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47. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Correspondance de Buffon, publiée par M. Nadault de Buffon » pp. 320-337

Les lettres de jeunesse (1729-1740) sont peu nombreuses, mais suffisantes pour faire apprécier le goût, les mœurs, les jugements et le ton de Buffon en ces années antérieures à sa grande carrière. […] Les jugements littéraires qui viennent parfois se mêler à ces détails d’existence provinciale sont justes, mais assez en gros. […] Quant à ses jugements sur Delille, Saint-Lambert et Roucher, ils sont curieux à recueillir de la part d’un homme qui a si bien connu la nature et qui habitait comme dans son sein : « Je ne suis pas poète ni n’ai voulu l’être, écrivait-il, mais j’aime la belle poésie ; j’habite la campagne, j’ai des jardins, je connais les saisons, et j’ai vécu bien des mois ; j’ai donc voulu lire quelques chants de ces poèmes si vantés des Saisons, des Mois et des Jardins. […] Aucun d’eux n’a su, je ne dis pas peindre la nature, mais même présenter un seul trait bien caractérisé de ses beautés les plus frappantes. » Là encore, à ceux même qui n’aimeraient ni la grenouille ni le hanneton, je dirai : « Je passe condamnation sur le peu d’élégance de l’expression, mais trouvez-moi dans le siècle un jugement de plus de bon sens. […] il a mis les quatre doigts et le pouce sur la vérité. » Buffon, dans ses jugements, n’obéit en rien à la mode.

48. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XX. Opposition contre Jésus. »

Aussi vous dis-je qu’au jour du jugement, Tyr et Sidon auront un sort plus supportable que le vôtre. […] C’est pourquoi je te dis qu’au jour du jugement la terre de Sodome sera traitée moins rigoureusement que toi 912. » — « La reine de Saba, ajoutait-il, se lèvera au jour du jugement contre les hommes de cette génération, et les condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités du monde pour entendre la sagesse de Salomon ; or il y a ici plus que Salomon. Les Ninivites s’élèveront au jour du jugement contre cette génération et la condamneront, parce qu’ils firent pénitence à la prédication de Jonas ; or il y a ici plus que Jonas 913. » Sa vie vagabonde, d’abord pour lui pleine de charme, commençait aussi a lui peser. « Les renards, disait-il, ont leurs tanières et les oiseaux du ciel leurs nids ; mais le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête 914. » L’amertume et le reproche se faisaient de plus en plus jour en son cœur. […] Jésus soutenait que chacun doit attendre le jugement de Dieu avec crainte et humblement.

49. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Collé. »

Tant qu’il n’a été que modeste, on n’a eu qu’à louer son zèle et ses recherches, sans trop demander à son style l’exactitude, ni à ses jugements une parfaite justesse. […] Bonhomme a mise à cette Correspondance de Collé et dans les notes dont il l’a assaisonnée, il n’est presque pas une page où il n’y ait fadeur, inutilité, phraséologie amphigourique et prétentieuse, incohérence de sens ; il n’y a presque pas une expression qui ne soit impropre, pas un jugement qui ne soit faux ou à côté. […] N’est-ce pas le cas de répéter avec Boileau parlant du même Voiture : « Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture !  […] Plus tard, lorsqu’on publia son Journal posthume, où il avait consigné pour lui, au courant de la plume, les anecdotes du jour et ses propres jugements, comme on n’y retrouvait plus le Collé des vaudevilles et des chansons, il y eut alors des critiques qui, tout bien considéré, déclarèrent que Collé n’était pas gai. […] mais qu’aimait-il donc ce gai compère, si cru dans son humeur, si ferme et si rond dans son bon sens, si exclusif dans ses jugements ?

50. (1858) Du vrai, du beau et du bien (7e éd.) pp. -492

Nous accordons que dans l’état réfléchi tout jugement affirmatif suppose un jugement négatif, et réciproquement. […] Ou plutôt, ce sont ces vérités qui le jugent, puisque ce n’est pas elles qui s’accommodent aux jugements humains, mais les jugements humains qui s’accommodent à elles. […] Mais il n’y a qu’un moyen d’échapper à ces conséquences, c’est de répudier le principe, et de reconnaître que le jugement du beau est un jugement absolu, et, comme tel, entièrement différent de la sensation. […] L’aversion accompagne le jugement du laid, comme l’amour le jugement du beau. […] Dans l’admiration le jugement domine, mais animé par le sentiment.

51. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre cinquième. Retour des mêmes révolutions lorsque les sociétés détruites se relèvent de leurs ruines — Chapitre I. Objet de ce livre. — Retour de l’âge divin » pp. 357-361

Certaines espèces de jugements divins reparurent sous le nom de purgations canoniques ; les duels furent une espèce de ces jugements, quoique non autorisés par les canons. […] La victoire passant pour le jugement du ciel, les vainqueurs croyaient que les vaincus n’avaient point de Dieu, et les traitaient comme de vils animaux.

52. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Louis XIV. Quinze ans de règne »

Après la valeur constatée de l’œuvre historique, il y a les jugements personnels de l’historien, son coup d’œil, à lui, promené hardiment sur les choses rassemblées et groupées par sa main. […] Les jugements qu’on y trouve, ces jugements qui doivent couronner tous les faits quand l’historien sait penser sur ce qu’il raconte, manquent généralement du grand caractère qui, toujours dans la vérité, et quelquefois, hélas ! […] Nulle appréciation plus profonde n’en jaillit pour l’intelligence et ne l’arrache au joug doux et léger des jugements superficiels. […] Malgré beaucoup d’écrits publiés sur Louis XIV et sur son siècle, la dernière portion du règne de ce roi, la seule qui soit à juger (l’autre, on l’admire, ce qui est plus agréable et plus facile), n’est point encore jugée comme elle doit l’être, et si l’on peut tirer une induction des opinions d’un premier volume qu’on a lu à celles des volumes qui n’ont pas été publiés et qui doivent suivre, il est à craindre que le livre de Moret ne contribue pas beaucoup à ce jugement définitif.

53. (1840) Kant et sa philosophie. Revue des Deux Mondes

Mais quand je porte cet autre jugement quelque changement qui puisse jamais arriver, ce changement a nécessairement une cause ; non seulement ce jugement anticipe l’expérience à venir, mais il ne repose sur aucune expérience passée, car l’expérience peut bien montrer que tel changement a telle cause, mais nulle expérience ne peut enseigner qu’il en est ainsi nécessairement. […] Le jugement que tout changement a nécessairement une cause est donc un jugement qui ne repose pas sur l’expérience, c’est un vrai jugement à priori. […] Le rapport n’étant plus le même, le jugement qui l’exprime n’est donc plus de la même espèce que ceux dont nous avons parlé tout à l’heure. […] J’ajoute d’un côté à la notion de matière, de l’autre à celle de mouvement, des notions qui n’y étaient pas contenues, je fais un jugement synthétique. De plus, ce jugement a le caractère de l’universalité, de la nécessité, il n’est donc pas dû à l’expérience ; il est donc synthétique à priori.

54. (1895) Histoire de la littérature française « Avant-propos »

L’étude de la littérature ne saurait se passer aujourd’hui d’érudition : un certain nombre de connaissances exactes, positives, sont nécessaires pour asseoir et guider nos jugements. […] Mais pour représenter le caractère des écrits et la physionomie des écrivains, je me suis interdit de résumer les jugements des maîtres que j’admire, de Taine et de Sainte-Beuve, comme de M.  […] C’est cette sélection que je me suis appliqué à faire ici, selon ma connaissance et mon jugement. […] Elle donne en effet au lecteur le moyen d’aller au-delà des jugements et des idées qu’on lui offre, de connaître plus amplement, ou plus particulièrement, les choses sur lesquelles on a tâché d’exciter sa curiosité. […] J’ai donc indiqué sur chaque écrivain de quelque importance les principaux ouvrages à consulter, m’attachant de préférence à signaler les recherches qui fournissent des renseignements positifs auxquels nulle finesse d’intelligence ne peut suppléer, et parmi les études des critiques, indiquant surtout les contemporains dont le jugement littéraire se trouve en relation avec toutes les idées et les besoins du temps présent.

55. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Appendice » pp. 453-463

Nous avons tous, si nous n’y prenons garde, un premier jugement prompt, facile, involontaire, par lequel nous approuvons chez les autres ce qui nous ressemble, ou nous rejetons ce que nous n’aurions pas fait. En un mot, il y a un jugement auquel il est aisé de s’abandonner comme si l’on était chez soi, et par lequel on abonde dans son propre sens. Je ne veux pas dire que ce premier jugement soit toujours mauvais et faux, mais il est hasardeux, et il court risque fort souvent de ressembler à de la prévention. Il y a aussi un second jugement, plus réfléchi, plus méritoire, dans lequel on sacrifie quelque chose du sien et l’on se met au point de vue des autres ; oh, sans se départir de sa propre impression, l’on accorde quelque chose à d’autres manières de voir et de faire. C’est sur le terrain élargi de ce second et plus impartial jugement que j’ai vu des hommes de directions et de natures de talent très diverses se rencontrer, se rapprocher durant des semaines, et chercher sincèrement à se mettre d’accord pour rester justes envers les concurrents, ces autres confrères inconnus.

56. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Oeuvres inédites de la Rochefoucauld publiées d’après les manuscrits et précédées de l’histoire de sa vie, par M. Édouard de Barthélémy. »

Je sais qu’il y a, chemin faisant, dans vos notice et préface, d’assez bons jugements de détail. […] Cousin daignait un jour revenir sur un premier entraînement et enthousiasme, je ne doute pas qu’il n’apportât à la seconde expression de son jugement des réserves qui le rendraient pleinement acceptable. […] Vous ajournez un jugement que vous avez déjà l’un des premiers énoncé, mais vous en ajournez le développement : c’est que vous voulez vous ménager et nager entre deux eaux. […] Il s’agit de la marquise de Sablé elle-même et du jugement que j’ai porté sur elle : « M.  […] Quant à ce qui est de Mme de Sablé, si l’on consulte les témoignages du temps, il y a éloge et éloge : il y a l’éloge extérieur, banal, convenu ; il y a le jugement secret plus intime.

57. (1907) L’évolution créatrice « Chapitre IV. Le mécanisme cinématographique de la pensée  et l’illusion mécanistique. »

Ce n’est donc pas, au fond, sur la table elle-même que je porte ce jugement, mais plutôt sur le jugement qui la déclarerait blanche. Je juge un jugement, et non pas la table. […] Une proposition affirmative traduit un jugement porté sur un objet ; une proposition négative traduit un jugement porté sur un jugement. […] Un jugement négatif est donc bien un jugement indiquant qu’il y a lieu de substituer à un jugement affirmatif un autre jugement affirmatif, la nature de ce second jugement n’étant d’ailleurs pas spécifiée, quelquefois parce qu’on l’ignore, plus souvent parce qu’elle n’offre pas d’intérêt actuel, l’attention ne se portant que sur la matière du premier. […] Plus précisément, considérons un jugement existentiel et non plus un jugement attributif.

58. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — M. — article » pp. 239-252

Clément, dont les Critiques sont ordinairement si justes, a été beaucoup trop sévere, ou, pour mieux dire, injuste, dans le jugement qu’il a porté sur le dernier de ces Ouvrages. […] De tous les Poëmes Latins qui ont paru successivement dans le genre didactique, il n’en est point qui, au jugement des Connoisseurs, annonce plus de génie, soit pour le dessein, l’ordonnance, la composition, les détails, soit pour l’expression & le coloris. […] Qui ne comprendra, par exemple, que dans la Description énergique du Tableau du Jugement dernier, par Michel-Ange, le Poëte a eu pour but principal, de faire sentir aux Peintres combien il est essentiel de ne pas négliger, dans leurs Ouvrages, les bienséances, les mœurs & le costume ? […] Après sa sortie des Jésuites, il ne renonça pas aux Lettres ; mais la manie philosophique éteignit le feu de son imagination, & égara son jugement.

59. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Napoléon »

Après plus de mille ans de pensées ; de jugements, d’admiration, auxquels il a forcé le monde, Charlemagne n’a pas encore d’historien qui l’ait pris tout entier, de détail et d’ensemble, et nous l’ait véritablement montré ce qu’il fut ; Cromwell non plus, en Angleterre, — Cromwell, dont le profond génie tenta le génie pénétrant de Montesquieu. […] Nous n’exceptons personne de ce jugement. […] Mais sa tentative, qui va reporter sur son œuvre le regard qu’attire invinciblement et toujours ce nom « aimanté » de Napoléon partout où l’on s’avise de l’écrire, doit lui rapporter aussi le jugement qui suivra ce regard, mendié à l’aide d’un pareil nom, et ce jugement sera sévère.

60. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « DES MÉMOIRES DE MIRABEAU ET DE L’ÉTUDE DE M. VICTOR HUGO a ce sujet. » pp. 273-306

L’idée morale n’entre plus dans le jugement qu’on porte sur eux, ni dans le rôle qu’on leur assigne. […] Bonaparte a gâté le jugement public par son exemple, et les imaginations ne sont pas guéries encore des impressions contagieuses et des ébranlements qu’il leur a laissés. […] Mais ce que je veux noter, ce qui me semble fâcheux et répréhensible, c’est qu’en passant à la région de pensée et de poésie, l’idée obsédante du grand homme a substitué presque généralement la force à l’idée morale comme ingrédient d’admiration dans les jugements, comme signe du beau dans les œuvres. […] Il y a éloquence, poésie surabondante, comme il y a eu prodiges de valeur et coups d’éclat ; mais c’est la force encore qui tient le dé et qui gradue les jugements. […] Lucas-Montigny qui vient, après trente années de soins, d’examen pieux et de collations scrupuleuses, instruire de nouveau ce grand procès, en appeler des jugements antérieurs, et, avec une quantité de pièces précieuses en main, tenter la réhabilitation de cette renommée qui est pour lui domestique.

61. (1856) La critique et les critiques en France au XIXe siècle pp. 1-54

C’est cette réciprocité des jugements, cette réverbération des idées qui constitue l’opinion publique. […] La critique est un jugement, la satire n’est qu’un réquisitoire. […] La plupart du temps l’histoire littéraire ne juge pas, elle répète des jugements. […] Non qu’il faille accuser de cette décadence le jugement ou l’esprit des rédacteurs : des circonstances matérielles et fatales enchaînent leur talent. […] Examinez-vous l’œuvre d’un adversaire, déclarez franchement votre antipathie ; cet aveu sera la clef qui réglera la portée de vos jugements.

62. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre huitième »

. — De ses jugements sans considérants. — § III. […] Ce jugement sur Rome, Bossuet l’avait reçu de son plus cher modèle, de saint Augustin, ce maître si maître, comme il le qualifie parmi tant d’autres appellations reconnaissantes. […] Du silence de Montesquieu sur les Gracques. — De ses jugements sans considérants. […] Il s’y rencontre aussi plus d’un jugement sans considérants. […] Point de jugement sans les motifs, et point de motifs dont notre bon sens ne puisse à l’instant vérifier la justesse.

63. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre XI : M. Jouffroy moraliste »

Regardez un bien en général, et par exemple, prononcez ce jugement universel que la mort est un mal. […] Les sentiments étant produits par les jugements ont les propriétés des jugements producteurs. Or, le jugement universel surpasse en grandeur le jugement particulier ; donc le sentiment et le motif poduits par le jugement universel surpasseront en grandeur le sentiment et le motif produits par le jugement particulier.

64. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Œuvres complètes de Saint-Amant. nouvelle édition, augmentée de pièces inédites, et précédée d’une notice par M. Ch.-L. Livet. 2 vol. » pp. 173-191

Saint-Amant à sa valeur sans le surfaire, sans le flatter, et en maintenant le fond du jugement de Boileau, mais en tenant compte de toutes les circonstances historiques et autres dans lesquelles Boileau n’est pas entréo. […] C’est ainsi que dans une peinture large et libre où on lui permettrait bien des tons, il trouve moyen d’en assembler d’impossibles à concilier et qui se heurtent. « Il a du génie, mais point de jugement », disait de lui Tallemant des Réaux, singulièrement d’accord en ceci avec Boileau. […] il serait inutile de discuter l’opinion de Boileau si finement résumée dans ce jugement à double tranchant ! […] Chacun apportait son mets et son fruit : Thalie, de la part d’Apollon, présenta à son tour le melon, qui obtint le prix au jugement des gourmets immortels. — Une autre pièce que Perrault trouvait fort agréable, et que je suis fort tenté aussi de trouver jolie, est celle de La Pluie ; le poète y décrit au naturel l’effet bienfaisant que produit sur la terre, après une aride attente et une sécheresse de canicule, une ondée longtemps désiré. […] Pour moi, qui me réserve de faire un choix sévère dans cette masse de poésies, ma simple conclusion sera : relisons ces livres du passé, connaissons-les bien pour éviter les jugements tout faits et nous former le nôtre, pour nous faire une juste idée avant tout des mœurs et des modes d’esprit aux diverses époques ; soyons comme les naturalistes, faisons des collections ; ayons-les aussi variées et aussi complètes qu’il se peut, mais ne renonçons point pour cela au jugement définitif ni au goût, cette délicatesse vive : c’est assez que nous l’empêchions d’être trop impatiente et trop vite dégoûtée, ne l’abolissons pas.

65. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Introduction » pp. 3-17

Chez les Grecs, chez les Romains, chez les classiques français du dix-septième et du dix-huitième siècle, chez la plupart des écrivains, des causeurs qui, dans nos journaux, dans nos salons, portent sur les œuvres de l’art et de la poésie des jugements d’éloge ou de blâme, la critique littéraire n’a jamais douté d’elle-même. […] Et puis, il y a tel dogme, tel jugement dont elle ne doute pas plus que de deux et deux font quatre, d’un côté des Alpes, des Pyrénées et du Rhin, bien entendu ; car, de l’autre côté, elle ne doute pas davantage du dogme et du jugement contraires : mais qu’importe aux Français que les étrangers soient absurdes, et qu’importe aux Allemands, aux Espagnols, que les Français le soient ? […] De quelle façon pourrez-vous éviter par-là dans vos jugements littéraires (car vous jugez aussi) l’étroitesse, l’exclusisme et la passion ?

66. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre cinquième. De l’influence de certaines institutions sur le perfectionnement de l’esprit français et sur la langue. »

Je veux parler du jugement sur le Cid, qui ne fut peut-être pas inutile à Cinna. […] D’ailleurs, par la résistance qu’elle fit au cardinal, avant de rendre ce jugement, par la lenteur qu’elle mit à en donner connaissance au public, elle témoigna clairement que si elle relevait des défauts, c’était dans un objet admiré. […] Ainsi Jean Firmond, quoique homme de mérite et d’un jugement solide, avait proposé que les académiciens fissent serment d’employer les mots approuvés par la pluralité des voix dans l’assemblée. […] N’ai-je pas pris plus de soin de ne point m’offenser des jugements désavantageux qu’on peut faire de moi, de supporter l’indifférence ? […] Mais c’est peu de nous apprendre à diriger nos pensées par la raison, afin d’en former de bons jugements et de bien raisonner par le bien juger ; il faut savoir appliquer nos pensées, nos jugements et nos raisonnements à la conduite de la vie.

67. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « M. VILLEMAIN. » pp. 358-396

Villemain toutes les critiques possibles, parce qu’en effet plus tard, bientôt, sa manière parfaite et achevée va échapper au jugement pour ne laisser que le charme. […] Quelques observations nous ont été adressées au sujet et à l’encontre de ce jugement sur Victorin Fabre. […] Au sujet de cet Éloge de Montaigne, on nous a fait valoir le jugement de Ginguené dans le Mercure et les concessions de Dussault même dans les Débats. […] Villemain ; un tel jugement n’est pas sans intérêt à consulter. […] ) J’indiquerai aussi, pour qu’on puisse compléter ces jugements l’un par l’autre, un article approfondi du critique allemand Neumann.

68. (1854) Histoire de la littérature française. Tome I « Livre II — Chapitre sixième. »

Comme moraliste, que de vues sur les passions en général, sur les traits communs et sur les diversités des caractères et quelle abondance de fait publics et particuliers à l’appui de ses jugements ! […] Il put apprécier, dans ces deux circonstances, à quelles interprétations incertaines et diverses sont sujettes les actions publiques, et il apprit, par les jugements qu’on faisait de sa conduite, ce qu’il faut penser de l’opinion et des réputations qu’elle fait ou détruit. […] De là dans Montaigne, malgré un fond de goût qui se marque par d’excellents jugements sur les bons auteurs de la latinité, sa prédilection pour ceux de l’époque de la décadence, pour Sénèque en particulier, dont il avoue qu’il imitait volontiers le parler149. […] Jugements des savants sur la traduction de Plutarque par Amyot ; Baillet, tom. […] Jugement admirable sous la plume d’un homme qui aimait Lucain « pour sa valeur propre et la vérité de ses opinions. » 152.

69. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Hommes et dieux, études d’histoire et de littérature, par M. Paul De Saint-Victor. »

Je ne blâme point, croyez-le bien, ceux qui, ouvriers consciencieux et journaliers de la presse, ont pris le parti plus simple de mettre en volumes le plus tôt possible ce qu’ils distribuent de jugements et d’analyses sur tout sujet, de ramasser et de lier après chaque moisson leurs gerbes : on laisse ensuite au lecteur le soin de choisir entre ces improvisations d’un mérite ou d’un agrément nécessairement inégal, et d’en prendre ou d’en laisser. […] On l’a encore appelé « le Vénitien du feuilleton », ou « le Don Juan de la phrase. » Mais n’allez pas là-dessus vous figurer que, parce qu’il a cette qualité dominante qui frappe d’abord, il ne soit pas un critique, qu’il n’ait pas un jugement, surtout un sentiment vif d’attrait ou d’aversion, et qu’il sait très-bien rendre sans marchander. […] Hommes et Dieux, c’est le titre du premier livre qu’il publie, et ce titre est exact, non pas tant en effet parce qu’il y a placé, en commençant, la description de quelques grandes divinités antiques, la Vénus de Milo, Diane, Gérés et aussi Hélène, la déesse de beauté, mais parce que partout, dans les jugements de M. de Saint-Victor, dans les rangs qu’il assigne, dans les étages et comme les sphères d’admiration qu’il embrasse, respire et règne une véritable religion littéraire. […] Le critique s’est montré tout à fait absolutiste dans son jugement sur lui : envers cet homme d’une forte et amère ironie, la plus amère peut-être dont un esprit humain se soit montré capable, il a tenu à être violent aussi et sans rien qui adoucisse ou qui tempère.

70. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Pensées »

Dans toutes ces traversées, je n’ai jamais aliéné ma volonté et mon jugement (hormis un moment dans le monde de Hugo et par l’effet d’un charme), je n’ai jamais engagé ma croyance, mais je comprenais si bien les choses et les gens que je donnais les plus grandes espérances aux sincères qui voulaient me convertir et qui me croyaient déjà à eux. […] XXI Il y a lieu plus que jamais aux jugements qui tiennent au vrai goût, mais il ne s’agit plus de venir porter des jugements de rhétorique. […] En un mot, l’homme est instinctivement conduit par sa faculté à se faire telle ou telle opinion, à porter tel ou tel jugement, et à désirer, à espérer, à agir en conséquence.

71. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre X. L’antinomie juridique » pp. 209-222

Peu importe au fond que l’une des deux parties ou peut-être les deux se sentent et se croient, dans l’intimité de leur conscience, lésées par le jugement rendu. Le grand bienfait de ce jugement est de rétablir l’ordre troublé, de sauvegarder la paix sociale. Le mot célèbre de Goethe pourrait servir d’épigraphe à tout libellé de jugement : « J’aime mieux commettre une injustice que supporter un désordre. » Le juge voulût-il donner satisfaction au sentiment de justice des individus, cette tâche dépasserait ses forces. […] Ce dogmatisme juridique s’exprime naïvement dans l’article IV du Code civil qui enjoint au juge de juger coûte que coûte : « Le juge qui refusera de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. » Ainsi, en tout état de cause, la décision juridique doit être tenue pour bonne et elle doit l’être parce que, quelle qu’elle soit, elle vaut mieux pour l’ordre social que l’absence de jugement qui laisserait se perpétuer un débat et une cause de trouble.

72. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite.) »

Tout ce conflit de propos et de jugements est nécessaire, inévitable, utile quelquefois peut-être à quelques-uns pour les tenir en éveil, le plus souvent inutile et irritant. […] Je me suis fait une obligation de relire quelques-uns des jugements de la critique française contemporaine à ce sujet, notamment ce qu’en a dit, dans ses Salons de 1831 et de 1833, un écrivain fort surfait et à qui sa morgue a tenu lieu quelque temps d’autorité. […] Ses premières années d’émancipation se passèrent à vaguer dans les ateliers des artistes et à baguenauder à tort et à travers ; il voyait aussi quelques-uns des poètes dits du Cénacle, et il en tirait la plupart de ses jugements littéraires futurs. […] Et quant à Charlet, si spirituel, mais qu’on grandit à plaisir, une remarque est à faire, qui touche à cette clé du jugement de certains critiques. […] Je saisis à tout instant cette ficelle de son amour-propre dans ses jugements.

73. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « X. M. Nettement » pp. 239-265

Il pouvait donc dans un livre, cette œuvre personnelle, secouer le joug des petites réserves que les partis imposent à leurs serviteurs, et il était tenu plus que personne de nous donner sur la Restauration ce jugement qui nous manque encore, un de ces jugements qui peuvent déchirer le cœur de l’homme, mais qui sont la gloire de l’esprit dont ils confessent la mâle vigueur. […] Nettement, n’est pas uniquement un jugement faux sur la moralité et la beauté des œuvres de ce robuste génie, mais c’est aussi un dénigrement et un rapetissement de sa personne, qu’on ne sait vraiment plus comment caractériser. […] Nous n’avions pas à remplacer les jugements de l’auteur sur les hommes et sur les choses par nos jugements particuliers. […] Elle avait seulement à montrer dans quelle inspiration ces jugements prenaient leur source, ce qu’ils prouvaient de force intellectuelle ou de conséquence d’opinion, et ce que valait enfin toute cette monnaie de jugements qui n’appartiennent pas plus à M. 

74. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Madame de Staël. Coppet et Weimar, par l’auteur des Souvenirs de Mme Récamier »

Il l’accompagna à Rome, la guida dans l’étude des arts, et l’assista pour ses jugements dans ce beau livre de l’Allemagne qui, depuis un demi-siècle, n’a pas été surpassé. […] Mais Schlegel m’est insupportable. » Sur l’absence du sentiment de l’art, on peut toutefois remarquer que ce jugement de Bonstetten est antérieur au voyage de Mme de Staël en Italie ; sur le manque du sens poétique, on voit qu’il est tout à fait d’accord avec Schiller. […] Il lui arrivait d’écrire en 1809 : « Je me trouve parfaitement d’accord sur les principes politiques avec Mme de Staël, passablement sur les sentiments qui les accompagnent, excepté que dans tous ses jugements elle est trop souvent haineuse et méprisante. […] Elle est comme lui intolérante de toute opposition, insultante dans la dispute, et très disposée à dire aux gens des choses piquantes, sans colère et seulement pour jouir de sa supériorité. » Ce n’est pas juste, et cela jure avec l’idée de bonté qui se trouvait dominer, en définitive, dans les jugements comme dans les actions de Mme de Staël ; mais enfin l’opinion d’un tel témoin n’est pas à négliger, sauf à être expliquée. […] J’avais une part beaucoup plus active dans la conversation que je n’ai chez Mme de Staël ; j’animais les autres, je les faisais parler, et sentant qu’on était content de moi, je l’étais aussi. » Rien n’est plus naïf ; on voit jouer le fil de l’amour-propre, on saisit à nu le motif du jugement.

75. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Portalis. Discours et rapports sur le Code civil, — sur le Concordat de 1801, — publiés par son petit-fils — I. » pp. 441-459

Il fit ses études dans le collège des Oratoriens à Toulon et à Marseille ; il s’y distingua par une rare facilité d’élocution et une maturité précoce de jugement. […] Il a de ces résumés de jugement qui sont plus frappants pour nous que la démonstration qu’il en donne : « Si la science de former les hommes, dit-il, était inconnue avant M.  […] J’ai eu le plaisir d’entendre, sur sa vie errante et sur la suite de ses dangers à cette époque désastreuse, un récit touchant de la bouche même de son fils (M. le comte Portalis) qui l’accompagna partout, jusqu’au seuil de la prison, et qui, par une piété aussi dévouée qu’ingénieuse, réussit à retarder l’instant de son jugement et à le sauver. […] Il publia au commencement de 1795 une brochure qui avait pour titre : De la révision des jugements, et pour épigraphe le vers de Crébillon : « Hérite-t-on, grands dieux ! […] » Il s’agissait de savoir si, de peur de porter atteinte à l’hypothèque et au crédit des assignats, la Convention redevenue libre resterait sourde aux cris des familles, réclamant contre les confiscations qui avaient suivi les jugements iniques rendus sous la Terreur.

76. (1714) Discours sur Homère pp. 1-137

Il doit être même d’autant plus circonspect en ces endroits, que le plus ou le moins de jugement qu’il y fait paroître, lui donne aussi plus ou moins d’autorité sur le reste. […] Il y a enfin une maniere de peindre les actions qui en renferme un jugement. […] La vengeance et l’orgueil étoient en honneur ; il les y a laissées ; et son siécle n’étoit point choqué de les voir représenter sous des traits qui confirmoient son jugement. […] Car il faut bien se garder de confondre l’auteur et l’ouvrage dans le même jugement, puisqu’on ne doit pas les examiner l’un et l’autre par les mêmes régles. […] On pourroit récuser le jugement des uns et des autres ; parcequ’ils sont la plûpart juges et parties.

77. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Introduction »

Je suis obligé d’y exposer mes idées sans les appuyer sur beaucoup de faits ou de citations d’auteurs, et je me vois forcé de compter sur la confiance que mes lecteurs pourront avoir dans l’exactitude de mes jugements. […] Je ne puis cependant laisser échapper cette occasion d’exprimer ma profonde obligation au Dr Hooker, qui, pendant ces quinze dernières années, m’a aidé de toutes manières, soit par le fonds considérable de ses connaissances, soit par son excellent jugement. […] Bien qu’il reste beaucoup de choses obscures, et qui resteront telles longtemps encore, je ne puis douter, après les études les plus consciencieuses et les jugements les plus froidement pesés dont j’aie été capable, que l’opinion adoptée par le plus grand nombre des naturalistes, et quelque temps par moi-même, c’est-à-dire que chaque espèce a été indépendamment créée, est erronée.

78. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 25, du jugement des gens du métier » pp. 366-374

Section 25, du jugement des gens du métier Après avoir parlé des jugemens du public sur un ouvrage nouveau, il convient de parler des jugemens que les gens du métier en portent. […] Il est quelques artisans beaucoup plus capables que le commun des hommes de porter un bon jugement sur les ouvrages de leur art. […] La poësie du tableau est comptée pour peu de chose, pour rien même dans son jugement.

79. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 31, que le jugement du public ne se retracte point, et qu’il se perfectionne toujours » pp. 422-431

Section 31, que le jugement du public ne se retracte point, et qu’il se perfectionne toujours Le jugement du public va toujours en se perfectionnant. […] C’est que les contemporains de ce poete ne se tromperent pas dans le jugement qu’ils porterent sur ses ouvrages et sur ceux qu’ils avoient déja entre les mains.

80. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre V. De la lecture. — Son importance pour le développement général des facultés intellectuelles. — Comment il faut lire »

Et, comme on ne s’embarrasserait pas de tout lire, il deviendrait inutile de s’approvisionner de dates et de jugements sur ce qu’on ne lirait point : l’histoire de la littérature en serait considérablement abrégée, et l’on épargnerait bien du temps. […] Quand on veut s’en servir, on ne trouve dans sa mémoire que des phrases de commande et des jugements de convention. […] Dans cette continuelle opposition, votre personnalité se formera, se reconnaîtra, votre esprit s’habituera à tenir tête aux pensées d’autrui, à chercher les raisons de ses jugements, à débrouiller la masse confuse de ses sentiments, à secouer le joug de la chose écrite. […] Eh bien, n’allez pas chercher dans un dévot à Molière les formules des jugements et des louanges qu’on peut appliquer à la pièce : lisez dans la Lettre à Dalembert la critique si fine et si fausse de J. […] Vous vous formerez ainsi un jugement personnel sur le Misanthrope, vous accorderez à Rousseau qu’Alceste est ridicule avec sa vertu, et par sa vertu.

81. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre premier : M. Laromiguière »

Tous les sujets peuvent être traités avec une clarté égale, tous sans aucune exception, car tous les raisonnements s’appuient sur des jugements, et tous les jugements sur des idées. Si donc nos idées sont bien claires, pourquoi leur clarté ne se communiquerait-elle pas à nos jugements, à nos raisonnements, à notre discours ? […] Ils ont observé le mouvement naturel de la pensée, et le reproduisent ; ils savent que ses premières opérations consistent dans la connaissance de faits particuliers, déterminés, et le plus souvent sensibles, que peu à peu elle se porte involontairement sur certaines parties détachées de ces faits, qu’elle les met à part, qu’aussitôt les signes apparaissent d’eux-mêmes, que les idées abstraites et les jugements généraux naissent avec eux ; ils suivent cet ordre dans les vérités qu’ils nous présentent, et en retrouvant la manière dont l’esprit invente, ils nous apprennent à inventer. Ils nous montrent comment des collections d’idées se rassemblent en une seule idée en se résumant sous un seul signe, comment la langue et la pensée marchent ainsi peu à peu vers des expressions plus abrégées et plus claires, comment la série immense de nos idées n’est qu’un système de transformations analogues à celles de l’algèbre, dans lequel quelques éléments très-simples, diversement combinés, suffisent pour produire tout le reste, et où l’esprit peut se mouvoir avec une facilité et une sûreté entières, dès qu’il a pris l’habitude de considérer les jugements comme des équations, et de substituer aux termes obscurs les valeurs qu’ils doivent représenter.

82. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Sismondi. Fragments de son journal et correspondance. »

Ses jugements, quand il nous est favorable, en ont plus de prix. […] D’adversaire et d’ennemi de l’Empire, il lui redevint plus favorable en idée et plus équitable en jugement. […] Mais les femmes mêlent un sentiment plus vif à tous leurs jugements, et il y a toujours la part de la passion dans leur politique. […] Notre jugement sur quelques personnes historiques est différent, notre jugement sur les résultats actuels est peut-être différent encore ; mais j’avais la confiance d’en appeler avec vous aux idées générales… Dans un mois ou six semaines, je compte faire une course à Florence ; j’espère alors vous voir, j’espère encore vous trouver bonne pour moi, comme vous l’avez toujours été. […] Cette ressemblance seule est trop frappante pour ne pas rendre inutiles tous les autres déguisements. » — C’est là un admirable morceau de critique et le jugement définitif sur Adolphe que Sismondi a écrit sans y songer.

83. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre premier »

D’ailleurs Balzac est recommandé par un jugement de Descartes, d’autant plus digne de considération que l’éloge n’y paraît être qu’un sentiment juste du mérite de cet auteur, légèrement exagéré par une disposition bienveillante1. […] Le tour de cette apologie peut sentir l’affection ; mais le fond n’en fait pas tort à l’intégrité de jugement dont Balzac loue Descartes. […] Dans tous les deux je remarque un jugement plus ferme et plus sûr qu’étendu ; un esprit net et droit plutôt que vaste ; trop peu de cette sensibilité qui vient d‘une âme que les passions ont remuée, mais beaucoup de facilité à prendre feu sur les ouvrages de l’esprit. […] Duperron ne les avait vues qu’en manuscrit, quand il en porta le jugement que j’ai rappelé, et qu’il s’avoua surpassé par un jeune homme de vingt ans, dans la seule chose qu’il pensât posséder du consentement de tous. […] Ainsi, un critique passionné, partial, connut mieux la véritable mesure de Balzac que ses admirateurs les plus éclairés et les plus sincères, et le jugement de Descartes sur cet écrivain ne doit être admis qu’avec les réserves du père Goulu.

84. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 22, que le public juge bien des poëmes et des tableaux en general. Du sentiment que nous avons pour connoître le mérite de ces ouvrages » pp. 323-340

Le raisonnement ne doit donc intervenir dans le jugement que nous portons sur un poëme ou sur un tableau, que pour rendre raison de la décision du sentiment et pour expliquer quelles fautes l’empêchent de plaire, et quels sont les agrémens qui le rendent capable d’attacher. […] La raison ne veut point qu’on raisonne sur une pareille question, à moins qu’on ne raisonne pour justifier le jugement que le sentiment a porté. […] Il doit se soumettre au jugement que le sentiment prononce. […] Par exemple, tous ceux qui sont capables de porter un jugement sain sur une tragédie françoise, ne sont pas capables de juger de même de l’éneïde ni d’un autre poëme latin.

