme accoutumé à tirer de ses capitaux un intérêt énorme contracte nécessairement, comme celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux, qui n’échappent point à ses coreligionnaires. […] Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier perçaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. […] Attitude, manières, démarche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude d’avoir toujours réussi dans ses entreprises. […] Cette luxueuse décoration, si peu en harmonie avec les habitudes de Grandet, avait été comprise dans l’achat de la maison, ainsi que le trumeau, le cartel, le meuble en tapisserie et les encoignures en bois de rose. […] Le peintre qui cherche ici-bas un type à la céleste pureté de Marie, qui demande à toute la nature féminine ces yeux modestement fiers devinés par Raphaël, ces lignes vierges, souvent dues aux hasards de la conception, mais qu’une vie chrétienne et pudique peut seule conserver ou faire acquérir ; ce peintre, amoureux d’un si rare modèle, eût trouvé tout à coup dans le visage d’Eugénie la noblesse innée qui s’ignore ; il eût vu sous un front calme un monde d’amour, et, dans la coupe des yeux, dans l’habitude des paupières, le je ne sais quoi divin.

293. (1865) Cours familier de littérature. XIX « CIXe entretien. Mémoires du cardinal Consalvi, ministre du pape Pie VII, par M. Crétineau-Joly (1re partie) » pp. 5-79

Or jamais il ne demanda rien, et, chose rare et même unique, il fut constamment estimé et aimé par trois papes successifs, Clément XIII, Clément XIV et Pie VI, qui tous, comme on sait, différaient d’habitudes et de caractère. […] Elle n’avait pas pour habitude de recevoir quand on lui venait offrir des actions de grâces. […] Ce fut avec le visage le plus affable et qui témoignait vraiment la satisfaction de son cœur, qu’il me dit : “Cher Monsignor, vous savez que nous ne recevons jamais personne pour les remercîments, mais nous avons voulu vous recevoir contre l’habitude, malgré cette journée si occupée, et quoique notre dîner soit servi, afin d’avoir le plaisir de vous dire nous-même ceci : En ne vous comprenant pas dans la dernière promotion, parce que nous avons été contraint d’attribuer à un autre le poste qui vous était destiné, nous avons éprouvé autant de tristesse que nous goûtons de joie à nous trouver en état de vous offrir de suite la charge de votante di segnatura maintenant vacante. […] « Chiaramonti cependant était allé, selon son habitude, se promener dans le jardin, après le scrutin de la matinée, dans lequel Bellisomi et Mattei avaient obtenu, comme toujours, le même nombre de voix. […] « Après le départ des cardinaux, il songea, pendant les premières heures de la nuit, à préparer les choses indispensables pour la fonction du jour suivant, et spécialement les vêtements pontificaux, que l’on a l’habitude de tenir prêts, et qui allaient mal à sa stature plutôt petite que grande.

294. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVI. La littérature et l’éducation publique. Les académies, les cénacles. » pp. 407-442

Autant que la pensée, le style et la composition littéraire souffrirent des habitudes de l’École. […] Collèges, écoles, universités même ont toujours eu la fonction de transmettre d’une génération à l’autre une certaine provision de connaissances, des habitudes d’esprit, des procédés de travail, bref des résultats acquis par l’expérience des siècles. […] A l’Oratoire, il fut déjà plus sérieux, plus grave ; à Port-Royal, il devint austère ; chez les calvinistes, l’habitude de chercher ou de mettre en tout écrit une intention morale ou édifiante fut si forte et si persistante que la littérature de la Suisse romande en a, de l’aveu même de ses représentants, gardé jusqu’à nos jours une allure prédicante. […] Compayré à ce propos émet cette conjecture fort plausible : « C’est peut-être aux habitudes scolaires contractées dans des collèges où Aphtonius régnait en maître avec sa réglementation formaliste, avec son machinisme oratoire, qu’on doit attribuer en partie la régularité qui distingue la littérature du xviie  siècle. » Il est bien certain, en tout cas, que les traductions pomponnées qu’on appelait alors « les belles infidèles » concordent avec cette rhétorique à l’ancienne mode ; et qu’au contraire le souci de minutieuse exactitude, qui a primé et parfois remplacé celui du beau langage chez les maîtres épris, après la guerre de 1870, des mérites de l’érudition germanique, a maintes fois alourdi la prose française, encombré nos livres d’histoire d’un fouillis de notes parasites, ennuagé la philosophie d’un jargon apocalyptique, hérissé même des œuvres à prétentions littéraires d’une broussaille de termes épineux. […] Une lutte nécessaire s’établit entre deux forces, l’une intérieure qui tend à la maintenir dans ses opinions et ses habitudes, l’autre extérieure qui tend à la mettre en harmonie avec les changements opérés autour d’elle.

295. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. DAUNOU (Cours d’Études historiques.) » pp. 273-362

Cette impression que j’essaye de rendre se reproduira plus d’une fois en lisant de lui certaines pages politiques et philosophiques ; on aura à s’étonner, à regretter qu’un aussi excellent esprit ait ainsi contracté l’habitude de se restreindre. […] Je n’opposerai peut-être à l’énergique opinion de Saint-Just que des considérations timides, plutôt dictées par des habitudes et par des craintes que par l’austérité de la philosophie républicaine qu’il a seule interrogée. […] C’est, j’ose n’en douter aucunement, c’est l’épellation actuelle qui donne le premier faux pli à la pensée, qui transporte les esprits loin du sentier de l’analyse, et qui met l’habitude de croire à la place de la raison. […] comment, dénuées de cette chaleur animatrice, pourraient-elles, au sein d’un grand peuple, se transformer en des sentiments, en des habitudes, en des mœurs, en un caractère ? […] Et comme dernier mot à ceux qui ne concevraient pas que cette estime pût s’allier avec un peu de critique, pas plus qu’ils ne conçoivent que quelques actes courageux puissent se concilier avec une habitude craintive, je dirai nettement : M.

296. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Le cardinal de Bernis. (Fin.) » pp. 44-66

Cela était vrai de Bernis en 1790, et c’était déjà chez lui une ancienne habitude en 1761. […] Lui qui devait si bien s’acclimater à Rome, en épouser les habitudes, en ressentir et en rehausser encore la noble hospitalité, il fut sévère d’abord jusqu’à l’injustice pour ses collègues les princes de l’Église, et pour le peuple romain en général. […] À un autre endroit il parle encore des conversations ou assemblées du cardinal en homme ébloui. — La liaison établie, l’habitude de société que le cardinal eut jusqu’à la fin avec la princesse de Santa Croce, et dont quelques voyageurs ont fait la remarque, n’avait rien qui choquât dans les mœurs romaines.

297. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « HISTOIRE DE LA ROYAUTÉ considérée DANS SES ORIGINES JUSQU’AU XIe SIÈCLE PAR M. LE COMTE A. DE SAINT-PRIEST. 1842. » pp. 1-30

Au temps de l’empire, il fallut aux empereurs toutes sortes d’efforts et de dissimulation pour implanter, à l’encontre du sénat, quelque chose de l’idée et de l’habitude dynastique. […] Plus d’un aperçu ingénieux aurait gagné, je le crois bien, à être rendu d’une manière plus simple, plus purement spirituelle, et avec l’habitude si française de l’auteur. […] Là, les croyances étaient des impressions et non des doctrines ; elles tenaient moins du raisonnement que de l’habitude.

298. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Anatole France »

L’habitude de la méditation et du repliement sur soi ne développe guère le don d’inventer des histoires, des combinaisons extraordinaires d’événements. […] Partout cette tendresse et cette ironie s’accompagnent, car elles ont les mêmes origines ; elles sont l’une et l’autre d’une telle sorte qu’elles ne supposent pas seulement une disposition naturelle de l’esprit et du cœur, mais une science étendue, l’habitude de la méditation, de longues rêveries sur l’homme et sur le monde et la connaissance des philosophies qui ont tenté d’expliquer ce double mystère. […] l’habitude des méditations sérieuses.

299. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre douzième. »

Ce moment dura près de quarante années, les plus belles peut-être de l’histoire de notre nation, non seulement par la gloire des lettres et des arts, mais par l’emploi le plus complet de toutes ses facultés : au dedans, par les conquêtes pacifiques de l’unité sur les restes des institutions et des habitudes féodales ; au dehors, par des guerres glorieuses qui réunissaient au corps de la France des provinces qui en étaient comme les membres naturels. […] La Bruyère voyait les habitudes, et, au lieu de visages échauffés par la passion, agrandis ou rapetissés outre mesure par les événements, des figures au repos, où les passions, devenues des manières d’être de chaque jour, avaient laissé des traces et comme gravé des rides ineffaçables. […] Le mélange de réflexions et de portraits, dans La Bruyère, flatte singulièrement une de nos habitudes d’esprit.

300. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chansons de Béranger. (Édition nouvelle.) » pp. 286-308

Je viens de relire presque tout entier (de relire, il est vrai, et non pas de chanter) le recueil de Béranger, et j’ai acquis la conviction que, chez lui, l’idée première, la conception de la pièce, est presque toujours charmante et poétique, mais que l’exécution, par suite des difficultés du rythme et du refrain, par suite aussi de quelques habitudes littéraires qui tiennent à sa date ou à sa manière, laisse souvent à désirer. […] Ceux qui ont eu le mieux occasion de le juger pensent que son rare bon sens est quelquefois gâté par un esprit de contradiction et par un grain de caprice, et aussi par une habitude de calcul trop continuel et trop raffiné. […] Il n’a pu éviter pourtant de se faire centre, comme ç’a toujours été son habitude et comme c’est un peu son droit.

301. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Broglie. » pp. 376-398

M. de Broglie est l’homme qui procède le moins de cette façon légère : appliqué, régulier dans ses habitudes, chaque matin à la même heure il se met à l’œuvre, à son étude, à sa lecture. […] Il fait sentir jusqu’à l’évidence qu’il est des choses qu’on ne refait ni à la main ni après coup ; qu’on ne change point les habitudes et les mœurs d’une nation à l’aide de trois ou quatre articles de loi. […] On a quelquefois reproché à M. de Broglie de porter dans les affaires quelques-unes de ces formes, de ces habitudes peu liantes ; mais ici on conviendra que l’usage n’en était pas déplacé27.

302. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame de Lambert et madame Necker. » pp. 217-239

Obligée d’en passer par les habitudes beaucoup plus mélangées du jour et d’ouvrir sa maison à presque tout ce qui était célèbre dans le monde à divers titres, elle y introduisit du moins le plus d’ordre, le plus d’organisation possible ; elle fit elle-même ses choix d’admiration particulière et d’estime : Buffon tint auprès d’elle le même rang à peu près que Fontenelle tenait chez Mme de Lambert. […] Ce qui lui restait de Bachaumont après cela, et des habitudes de sa première éducation, n’était que pour la culture et la politesse de l’esprit. […] Il est d’usage de vivre longtemps, à l’Académie ; c’est là une habitude qui ne s’est pas perdue, et qui, jointe à tant d’autres avantages, ne laisse pas d’avoir son prix.

303. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame Necker. » pp. 240-263

Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans les sentiments, et élégante dans les manières ; et cette première émotion soudaine ne fit que se fortifier par l’habitude et l’observation d’une connaissance plus familière. […] Placée, dès les premiers mois de son arrivée en France, à la tête d’une maison où elle recevait ce qu’il y avait de plus en vogue parmi les gens de lettres de Paris, jalouse d’y suffire et y parvenant, émule et disciple de Mme Geoffrin, elle eut à prendre sans cesse sur elle, sur sa santé, sur ses habitudes chéries, sur ses autres goûts : Je dois à cette occasion vous faire un aveu, écrivait-elle en 1771 à une amie de Suisse, c’est que, depuis le jour de mon arrivée à Paris, je n’ai pas vécu un seul instant sur le fonds d’idées que j’avais acquises ; j’en excepte la partie des mœurs, mais j’ai été obligée de refaire mon esprit tout à neuf pour les caractères, pour les circonstances, pour la conversation. […] Soyons plus amis encore à présent, quand l’âge mûr, qui diminue la vivacité des penchants, augmente la force des habitudes, et soyons encore nécessaires l’un à l’autre lorsque nous ne vivrons plus que dans le passé et dans l’avenir ; car, pour moi, je ne fais d’avance aucun cas du suffrage des nouvelles sociétés de notre vieillesse, et je ne désire rien dans la postérité qu’un tombeau où je précède M. 

304. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Rollin. » pp. 261-282

Sans vouloir déprécier cette modestie et sans prétendre nier que, chez quelques natures délicates, un sentiment de réserve et de pudeur excessive ne fasse tort au mérite et aux facultés réelles dont ces natures sont pourvues, je dirai pourtant qu’une habitude de modestie et d’humilité, au degré où l’avait Rollin, suppose toujours aussi un sentiment d’une secrète faiblesse qui évite le développement où elle se trahirait. […] Je fais comme Rollin, et, en présence de cette éloquente et vraiment belle page si peu connue, je ne me lasse point de copier : Déjà, continue-t-il, ils nous révèlent, malgré eux, toute la tristesse de cette indépendance que l’orgueil avait proclamée au nom de leur bonheur, et rendent témoignage à la sagesse d’une éducation si bien assortie aux besoins de l’homme, qui préparait à l’accomplissement des devoirs par de bonnes habitudes, hâtait le développement de l’intelligence sans le devancer, et retenait chaque âge dans les goûts qui lui sont propres. […] Dans tout ceci, en resongeant au bon Rollin dont le nom revient encore par un reste d’habitude, je crois qu’il est impossible d’en faire autre chose qu’un honorable, un pieux et lointain regret.

305. (1888) Préfaces et manifestes littéraires « Histoire » pp. 179-240

Elle représentera cet âge sur son théâtre même, au milieu de ses entours, assis dans ce monde de choses, auquel un temps semble laisser l’ombre et comme le parfum de ses habitudes. […] Même ces souveraines de l’amour que nous avions tenté de faire revivre, ne m’apparaissaient pas assez pénétrées dans l’intimité et le vif de leur féminilité particulière, de leur manière d’être, de leurs gestes, de leurs habitudes de corps, de leur parole, du son de leur voix… pas assez peintes, en un mot, ainsi qu’elles auraient pu l’être par des contemporains. […] Par l’analyse psychologique, par l’observation de la vie individuelle et de la vie collective, par l’appréciation des habitudes, des passions, des idées, des modes morales aussi bien que des modes matérielles, nous voulons reconstituer tout un monde disparu, de la base au sommet, du corps à l’âme.

306. (1782) Plan d’une université pour le gouvernement de Russie ou d’une éducation publique dans toutes les sciences « Plan d’une université, pour, le gouvernement de Russie, ou, d’une éducation publique dans toutes les sciences — Plan, d’une université, pour, le gouvernement de Russie » pp. 433-452

Le seul avantage qu’on n’avait point en vue et qu’on remporte de nos écoles, c’est l’habitude de s’appliquer, et de s’appliquer constamment à des choses frivoles mais difficiles, habitude qui donne une merveilleuse facilité pour des objets plus importants dans toutes les fonctions de la société ; habitude qui distingue singulièrement un homme d’un autre, surtout si l’usage du inonde guérit le premier de l’ergoterie, ce qui n’arrive pas toujours.

307. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La Révolution française »

Dans ces causes, on trouve tout le contraire de ce que la pensée avait l’habitude d’y discerner. […] En cela, il s’est mis d’un seul trait au-dessus de la funeste passion philosophique de son temps ; il a rompu avec des habitudes erronées et universelles. […] Or, cet aveuglement de l’esprit et ce vice de la volonté n’étant point, quand la Révolution éclata, dans la masse du peuple, mais, comme l’a prouvé Cassagnac, uniquement dans ceux qui la menèrent et l’égarèrent, nous parler à fond de ces meneurs coupables, nous ouvrir leur âme, passer de l’homme public, exagéré par la perspective du théâtre, à l’homme privé, saisi dans la stricte rigueur de ses habitudes et de ses passions, dans ce terrible tous les jours de la vie qui nous en dit tant sur les hommes !

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