85. (1818) Essai sur les institutions sociales « Chapitre VIII. Suite du chapitre précédent. De la parole traditionnelle. De la parole écrite. De la lettre. Magistrature de la pensée dans ces trois âges de l’esprit humain » pp. 179-193

Tout se tient dans le système social, tout marche en même temps : gardons-nous donc, je ne saurais assez le répéter, gardons-nous de porter un jugement quelconque sur une législation ancienne ou moderne, ayant d’avoir examiné l’ensemble de cette législation. […] Au reste, on est trop disposé, dans ce siècle, à se tromper sur l’essence de la magistrature de la pensée, comme sur beaucoup d’autres choses ; car l’absence et le discrédit des traditions sont, en ce moment, la cause d’un grand nombre de faux jugements. […] Les hommes ont beau n’être pas disposés toujours à toute justice, il se forme une conscience générale, une morale publique, qui ont besoin d’être consultées à chaque instant, et dont les arrêts sont sûrs ; à peu près comme dans un parterre composé d’hommes plus ou moins éclairés, il s’établit des jugements et même des impressions qui, en définitive, méritent toute notre estime et toute notre confiance. […] La nécessité d’admettre, tôt ou tard, la coopération du jury dans les jugements sur les délits de la presse amènera nécessairement aussi les modifications dont je parle ; car, dans ces sortes de délits, il est évident qu’on ne pourra renfermer la conscience d’un jury dans les limites du fait.

86. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Collé »

Honoré Bonhomme a dans ses jugements sur Collé un embarras et des timidités inconnus aux éditeurs, ces gaillards d’aplomb (et quelquefois de plomb), qui ne doutent de rien, qui vont toujours ravir le monde avec le livre qu’ils publient et se faire nommer comme Titus : les délices du genre humain ! […] Et un éditeur qui nous donne les Lettres inédites de Collé, et qui, plus tard, doit nous donner une réimpression de son Journal, de ce Journal qu’on ne lit pas assez et qui contient mieux que des anecdotes ; car il contient des jugements pleins de fermeté et d’indépendance. […] Rousseau l’est mieux encore ; le jugement va jusqu’au mépris. […] C’est presque comique… Plutôt que de convenir franchement de la valeur des jugements de ce chansonnier qui, entre deux chansons, se permet en prose incisive de toiser Voltaire et Rousseau et leur époque tout entière, ou de se rebiffer et de dire bravement, avec ce poltron de Sosie : Comme avec irrévérence Parle des dieux ce maraud !

87. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Georges Caumont. Jugements d’un mourant sur la vie » pp. 417-429

Jugements d’un mourant sur la vie [Le Constitutionnel, 25 juin 1875.] […] Voilà, en deux mots, ces Jugements d’un mourant sur la vie, qui sont moins des jugements que des furies et des imprécations ! […] Jugements sur la vie, ne lui appartient pas.

88. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « [Note de l’auteur] » pp. 422-425

Mais ni son esprit ni sa grandeur n’ont pu empêcher qu’on n’en ait fait des jugements bien différents. […] Nous autres grands auteurs sommes trop riches pour craindre de rien perdre de nos productions… » Notons bien tout ceci : Mme de Sablé dévote, qui, depuis des années, a pris un logement au faubourg Saint-Jacques, rue de la Bourbe, dans les bâtiments de Port-Roval de Paris ; Mme de Sablé, tout occupée, en ce temps-là même, des persécutions qu’on fait subir à ses amis les religieuses et les solitaires, n’est pas moins très présente aux soins du monde, aux affaires du bel esprit ; ces Maximes, qu’elle a connues d’avance, qu’elle a fait copier, qu’elle a prêtées sous main à une quantité de personnes et avec toutes sortes de mystères, sur lesquelles elle a ramassé pour l’auteur les divers jugements de la société, elle va les aider dans un journal devant le public, et elle en travaille le succès. […] Plus rien de ce second paragraphe : « Les uns croient que c’est outrager les hommes, etc. » Après la fin du premier, où il est question des jugements bien différents qu’on a faits du livre, on saute tout de suite au troisième, en ces termes : « L’on peut dire néanmoins que ce traité est fort utile, parce qu’il découvre, etc., etc. » Les autres petits changements ne sont que de style.

89. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Notes et pensées » pp. 441-535

La vérité de la critique serait dans l’assemblage et la concordance de toutes ces fractions de jugements. […] Royer-Collard ajoutait : « Si on l’ouvrait, on trouverait au-dedans de lui un petit mécanisme ingénieux comme dans le canard de Vaucanson. » — Ce ne sont pas ici des jugements, ce sont des éléments de jugements. […] mais il n’y a rien entre deux84. » Quel parfait jugement et qui caractérise Fleury ! […] On était dans l’attente après le jugement ; c’était la préoccupation universelle. […] Il faut bien de la fermeté et de l’étendue dans l’esprit pour que le jugement triomphe de ces impressions.

90. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre septième »

Ici encore il n’y a pas un jugement nouveau à porter, avec tous les risques attachés aux opinions nouvelles ; c’est le jugement de deux siècles dont il faut donner les motifs. […] Sur les qualités de la personne, comme sur l’esprit de Louis XIV, on n’en est pas réduit à choisir entre des jugements contradictoires. […] Je ne m’étonne donc pas qu’un prince que Molière qualifie de roi judicieux 203 eût du goût, le goût n’étant que la plus grande délicatesse du jugement. […] Sermon sur le Jugement dernier. […] 1er Dimanche de l’Avent. sermon sur le Jugement dernier.

91. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Mémoires de madame Roland »

En présence des jugements passionnés et contradictoires, les historiens eux-mêmes, — je parle des historiens amis, — se sont comportés comme des avocats dans un procès. […] C’est l’histoire de Jean-Jacques et de tant d’autres qui valaient moins que lui. » Voilà ce que j’appelle des jugements irréfragables, de première main, et qui tous concourent dans une même impression. […] J’ai connu personnellement cette femme dont la mort héroïque a expié l’égarement ; dont l’âme ardente et la tête ambitieuse eussent mérité un cloître ou une principauté ; dont l’esprit fin et turbulent était aussi propre à diriger des intrigues qu’incapable d’écrire avec fidélité les scènes d’horreur où elle n’avait pas craint de jouer un rôle. » Ce jugement est sévère, et je ne le donne qu’à raison de l’autorité que j’accorde aux paroles de Mallet du Pan. […] Elle avait été liée d’assez bonne heure avec Linguet, le maître de Mallet, et avec bien des Genevois de sa connaissance ; il l’avait vue à Paris à l’œuvre, sur le théâtre de l’action, et il eût été curieux de l’entendre motiver ce jugement si plein, mais trop sommaire. […] Prenons garde toutefois de trop porter de nos habitudes de société dans nos jugements.

92. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre »

Aujourd’hui il a tenu à justifier au plus tôt le choix de M. le maréchal ministre en publiant par son ordre une Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, laquelle nous montre ce roi si décrié sous un jour un peu plus avantageux qu’on n’est accoutumé de le voir ; on y surprend non seulement des jugements justes, mais d’honorables velléités et des désirs de bien faire ; on y saisit l’instant remarquable et fugitif où Louis XV fut tenté d’être quelqu’un dans son gouvernement et où il faillit devenir roi. […] On me permettra donc de revenir sur ce conflit de jugements en toute liberté et sincérité. […] Ainsi, en réservant à l’égard de l’un de leurs ancêtres toute notre liberté de jugement, nous n’avons pas même à demander excuse ; nous ne faisons qu’user du droit de l’histoire. […] Remarquez que ce qui serait un jugement téméraire envers tout autre semble une conclusion indiquée avec lui. […] Saint-Simon qui l’avait pris un jour la main dans le sac et en flagrant délit de machination, pour perdre au début d’un règne quelqu’un dont il pouvait redouter la rivalité ou la contradiction, savait à quoi s’en tenir sur sa qualité morale, sur sa fibre de cœur : il suffit d’une seule occasion pareille pour avoir son jugement fixé sur la valeur morale foncière d’un homme qui peut, d’ailleurs, éblouir son monde et jeter de la poudre aux yeux des autres70.

93. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « THÉOPHILE GAUTIER (Les Grotesques.) » pp. 119-143

On aime, indépendamment du jugement critique, à savoir avec précision ce qu’a écrit l’auteur qu’on juge, ce qu’il a laissé d’imprimé ou d’inédit, et même ce qui a été pensé par d’autres à son sujet. […] Gautier est tel ; il aime, non pas à modifier, mais à retourner sans dire gare les jugements les plus reçus. […] Il y a un beau mot de M. de Bonald : « Une vie déréglée aiguise l’esprit et fausse le jugement. » Je ne pousserai pas M. […] Saint-Amant, à le bien voir, est un poëte rabelaisien fort réjoui et de bon cru ; « il avait assez de génie pour les ouvrages de débauche et de satire outrée, » c’est Boileau qui lui accorde cet éloge, et qui lui reconnaît aussi des boutades heureuses dans le sérieux : ce jugement reste vrai et irréfragable. […] Au tome V de l’édition in-8° des Critiques et Portraits (1839) on trouverait quelques pages que nous ne reproduirons pas ici, non pas que nous ayons beaucoup à y rétracter ; nous n’y corrigerions guère qu’une honteuse inadvertance qui nous a fait placer (page 535) l’exil d’Andromaque en Thrace au lieu de l’Épire ; mais, si l’ensemble de notre jugement reste le même, il y aurait à ajouter que, dans son recueil de Poésies complètes (1815), M.

94. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Vauvenargues. (Collection Lefèvre.) » pp. 123-143

Et c’est alors qu’il y a tout lieu de dire vraiment avec lui : « Les maximes des hommes décèlent leur cœur. » Il n’avait rien publié encore lorsqu’il s’annonça à Voltaire par une lettre écrite de Nancy (avril 1743), dans laquelle il lui soumettait un jugement littéraire sur les mérites comparés de Corneille et de Racine. […] En l’écrivant, Vauvenargues ne songeait certes pas à faire son portrait ; mais il se retraçait et se proposait son plein idéal à lui-même : Quand je trouve dans un ouvrage une grande imagination avec une grande sagesse, un jugement net et profond, des passions très hautes, mais vraies, nul effort pour paraître grand, une extrême sincérité, beaucoup d’éloquence, et point d’art que celui qui vient du génie, alors je respecte l’auteur : je l’estime autant que les sages ou que les héros qu’il a peints. […] Dans ses premiers jugements on peut dire que Vauvenargues fait son éducation littéraire plume en main, et que nous y assistons. […] Dans l’ordre des connaissances et des jugements, il pensait que « l’effet d’une grande multiplicité d’idées, c’est d’entraîner dans des contradictions les esprits faibles ». Dans l’ordre des sentiments et du goût, il ne croyait pas que nous fussions du tout au-dessus des peuples anciens, plus voisins que nous de l’instinct de la nature : « On instruit notre jugement, disait-il, on n’élève point notre goût.

95. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « La Harpe. » pp. 103-122

La Harpe, comme tous les vrais critiques destinés à agir en leur temps, tels que Malherbe, Boileau, Samuel Johnson, a eu le courage de ses jugements, il en a eu l’intrépidité et jusqu’à la témérité imprudente, en face de la cohue des petits auteurs offensés. […] Mais, à mesure qu’il approche des belles époques de la littérature française, ses jugements se firent et s’affermissent ; le xviie  siècle, en quelques-unes de ses parties et de ses œuvres, n’a jamais été mieux analysé. […] N’importe ; il est bon que cette première impression se donne, dût-on ensuite la pousser plus loin ; il est bon de se laisser faire avec lui, d’accueillir et de ressentir ce premier jugement, situé, si je puis dire, dans le vrai milieu de la tradition française ; il est bon en un mot d’avoir passé par La Harpe, même quand on doit bientôt en sortir. […] Au milieu des excès déclamatoires et qui sentent la réaction, cette seconde moitié du Cours de littérature offre des morceaux pleins de verve et d’une chaude sincérité, et il y subsiste des parties de bon jugement. […] Je dirai ici, comme je l’ai dit précédemment à propos du cardinal de Retz : ce n’est là qu’une esquisse et comme un premier article, qui en demanderait un second pour fixer bien des particularités et pour y développer mes jugements.

96. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre deuxième. L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement — Chapitre deuxième. Rapports du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’appétition »

En général, l’estimation, le jugement, la représentation et la perception ne sauraient jamais être primitifs ; la représentation n’existe que par un objet donné et un sujet donné qui est spectateur ou appréciateur, soit moi, soit autrui, soit ma conscience, soit une autre. […] Seuls, les états intellectuels qui les accompagnent, sensations, perceptions, jugements, raisonnements, leur communiquent une couleur distinctive et établissent entre eux des différences discernables. […] Le tort de ces systèmes est de représenter le plaisir et la douleur comme un jugement, et comme un jugement de rapports plus ou moins extérieurs ou objectifs : ce sont des relations internes et subjectives que saisit la conscience dans le plaisir ou dans la peine, et elle ne les saisit pas par un jugement, encore moins par un raisonnement, mais par ce sentiment immédiat qui est le germe de tout jugement.

97. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Première partie. Préparation générale — Chapitre III. De la sécheresse des impressions. — Du vague dans les idées et le langage. — Hyperboles et lieux communs. — Diffusion et bavardage »

De là les jugements sommaires, les mots vagues, dont on remplit ses discours et ses écrits. […] détestable, du dernier détestable, ce qu’on appelle détestable, Dorante. — Et moi, mon cher Marquis, je trouve le jugement détestable. […] Joli sert de préférence aux jugements artistiques et littéraires.

98. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — C — article » pp. 434-435

Ce n’étoit pas répondre à ce reproche ; aussi le jugement & la justesse d’esprit n’étoient pas le partage du Critique. […] François de Sales disoit, à ce sujet, qu’il n’avoit trouvé personne assez sincere pour faire un pareil aveu ; le jugement, ajouta-t-il, est une piece de laquelle ceux qui en manquent davantage pensent en être mieux fournis.

99. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — F. — article » pp. 311-312

Nous ignorons s’il a fait d’autres Ouvrages que ses Lettres à M. de Voltaire, au sujet du Testament politique du Cardinal de Richelieu ; mais ces Lettres, écrites avec autant de politesse que de jugement, donnent une idée avantageuse de son esprit, de son érudition, & de la facilité de son style. […] « Plus il imprime de force à ses raisons, dit son successeur à l’Académie, plus il les expose avec modestie ; on diroit qu’en voulant faire triompher sa cause, il a peur de triompher lui-même, il se défie de son jugement au moment même où il établit la supériorité de son opinion ».

100. (1759) Salon de 1759 « Salon de 1759 — La Grenée » p. 97

La Grenée Il y a d’un La Grenée une Assomption ; Venus aux forges de Lemnos demandant à Vulcain des armes pour son fils ; un Enlèvement de Cephale par l’Aurore, un Jugement de Paris, un Satyre qui s’amuse du sifflet de Pan et quelques petits tableaux, car les précédents sont grands. […] Et ce Jugement de Paris ?

101. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Tallemant des Réaux »

Un tel jugement, empreint de l’idolâtrie du commentateur, un tel jugement inexplicable, venant de Paulin Paris qui est fait pour mieux que pour lécher des manuscrits et soigner la toilette de l’enfant des autres, une critique grave et consciencieuse n’y saurait condescendre, et elle croit devoir le relever. […] Nous l’avons dit déjà, Tallemant des Réaux n’est capable d’aucune conclusion de jugement inévitable et souveraine, d’aucune observation vigoureusement liée, d’aucune vue d’ensemble et supérieure, sur cette société qu’il picore, abeille d’une espèce étrange qui va aux puanteurs comme l’autre aux parfums, et qui ne sait pas même construire son rayon de venin comme l’autre son rayon de miel ! […] la faute en est exclusivement plutôt au sentiment qui circule, dans ce triste livre, de la première page jusqu’à la dernière, à cette gausserie frivole qui y remplace la sévérité et la majesté du jugement.

102. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Mathilde de Toscane »

C’est là un jugement des plus fermes, des plus vaillamment clairs et des plus rares dans l’état actuel de l’opinion historique. Ce jugement, qui honore singulièrement son auteur, tient à une compréhension politique vraiment profonde. […] Je me contenterai des paroles par lesquelles il termine son jugement sur l’ensemble de la vie du pontife, et où la plume de l’historien a été constamment digne de son sujet : « Cet homme — dit-il en finissant — ne savait inspirer que des sentiments excessifs, la haine la plus violente ou le plus absolu dévouement. […] Renée s’est contenté de le signaler, mais il ne pouvait le prendre et il ne l’a pas pris, et c’est ainsi que son œuvre a payé de sa beauté, un peu diminuée, un reste de rationalisme dans les jugements de l’historien.

103. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame de Créqui »

Quant à ses jugements sur les choses et les hommes, « le plus souvent justes en dernier résultat, — dit Sainte-Beuve, — mais si secs, ce sont moins des jugements que des exécutions », comme si tout jugement n’était pas (et cela toujours) une exécution nécessaire ! […] Malgré l’appréciation la plus délicate et la plus subtile de chaque détail isolé des lettres, l’auteur de l’Introduction n’a pas porté le jugement qu’il méritait sur cet esprit d’un charme si sérieux, si animé et si profond.

104. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Hoffmann »

Quoique ce jugement soit sévère et presque dédaigneux, Henri Heine condescend pourtant à reconnaître qu’Hoffmann a une certaine puissance quand il se cramponne à la réalité. […] Pour notre part, nous n’acceptons plus cette autre moitié de jugement de Heine. […] Jugement plus cruel et descendant de bien plus haut que celui de Heine ! […] On se dit que l’homme des superstitions de l’Écosse doit toucher de bien près aux superstitions du visionnaire allemand, et toutes ces raisons combinées donnent un poids immense au jugement porté par Walter Scott sur les Contes fantastiques et sur leur auteur.

105. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « A. P. Floquet »

Si une disproportion trop choquante subsiste entre eux, le jugement devient une insolence, même quand l’admiration l’aurait dicté. […] Ni la lecture des œuvres de Bossuet, ni ses lettres, ni ses Élévations, ni ses écrits mystiques, ni cent passages de ses sermons, n’ont pu modifier ce jugement faux, coulé en plomb dans le moule à bêtises de la tête des sots, lequel jugement vient de la gloire de Bossuet et de l’éclat extérieur de sa vie, mais qu’une autre partie de cette vie pourrait réfuter, comme ses œuvres, si l’on prenait la peine de l’invoquer ! […] À cette époque de son histoire, Bossuet réalise le jugement dit sur lui par un génie fastueux : « Il voyait tout, mais sans franchir les limites posées à sa raison et à sa splendeur, comme le soleil, qui roule entre deux bornes éclatantes, et que les Orientaux appellent pour cela l’Esclave de Dieu. » Ne les franchit-il jamais ?

106. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Mémoires et journal de l’abbé Le Dieu sur la vie et les ouvrages de Bossuet, publiés pour la première fois par M. l’abbé Guettée. — II » pp. 263-279

mais il n’y a rien entre deux. » Jugement parfait et qui caractérise bien Fleury ! […] Il y a dès les premières pages un jugement assez curieux de Bossuet sur les débuts de Massillon comme prédicateur ; on y lit : Le premier dimanche de l’Avent (novembre 1690), M. de Meaux n’entendit pas le sermon du père Massillon de l’Oratoire, de crainte du froid. […] Ayant entendu le 8 décembre 1700, jour de la Conception, le sermon du père Maure de l’Oratoire prêché aux Récollets de Versailles, « notre prélat en a loué, dit Le Dieu, la pureté du style, la netteté, les tours insinuants et pleins d’esprit ; mais il n’y a trouvé ni sublimité ni force ; il le tient même au-dessous de son confrère le père Massillon. » Mais ce n’est pas un jugement définitif, et l’on voit que, le vendredi 4 mars 1701, « il entendit à Versailles le sermon de la samaritaine prêché par le père Massillon, dont il fut très content. » Toutefois, il reste vrai pour nous que Bossuet et Massillon ne sont pas tout à fait de la même école d’éloquence sacrée, Bossuet étant de ceux qui y veulent à chaque instant la parole vive, et Massillon au contraire disant, quand on lui demandait quel était son meilleur sermon : « Mon meilleur sermon est celui que je sais le mieux. » Les jugements de Bossuet sur Fénelon sont encore plus sévères, et ils sont décidément injustes. […] Voilà le vrai de ces jugements, un vrai tout relatif ; en s’exprimant d’une manière si crue, Bossuet cédait trop à ses répugnances instinctives et abondait, comme on dit, dans son propre sens.

107. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « De la tradition en littérature et dans quel sens il la faut entendre. Leçon d’ouverture à l’École normale » pp. 356-382

Maintenons, messieurs, les degrés de l’art, les étages de l’esprit ; encourageons toute recherche laborieuse, mais laissons en tout la maîtrise au talent, à la méditation, au jugement, à la raison, au goût. […] Mais cela dit, et nonobstant ces suppléments d’enquête toujours ouverts, conservons, s’il se peut, la légèreté du goût, son impression délicate et prompte ; en présence des œuvres vives de l’esprit, osons avoir notre jugement net et vif aussi, et bien tranché, bien dégagé, sûr de ce qu’il est, même sans pièces à l’appui. […] Le jugement, ainsi retrempé à sa source, dût-il rester inférieur quelquefois à ce qu’on avait trouvé précédemment, y reprend du moins de la vie et de la fraîcheur. […] J’ai souvent remarqué que, quand deux bons esprits portent un jugement tout à fait différent sur le même auteur, il y a fort à parier que c’est qu’ils ne pensent pas en effet, pour le moment, au même objet, aux mêmes ouvrages de l’auteur en question, aux mêmes endroits de ses œuvres ; que c’est qu’ils ne l’ont pas tout entier présent, qu’ils ne le comprennent pas actuellement tout entier. Une attention et une connaissance plus étendues rapprocheraient les jugements dissidents et les remettraient d’accord.

108. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article » pp. 193-194

Cette compilation, où il a souvent mis du sien, lui attira beaucoup d’ennemis, comme s’il n’étoit pas permis d’apprécier les Productions des Auteurs, quand ils les soumettent au jugement du Public par la voie de l’impression. […] Ce défaut est assez ordinaire aux Biographes ; ils ont plus de zele pour leur Héros, que de jugement & de goût.

109. (1870) De l’intelligence. Première partie : Les éléments de la connaissance « Livre deuxième. Les images — Chapitre premier. Nature et réducteurs de l’image » pp. 75-128

Des jugements généraux acquis par l’expérience leur sont associés, et tous ensemble ils forment un groupe d’éléments liés entre eux, équilibrés les uns par rapport aux autres, en sorte que le tout est d’une consistance très grande et prête sa force à chacun de ses éléments. — Chacun peut observer sur soi-même la puissance réductrice de ce groupe. […] Puis vint ce jugement fondé sur des idées générales : « C’est un rêve. » A l’instant, et définitivement, l’image ridicule se distingua et se sépara des souvenirs affirmés, pour rentrer dans la région des purs fantômes. Je n’avais pas encore ouvert les yeux ; la sensation des objets présents n’avait pas fait son office, du moins elle ne l’avait fait que pour ranimer les souvenirs ordinaires et les jugements généraux ; c’étaient ces jugements et ces souvenirs qui, par la fixité de leur ordre et par la cohérence de leur groupe, avaient opéré la réduction nécessaire et vaincu la tendance naturelle par laquelle l’image nous fait illusion. […] Quelques jours après, je rêvais qu’en effet j’étais condamné à mort par ordre du ministre, sans avoir passé en jugement. […] L’arrêt mutuel, le tiraillement réciproque, la répression constituent par leur ensemble un équilibre ; et l’effet que l’on vient de voir produit par la sensation, correctrice spéciale, par l’enchaînement de nos souvenirs, par l’ordre de nos jugements généraux, n’est qu’un cas des redressements perpétuels et des limitations incessantes que des incompatibilités et des conflits innombrables opèrent incessamment dans nos images et dans nos idées.

110. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — S. — article » pp. 171-172

S'il lui arrive quelquefois d'ajouter quelque chose aux Auteurs qu'il met à contribution, ce sont ordinairement des erreurs ou des absurdités qui décelent à la fois l'ignorance, la platitude, & un défaut de jugement. […] En attendant, nous nous faisons un devoir de rectifier ici le jugement que nous avions d'abord porté de cette énorme Compilation, & qui n'est pas encore près de sa fin.

111. (1707) Discours sur la poésie pp. 13-60

Il n’y a qu’à établir précisément en quoi elle consiste, et régler ensuite là-dessus, le jugement qu’on en doit faire. […] Si elle l’est avec excès, on extravague ; si elle l’est modérément, le jugement y puise les plus grandes beautés de la poësie et de l’eloquence. […] Qu’on me pardonne encore cette réflexion : ce qui choque le plus les partisans des anciens dans le jugement qu’on porte en faveur des modernes, c’est l’orgueil qu’ils en croyent la source. Ils regardent ceux qui portent ce jugement comme idolâtres d’eux-mêmes, et s’attribuant, au mépris des anciens, une force de raison et une supériorité de génie, qu’ils n’avoient pas. […] Le Parnasse, les fanatiques, Astrée, l’homme, le poëme des apôtres, et celui du plaisir sont déja connus par le jugement qu’en a porté l’académie des jeux floraux ; et l’ode de la gloire et du bonheur du roi dans les princes ses enfans, et celle de la sagesse du roi supérieure à tous les événemens, ont aussi pour elles le jugement de l’académie françoise.

112. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « L’abbé de Bernis. » pp. 1-22

Duclos, son ami, l’un de ceux qui ont le mieux parlé de lui, et dont la brusquerie habituelle s’est adoucie pour le peindre, a dit : « De la naissance, une figure aimable, une physionomie de candeur, beaucoup d’esprit, d’agrément, un jugement sain et un caractère sûr, le firent rechercher par toutes les sociétés ; il y vivait agréablement. » Marmontel enfin, moins agréable cette fois que Duclos, et avec moins de nuances, nous dit : « L’abbé de Bernis, échappé du séminaire de Saint-Sulpice, où il avait mal réussi, était un poète galant, bien joufflu, bien frais, bien poupin, et qui, avec le Gentil-Bernard, amusait de ses jolis vers les joyeux soupers de Paris. » Cette figure ronde et pleine, cette belle mine rebondie et à triple menton, qui frappe dans les portraits de Bernis vieilli, il la prit d’assez bonne heure : mais d’abord il s’y mêlait quelque chose d’enfantin et de délicat ; et toujours, jusqu’à la fin, le profil gardera de la distinction et de l’élégance : le front et l’œil sont très beaux. […] » Dans sa pièce de début, À mes Pénates, Bernis avait parlé assez sévèrement de Voltaire, et l’avait apostrophé comme si ce brillant esprit avait été dès lors en décadence : il revint très vite sur ce jugement de jeunesse ; ils se lièrent, et Voltaire, tout en l’applaudissant et le caressant beaucoup, lui donna un de ces sobriquets qu’il excellait à trouver, et qui renferment tout un jugement. […] Il y aurait mauvaise grâce, après un tel jugement, si plein de sens et de candeur, à se donner le plaisir facile de railler Bernis sur ses vers. […] Cette fine remarque de Bernis sur le vernis d’esprit philosophique qui était alors partout, s’appliquerait aujourd’hui à bien d’autres vernis également répandus, vernis de talent, vernis d’esprit, vernis de jugement. […] Où est l’esprit vrai, le jugement original et neuf ?

113. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire de l’Académie française, par Pellisson et d’Olivet, avec introduction et notes, par Ch.-L. Livet. » pp. 195-217

Mais si je crois sentir en lui une première couche légère de provincialisme, ce n’est qu’au fond de certains de ses jugements et non dans l’élégance accomplie de sa diction. […] Il est fâcheux que l’on n’ait pas continué l’histoire de l’Académie sur le plan et dans le détail de Pellisson : il s’est arrêté après l’exposé de ce qui arriva pour le jugement du Cid. […] Qu’on se figure, sur chaque œuvre capitale qui s’est produite en littérature, un rapport, un jugement motivé de l’Académie prononcé dans les six mois ; et qui (toute proportion gardée, et en tenant compte des temps et des convenances diverses) n’eût pas été inférieur pour le bon sens, pour l’impartialité et la modération, à ces sentiments sur Le Cid. De tels jugements formeraient aujourd’hui une suite et comme une jurisprudence critique bien mémorable, et n’auraient pas été sans action certainement sur les vicissitudes et les variations du goût public. […] Je suis donc plus favorable à l’abbé d’Olivet que son éditeur lui-même, et je pense qu’il ne faut pas se hâter de le déclarer en faute pour ce qui est du jugement : c’était un bon esprit, bien qu’un peu sec.

114. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par. M. le Chevalier Alfred d’Arneth »

elle lui reconnaît ce don et ce bonheur de se faire aimer, qui est, selon elle, l’unique ressource et félicité de l’état de souverain : « Vous l’avez si parfaitement acquis (ce bonheur), ne le perdez pas en négligeant ce qui vous l’a procuré : ce n’est ni votre beauté, qui, effectivement, n’est pas telle, ni vos talens, ni votre savoir (vous savez bien que tout cela n’existe pas), c’est votre bonté de cœur, cette franchise, ces attentions, appliquées avec tant de jugement. […] … » On sourit à la seule idée d’une telle comparaison entre Mesdames, filles de Louis XV, et celle dont Frédéric, le glorieux rival et ennemi, a parlé comme « d’une grande femme, faisant honneur à son sexe et au trône. » Nous reviendrons sur ces jugements de Marie-Thérèse, portés par l’adversaire qui passa sa vie à se mesurer contre elle, et qui lui a rendu le plus digne, le plus historique des hommages. […] J’ai tant vu d’injustices de ce genre et de faux jugements accrédités, à force d’être répétés, sur des personnes qui ne les méritaient pas, que je laisse toujours dans mon esprit une porte entr’ouverte à la contradiction et au doute. […] Il y a de quoi : un roi de vingt ans et une reine de dix-neuf, et toutes leurs actions sont comblées d’humanité, générosité, prudence et grand jugement. […] Les pièces toutefois subsistent, et l’histoire a ses jugements inflexibles.

115. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — I. » pp. 287-307

La Correspondance littéraire de Grimm est un des livres dont je me sers le plus pour celles de ces études rapides qui se rapportent au xviiie  siècle : plus j’en ai usé, et plus j’ai trouvé Grimm (littérairement, et non philosophiquement parlant) bon esprit, fin, ferme, non engoué, un excellent critique en un mot sur une foule de points, et venant le premier dans ses jugements ; n’oublions pas cette dernière condition. […] Grimm était doué de ce talent de jugement et de finesse, qui de près est si utile, et de loin si peu apparent. […] Grimm eut l’esprit assez élevé et assez équitable pour ne point donner dans ce petit côté et pour ne point faire céder le jugement à la passion ou à une curiosité maligne. […] Il lui donne les jugements les plus sûrs et les meilleures directions à l’égard de tous ceux qui l’entourent ; il l’avertit de ses défauts à elle : « Ne précipitez rien, je vous en conjure ! […] Je me permets d’insister sur Grimm ; la France, ce me semble, lui doit des réparations ; on ne l’a payé trop souvent de ses services et de ses talents voués à notre littérature, que par un jugement tout à fait injuste et, à certains égards, inhospitalier.

116. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — II. (Fin.) » pp. 308-328

En l’interrogeant là-dessus, nous ne tarderons pas à le connaître dans la qualité de son esprit et dans l’excellence de son jugement. […] s’écria Rousseau : vous ne m’avez jamais dit du bien de vous. » J’en viens aux jugements de Grimm sur ses principaux contemporains, à commencer par Fontenelle. […] Sur Buffon, Grimm a de beaux jugements et des discussions solides. […] Voltaire n’est nulle part mieux défini dans ses œuvres et dans son caractère, que par le détail des anecdotes et l’ensemble des jugements qui sont consignés dans Grimm. […] Les jugements fins et vrais, les révélations piquantes, se retrouvent à cent autres pages.

117. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre II : La littérature du xviie  siècle »

Nisard ait donné une grande place à Descartes, et le jugement qu’il en porte me paraît de tous points excellent. […] Dans tous les jugements de M.  […] Je m’étonne de ce jugement dans cet esprit si juste et si droit. […] C’est encore un excès du même genre que je trouve dans ce jugement de l’auteur sur l’Académie française. […] A merveille, voilà le vrai Bossuet supérieurement saisi ; mais il y avait donc quelque chose de nouveau à dire, et le premier jugement était incomplet.

118. (1716) Réflexions sur la critique pp. 1-296

Tout cela bien aprétié, n’est qu’une imagination heureuse, mais qui pour l’ordinaire nuit au jugement, à mesure qu’elle est forte et dominante. […] Il n’en est pas de même, quand leur jugement s’étend au-delà des faits, et qu’ils prononcent sur des choses dont la raison commune est l’arbitre. […] Me D soûtient qu’ils ne m’ont approuvé qu’à la grande honte de leur jugement. […] Le public s’appuye alors sur ce jugement ; et ce jugement lui-même n’étoit appuyé que sur l’admiration publique. […] Mais le jugement et le goût resserrent de beaucoup ces richesses.

119. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « VICTORIN FABRE (Œuvres publiées par M. J. Sabbatier. Tome Ier, 1845. » pp. 154-168

Le second volume de ces œuvres ayant paru avant le premier, nous en avons parlé dans la Revue de Paris du 11 juin dernier ; la publication actuelle du premier volume, qui contient des fables, des poëmes académiques et quelques autres poésies, ne pourrait que modifier très-peu notre premier jugement, et nous n’y insisterions pas aujourd’hui, si la Vie de Victorin Fabre, que l’honorable éditeur, M. […] Les lettres confidentielles et admiratives de Ginguené, de Garat et de Maury, qui roulent sur cette grande affaire, et que cite au long le biographe, restent curieuses et montrent à quel point les jugements venus de près, de la part même de ceux qui semblent le plus compétents, sont sujets à illusion. […] Mais que peut-on dire quand le biographe, au milieu des jugements outrageux qu’il fait planer sur tout ce qui écrit, exige pour son auteur une admiration exclusive et sans réserve ? […] L’éditeur répète à chaque page de sa Notice qu’il n’y a plus ni critique, ni indépendance de jugement en France ; il aurait trop lieu de le croire, si de pareilles énormités littéraires passaient tout à fait inaperçues.

120. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Œuvres littéraires de M. Villemain (« Collection Didier », 10 vol.), Œuvres littéraires de M. Cousin (3 vol.) » pp. 108-120

Depuis lors, les choses ont bien changé ; la critique est devenue plutôt historique et comme éclectique dans ses jugements. […] Ses jugements, si exquis à l’origine, sont difficiles à saisir dans leur conclusion ; il les faudrait surprendre comme au vol, à l’état d’épigrammes charmantes, ou les dégager soi-même des riches sinuosités où il les déploie. […] Dans ses excellents rapports annuels à l’Académie, les bons juges qui savent tout saisir ne trouvent rien à désirer ; eu égard à ceux qui ne sont pas juges et au public, on voudrait plus de relief dans les jugements. […] Cet esprit de nette et rapide justesse, dont un mot d’éloge senti et vivement accordé serait tout un suffrage, est lui-même sensible à l’approbation des autres comme s’il n’avait pas en soi un jugement supérieur qui le tranquillise.

121. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre troisième. De la sympathie et de la sociabilité dans la critique. »

Aussi dans les esprits trop critiques y a-t-il souvent un certain fond d’insociabilité, qui fait que nous devons nous défier de leurs jugements comme ils devraient s’en défier eux-mêmes. Pourquoi le jugement de la foule, si grossier dans les œuvres d’art, a-t-il pourtant été bien des fois plus juste que les appréciations des critiques de profession ? […] Elle parle moins à notre jugement qu’à nos sentiments de sympathie et de sociabilité. […] Sans être absolu, le jugement théorique est possible et constitue la vraie critique.

122. (1760) Réflexions sur la poésie

Cette manière de penser, si j’ose rendre compte ici de la disposition unanime de mes confrères, dirigera dans la suite plus que jamais le jugement de l’Académie Française sur les pièces de poésie qu’on lui adresse pour le concours. […] Cependant, pour acquérir le droit d’être plus sévère à l’avenir, elle a pris le parti, depuis quelques années, de laisser aux poètes le choix des sujets, mais elle voit avec peine que les auteurs semblent se négliger à proportion de la liberté qu’elle leur laisse, et de la rigueur qu’elle a résolu de mettre dans ses jugements. […] En un mot, aucune des pièces n’a paru propre à faire sur le public assemblé cette impression de plaisir, qu’il est en droit d’attendre d’un ouvrage couronné par le jugement d’une société de gens de lettres. […] Entre plusieurs raisons qu’on en pourrait apporter, et qui se présentent assez facilement, en voici une que je soumets au jugement des maîtres qui m’écoutent.

123. (1880) Goethe et Diderot « Note : entretiens de Goethe et d’Eckermann Traduits par M. J.-N. Charles »

Mais je cherche des jugements qui vont à fond et des idées qui me disent que je suis devant le dieu Gœthe, puisque c’est ainsi qu’on l’appelle. […] Sainte-Beuve aussi, que c’est un jugement ou une découverte ! […] Casimir Delavigne… Ce qui fait la supériorité de Béranger (de Béranger, le chauvin, le chansonnier républicain, l’ennemi des jésuites, etc.), c’est son indépendance des façons de voir de son temps…  » Le jugement sur M.  […] Prenez les jugements de celui qu’il appelle le plus grand des critiques sur lord Byron, Molière, Voltaire, Shakespeare, Diderot, etc., tous ces esprits éclairés de tant de côtés à la fois par leur propre gloire, et sur lesquels on est tenu, pour être un grand elle plus grand critique, de dire un mot qui n’a pas été dit, démontrer une qualité ou un défaut qu’on n’avait pas vu jusque-là, et demandez-vous si toutes ces gloses de Gœthe au bon Eckermann ne sont pas faites avec des idées qui sont dans la circulation, ou qui, si elles n’y étaient pas, pourraient y être mises par la première plume moyenne venue, la première plume honnête et modérée.

124. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Lépicié » pp. 275-278

Il y a là de quoi désespérer tous les grands artistes et leur inspirer le plus parfait mépris pour le jugement du public. […] Si les phénomènes nous étaient présens, nous pourrions sur-le-champ rendre compte de notre jugement, et nous aurions la science. […] S’il arrive qu’on demande à un homme de goût la raison de son jugement, que fait-il ?

125. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 10, du temps où les hommes de génie parviennent au mérite dont ils sont capables » pp. 110-121

Enfin ces professions demandent un jugement mûr, et sur tout de la fermeté sans opiniâtreté. […] Comme l’imagination a plûtôt acquis ses forces que le jugement ne peut avoir acquis les siennes, les peintres, les poëtes, les musiciens et ceux dont le talent consiste principalement dans l’invention, ne sont pas si long-temps à se former. […] Les enfans, dont les membres sont formez de trop bonne heure, deviennent infirmes et maigres dès l’adolescence : ainsi de tous les enfans ceux qui me donnent le moins d’esperance, ajoûte Quintilien, ce sont ceux-là mêmes à qui le monde trouve plus d’esprit qu’aux autres, parce que leur jugement est avancé.

126. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — J. — article » pp. 531-533

Le Poëme du Jugement de Pâris est une espece de phénomene. […] Le Jugement de Pâris a été suivi d’un volume de Fables & d’un volume d’Historiettes & Nouvelles, en Vers, dont le ton original distingue ce jeune Poëte des Fabulistes & des Conteurs de nos jours.

127. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — N. — article » pp. 412-415

On peut les regarder comme un jugement prononcé par Apollon lui-même, de l’avis des Muses & des Graces. […] Telle est du moins notre opinion, & M. le Duc de Niv*** nous le pardonnera d’autant plus volontiers, qu’il a la modestie d’abandonner les siennes au jugement de la critique, & que cette opinion tend à l’indulgence, le vrai caractere de sa philosophie.

128. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 21, de la maniere dont la réputation des poëtes et des peintres s’établit » pp. 320-322

Mais il a la facilité de se laisser troubler dans son jugement par les personnes qui font profession de l’art auquel l’ouvrage nouveau ressortit. […] Quand je dis que le jugement du public est désinteressé, je ne prétens pas soutenir qu’il ne se rencontre dans le public des personnes que l’amitié séduit en faveur des auteurs, et d’autres que l’aversion prévient contr’eux.

129. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Correspondance diplomatique du comte Joseph de Maistre, recueillie et publiée par M. Albert Blanc » pp. 67-83

Je parlais il y a peu de temps et ici même de Joseph de Maistre, et j’en parlais d’après les jugements d’un esprit exact et rigoureux, d’un savant moderne, M.  […] Est-ce faiblesse de ma part, incertitude de jugement ? […] On n’attend pas de Joseph de Maistre un jugement froid et des paroles mesurées : il a sur ces terribles combats dont l’issue tient le monde en suspens, sur ces grands revers et ces désastres inénarrables dont il est témoin, des attentes, des transes, des espérances et des cris de joie, qui nous étonnent, qui nous blessent. […] Et pourtant que de contradictions traversent ces jugements si absolus et si tranchants, à y regarder de près ! […] Mais du fond des idées avec lui, je le répète, et de la solidité du jugement, il en faut peu parler.

130. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « J.-J. Weiss  »

Malgré cela, il peut se rencontrer tel système de critique, tel ensemble de jugements qui vaille pour d’autres encore que pour celui qui les a formulés, qui « fasse autorité », comme on dit. […] En mesurant une œuvre, il se souvient de toutes celles qu’il a déjà mesurées : il porte en lui une sorte d’étalon immuable ; Il demeure le même en face des œuvres multiples qui lui sont soumises : et c’est pour cela que l’on comprend les raisons de tous ses jugements et qu’ils peuvent former un corps de doctrine. […] Weiss, nous retranchons de l’expression de ses jugements ce qui s’y mêle toujours de fantaisie, d’outrance et d’humeur, notre sentiment total sur l’œuvre qu’il a étudiée ne s’en trouve pas moins modifié et enrichi. […] Ce passage et beaucoup d’autres du même genre nous font parfaitement comprendre les jugements portés par M.  […] Relisez les études sur Polyeucte, Esther, l’Étrangère, Diane de Lys, le Légataire, les Effrontés, Ruy Blas et le Jeu de l’amour et du hasard, etc  Mais, là même où il ne fait que développer à sa manière et rajeunir le jugement de la tradition, il se glisse dans sa critique quelque chose d’aventureux, de fantasque, d’invérifiable.

131. (1913) Le bovarysme « Première partie : Pathologie du bovarysme — Chapitre III. Le Bovarysme des individus »

C’est donc, dans la faculté d’apprécier dans le goût, dans le jugement qu’il fait tenir le sentiment de sa valeur. […] La même incompétence motive ses jugements : impuissant à concevoir les raisons des opinions les plus ordinaires, à ressentir les goûts les plus simples, il se prévaut de cette impuissance pour se targuer de sublimité. […] La pauvreté de son esprit percerait aux motifs de ses jugements. […] Car cette nouveauté et cette rareté prouveront aux snobs, si leur jugement est ratifié, la perfection de leur goût, tandis qu’en raison de la difficulté du jugement à porter, il leur sera permis de rejeter l’insuccès sur la bassesse du vulgaire.

132. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. DE BARANTE. » pp. 31-61

C’est d’ailleurs le caractère et la qualité de certains esprits que, tout en atteignant à la réputation méritée, ils ne tombent pas dans les grands chemins et sous les jugements courants de la foule ; ils échappent ainsi au lieu-commun de la louange ; ils demeurent des sujets choisis. […] Il tendait à substituer aux jugements passionnés et contradictoires une critique relative, proportionnée, explicative, historique enfin, mais qui n’était pas dénuée de principes ; loin de là, une sorte d’austérité y mesurait à chaque moment l’indulgence. […] On peut dire que, pour bien des esprits distingués, c’était un compte rendu de leurs impressions et de leurs jugements sous une forme nette qu’ils durent vite adopter et reproduire9. […] Nous voudrions surtout ici tâcher d’en bien expliquer et d’en raconter en quelque sorte la pensée, en nous servant presque de la méthode de l’auteur, c’est-à-dire sans trop prétendre juger d’abord, et il se trouvera peut-être que tout naturellement ensuite le jugement ressortira. […] Que le Charles XII d’alors se précipite fatalement par ses fautes, que Louis XI s’éteigne à petit feu dans ses hypocrites intrigues, l’historien saura faire entendre le jugement des peuples sur leur tombe.

133. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (6e partie) » pp. 129-176

Je ne lui pardonne plus la lâche poursuite de la reine jusqu’à l’échafaud ; le dernier trait de ce jugement venge d’un mot Marie-Antoinette et dénude le cœur de l’héroïne des Girondins. […] » Et maintenant voilà ce que je pense de moi-même et de ce jugement. XVII Ce jugement est une ode plus qu’un arrêt. […] Il ne doit point y avoir de jugement d’ensemble sur un champ de bataille couvert de morts, combattants, victimes ou assassins, dont chacun a sa cause, son drapeau, sa foi, sa vertu, son excuse, son crime à part et différents. […] C’est un enseignement propre à fausser le jugement de ce peuple et non à le moraliser ; c’est un mensonge à la postérité, qui a droit à aimer ou à abhorrer selon les œuvres ; c’est une offense à Dieu, dont vous faites mentir la justice dans votre bouche ; c’est un crime contre la conscience, dont vous étouffez la voix par un chant de triomphe, au lieu de lui livrer les justes à récompenser, les criminels à punir.

134. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Introduction »

Une majorité n’est encore qu’une réunion de jugements individuels, dont aucun en particulier n’a le droit de se préférer au mien, et le nombre ici ne fait rien à l’affaire. […] Chacun ne peut juger qu’avec son jugement, ne peut penser qu’avec sa pensée, cela est évident ; mais il ne suit point de là que la vérité soit individuelle et qu’il n’y ait pas en soi une vérité absolue que chacun atteint dans la mesure où il le peut, et qu’il transmet aux autres dans la mesure où ils sont capables de la recevoir. […] On objectera encore que dans beaucoup de circonstances nous ne jugeons pas par nous-mêmes, mais que nous nous en rapportons au jugement d’autrui. Dans ce cas-là, c’est que le jugement d’autrui nous paraît une bonne raison d’affirmer, et en définitive ce que nous affirmons alors, ce n’est pas la chose elle-même, c’est la véracité et la compétence du témoin qui nous la transmet. […] Lorsque la morale défend les jugements téméraires, ne nous ordonne-t-elle pas de nous éclairer avant de parler, c’est-à-dire d’examiner, de contrôler, de voir clair par nous-mêmes ?

135. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « La Révolution française »

Elle n’est pas seulement de la grande peinture, elle est aussi — et avant tout — un jugement prononcé par l’homme au nom de Dieu et de la vérité, et, comme tous les jugements, elle ne s’établit que sur une enquête sagace et profonde. […] Quant aux réformes elles-mêmes, le jugement qu’en porte Cassagnac est plus favorable que je ne l’aurais pensé à l’avance, venant d’une si haute intelligence historique et si libre des préoccupations contemporaines. […] Au contraire, à mes yeux du moins, ce jugement sur les hommes de la Révolution est le côté véritablement supérieur et profond de l’Histoire des Causes, et je demande qu’on me permette de déduire les raisons de cette opinion. […] Chaque détail, sévèrement étudié, entraîne un jugement, et ce jugement est d’un esprit ferme, qui a vu, par-dessous les illusions grandissantes, le fonds et le tréfonds des grands coupables qu’on croit des grands hommes, et qui est revenu de l’abîme de toutes ces consciences comme Dante revint de son Enfer.

136. (1901) Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Deuxième série

Cet artiste considère comme absolument méprisable et nul le jugement de la foule. […] Il y a trois critiques : 1° celle qui s’exerce Sur les auteurs contemporains ; 2° celle qui développe, avec des variantes légères, les jugements traditionnels sur les auteurs du passé, 3° celle qui tente de revenir à fond sur ces jugements. […] Quel jugement l’avenir portera-t-il sur Victor Hugo ? […] de son goût et de son jugement, quand nous le voyons, dans cet ouvrage même (t. […] C’est là le caractère essentiel de tous les jugements de goût.

137. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXIXe entretien. Œuvres diverses de M. de Marcellus (2e partie) » pp. 5-63

La tête était, au physique comme au moral, immense, le jugement sain, le cœur sec, froid. […] Ses Mémoires parurent : ils étonnèrent le monde par l’esprit de ses jugements sur les hommes et sur les choses de son temps. […] Je lui suis très reconnaissant en ce qui me touche ; je n’avais jamais été de ses amis, je n’avais aucun droit à m’attendre à ses jugements favorables. […] C’est le jugement qu’en porte M.  […] reprit Christopoulos, point de jugement arrêté d’avance.

138. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXIVe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (5e partie) » pp. 65-128

Mon jugement définitif sur cette héroïque et cependant sinistre figure peut-il être taxé de complicité avec le poignard ? […] Quand la Providence veut parler aux hommes avec la rude éloquence des vicissitudes royales, elle dit en un signe plus que Sénèque ou Bossuet dans d’éloquents discours, et elle écrit un vil chiffre sur le registre d’un fossoyeur. » Que peut-on accuser dans ce jugement ? […] L’époque où nous écrivons nous-même n’est pas propice à ce jugement. […] Le ciel m’est témoin que dans mon jugement d’historien sur le duc d’Orléans (Égalité), jugement que quelques âmes inflexibles ont trouvé trop doux, je ne fus influencé en rien par le désir de complaire au roi Louis-Philippe, qui régnait alors sur la France, et dont j’aurais pu ou briguer la faveur ou redouter la vengeance. […] Voilà ce que Louis-Philippe reconnut en moi dans le portrait de son père et dans mon jugement sur lui, voilà le sentiment dont il me fit remercier par son confident.

139. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 65-128

CLXXXVIII — Le jugement à mort ! […] Je ne répondis rien en apprenant que le jugement serait rendu le jour même où j’entrais en service près de Hyeronimo, dans sa propre prison. […] Il ne reste plus qu’à lui signifier son jugement et à le faire ratifier par monseigneur le duc. […] Quand le duc a signé le jugement, quand il n’y a plus d’appel et plus de remède à leur sort, on les instruit avec ménagement du supplice qui les attend ; on leur laisse quatre semaines de grâce entre l’arrêt et l’exécution pour bien se préparer avec leur confesseur à paraître résignés et purifiés devant Dieu, et pendant tout cet intervalle de temps, qui s’écoule entre la signification du jugement et la mort, on les traite non plus comme des criminels qu’on maudit, mais comme des malheureux déjà innocentés par le supplice qu’ils vont subir. […] Il ajouta que, même après le jugement, on avait encore le recours en grâce auprès de monseigneur le duc et que, dans tous les cas, le condamné avait encore un sursis de quatre semaines et de quatre jours entre l’arrêt suprême et l’exécution ; enfin que, pendant ces quatre semaines et ces quatre soleils de sursis, le condamné, soulagé de toutes ses chaînes derrière sa grille, ne subissait plus le secret, mais qu’il était libre de recevoir dans sa prison ses parents, les prêtres, les moines charitables et tous les chefs des confréries pieuses de la ville et des montagnes, tels que frères de la Miséricorde, frères de la Sainte-Mort, pénitents noirs et pénitents blancs, dont l’œuvre est de secourir les prisonniers, de sanctifier leur peines et même leur supplice.

140. (1892) Boileau « Chapitre III. La critique de Boileau. La polémique des « Satires » » pp. 73-88

Boileau, laissant de côté l’érudition et la diffamation, offrit aux honnêtes gens des jugements sincères, que le goût seul et un certain idéal de perfection littéraire dictaient. […] Cependant, quand on l’a lu, ne sent-on pas bien la raison générale et commune de tous ces jugements particuliers ? […] L’évolution fut achevée, quand, aux environs de 1660, dans le jugement ou dans l’instinct de quelques grands écrivains et de leur public, la conciliation fut faite entre l’admiration des anciens, maîtres de l’art et guides du goût, et l’indépendance de la raison, plus confiante chaque jour en ses forces, et plus rebelle à toute autorité. […] Il affirme la nécessité de tout soumettre au bon sens, au jugement, et il tire les règles absolues des genres des ouvrages des anciens.

141. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Beaufort » pp. 308-316

le jugement de Midas . tableau de réception de Bounieu. […] Les figures ne tiennent pas davantage dans le jugement de Salomon du Poussin. […] Quand on a le courage de faire le sacrifice de ces épisodes intéressans, on est vraiment un grand maître, un homme d’un jugement profond ; on s’attache à la scène générale qui en devient tout autrement énergique, naturelle, grande, imposante et forte. […] Ensuite je chercherai si Michel-Ange a pu, avec quelque jugement, mettre la figure de l’homme en contradiction avec ses mœurs, son histoire et sa vie.

142. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome II « Les trois siècles de la littérature françoise. — H — article » pp. 507-511

L’Abbé Desfontaines fut un des premiers à en faire connoître les défauts, & sa critique se trouva bientôt d’accord avec le jugement du Public, qui revint, à cette occasion, de ses premiers applaudissemens. […] Son Histoire du Commerce & de la Navigation des Anciens, est dans la maniere de l’Auteur, c’est-à-dire qu’on y trouve une érudition sage & éclairée par un jugement exquis.

143. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Préface » pp. 1-3

Depuis vingt-cinq ans déjà que j’ai débuté dans la carrière, c’est la troisième forme que je suis amené à donner à mes impressions et à mes jugements littéraires, selon les âges et les milieux divers où j’ai passé. […] Des juges ordinairement plus sévères ont bien voulu dire de ces articles du Constitutionnel, et en les approuvant : « Il n’a pas le temps de les gâter. » J’accepte le jugement, trop heureux d’y trouver à ce prix un éloge.

144. (1930) Physiologie de la critique pp. 7-243

Le jugement de la présidente, dit Brunetière, ne comptait pas, parce qu’elle ignorait tout de Pindare, de sa langue et de son temps. […] Et elle se défend, se légitime par ces jugements et ces arrêts comme une société par ses magistrats et ses jurisconsultes. […] Le critique, lui, est-il obligé de formuler des jugements ? […] Mais, d’autre part, en matière littéraire le jugement à lui seul ne fonde rien. […] Si le jugement procède par coups droits, le goût implique une ligne serpentine, une courbe vivante.

145. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Mézeray. — I. » pp. 195-212

j’ai beaucoup examiné et comparé, et je puis vous assurer qu’à partir d’une certaine date de notre histoire (car je ne parle pas des premiers siècles et des premières races), Mézeray est encore notre meilleur historien. » Ce jugement m’était resté dans la pensée, lorsque peu après je rencontrai une réimpression d’une partie de l’Histoire de France de Mézeray, Le Règne de Henri III, que venait de publier en province M. le pasteur Scipion Combet25, en y joignant une notice sur Mézeray qui confirmait de tout point les idées du premier juge. […] Dans les jugements assez sévères et dédaigneux que nos historiens du dix-neuvième siècle ont aimé à porter de leurs devanciers, Mézeray a toujours obtenu une exception ; son talent, sa franchise, une certaine naïveté véridique l’ont préservé. […] Indépendamment de la narration qui devient pleine, variée et nourrie, et qui est d’un mouvement facile et continu, Mézeray est un grand peintre de portraits dans les résumés qu’il donne à la fin de chaque règne et où il retrace en abrégé le caractère, les mérites ou les défauts du roi dont on a lu l’histoire Un sentiment non seulement équitable, mais humain et, autant qu’il se peut, loyal et fidèle, domine dans ces jugements et en tempère la rigueur ; s’il y a quelque circonstance atténuante ou touchante pour les monarques même les plus désastreux et les plus funestes, Mézeray ne l’omet pas. […] Frantin, dans une lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’adresser depuis le présent article, réitère avec précision son jugement sur Mézeray dans les termes suivants : Il est vrai que, parmi tant de réputations à peu près éteintes qu’on a relevées de nos jours, je me suis étonné que l’on n’eût point encore pensé au vieux Mézeray. En réimprimant sa grande Histoire, il faudrait la faire précéder de L’Avant-Clovis, commenter les premiers siècles (car les matériaux n’en étaient point connus du temps de Mézeray) ; mais de saint Louis à Louis XIII, je ne crois pas qu’aucun de nos historiens égale Mézeray pour l’exactitude, le profond jugement, et la vivacité de la narration.

146. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Charron — I » pp. 236-253

Le jugement que j’aurai à donner ne sera pas nouveau, mais il n’a pas été mis suffisamment en lumière jusqu’ici, et ce qui a été dit de vrai sur un ou deux points essentiels est demeuré trop épars et sans assez de développement. […] … L’espérance, allumant de son doux vent nos fols désirs, embrase en nos esprits un feu plein d’une épaisse fumée, qui nous éblouit l’entendement, et, emportant avec soi nos pensées, les lient pendues entre les nues, nous ôte tout jugement, et nous fait songer en veillant. […] Certes, c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l’homme ; il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme. […] L’homme est un sujet merveilleusement divers et ondoyant, sur lequel il est Ilès-malaisé d’y asseoir jugement assuré, jugement, dis-je, universel et entier, etc., etc.

147. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire des cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire, par M. Armand Lefebvre (suite et fin.) »

De tels jugements ne s’élaborent pas en un jour ; il est besoin d’y faire entrer et d’y maintenir en présence bien des termes contraires. […] Après avoir été contemporains ou fils des contemporains, après avoir passé nous-mêmes par les passions ou les suites d’impressions successives, par les flux et reflux des jugements contradictoires, complétons-nous jusqu’à la fin. […] Et nous-mêmes, reportons-nous au point de départ de nos propres jugements, quand nous commencions à réfléchir et à penser. […] L’avènement de Louis-Philippe n’avait fait qu’infirmer ou amortir cette contradiction de jugements, et, grâce à la tolérance de ce régime mixte, sous ce gouvernement mi-parti, se recrutant à la fois des orateurs constitutionnels et des vieux généraux de l’Empire, il s’était formé une opinion de bon sens, mais où il entrait bien de l’amalgame. […] On peut trouver, d’ailleurs, en ce qui est de l’explication individuelle et de la psychologie du héros, que l’historien lui-même a hésité, a varié en plus d’un endroit ; il a introduit des divisions plus commodes sans doute que réelles dans l’analyse du génie et du caractère : il semble tout accorder d’abord au Consul, même à l’Empereur, et ensuite, dans quelques-uns des avant-derniers volumes, il paraît vouloir revenir sur ses premiers jugements ; il lui retire beaucoup, pour tout lui rendre encore une fois au dernier moment, aux heures du suprême effort et de l’adversité.

148. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Pline le Naturaliste. Histoire naturelle, traduite par M. E. Littré. » pp. 44-62

Il avait cette finesse de réflexion de laquelle dépend l’élégance et le goût, et il communique à ses lecteurs une certaine liberté d’esprit, une hardiesse de pensée qui est le germe de la philosophie… Le jugement de Buffon est extrêmement favorable à Pline ; il semble que le grand écrivain ait eu pour lui de la reconnaissance, qu’il ait deviné qu’on lui reprocherait un jour à lui-même quelques-uns des défauts qu’on peut imputer à l’auteur romain, et qu’il se soit plu d’avance à saluer en lui quelques-unes de ses propres qualités, quelques-uns des traits généraux de sa manière. […] Il y a comme de l’hospitalité dans son jugement. […] Le jugement de Cuvier, plus sévère, est beaucoup plus juste, a remarqué M.  […] Quant aux autres jugements que cite M.  […] Le jugement de Cuvier, couronné d’une ou deux des paroles de Buffon, embrasserait probablement l’entière vérité.

149. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Œuvres de Mme de Genlis. (Collection Didier.) » pp. 19-37

Il est curieux de voir le jugement qu’elle porte de l’esprit du roi futur, alors âgé de huit ans, et qui resta entre ses mains jusqu’à dix-sept : « Il avait un bon sens naturel qui, dès les premiers jours, me frappa ; il aimait la raison comme tous les autres enfants aiment les contes frivoles. » Joignez à cela l’esprit d’ordre et une mémoire étonnante. […] Je n’ai le droit d’exprimer aucun jugement personnel sur un prince que la versatilité française est en train d’exalter et d’amplifier pour le moment, après l’avoir précipité ; seulement je sais qu’un jour, pendant cinq courtes minutes, trois académiciens étaient admis en sa présence, et qu’il trouva moyen de leur dire la date de la fondation de l’Académie de la Crusca, ce qu’aucun des trois ne savait ; et il n’était pas fâché de le dire. […] Elle l’a nourri et formé à la lettre ; elle l’a bien jugé de bonne heure, et on retrouve dans ce premier jugement, on y devine toutes les qualités et les limites que la vie de ce prince a manifestées depuis. […] Il serait inutile d’appuyer sur un jugement qui est devenu peu à peu celui de tout le monde. […] Elle avait conservé le besoin d’avoir des élèves, des protégés autour d’elle, des personnes dont elle s’engouait extrêmement : sa prévention en tout l’emportait sur son jugement et lui dictait sa façon de penser et de dire.

150. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre II : La littérature — Chapitre III : La littérature du xviiie et du xixe  siècle »

Enfin il est facile de voir que la critique classique s’est réconciliée avec la critique romantique dans ce que celle-ci avait de judicieux et de conforme au bon goût, lorsqu’on lit ce jugement si délicat et si juste de M.  […] Le jugement de M.  […] Est-ce à dire que nous adhérions au jugement définitif de M.  […] Si c’est au contraire le xviiie  siècle qui a été téméraire, le xviie  siècle vient, avec sa science plus tranquille et plus mûre de l’homme, rabattre ces témérités et remettre les choses au vrai point de vue. » C’est surtout dans le jugement de M.  […] Il faut beaucoup de réserve dans les jugements que les littératures portent les unes sur les autres.

151. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Philarète Chasles » pp. 111-136

Mais ce qui est plus étonnant que le jugement de Chasles lui-même sur Bacon, c’est son jugement sur le jugement qu’a porté sur Bacon un juge bien autrement redoutable que lui, Chasles, et c’est le grand de Maistre. […] Chasles, plus intelligent et plus impartial que je n’eusse attendu d’une sensibilité aussi vibrante que la sienne, a reconnu la supériorité du jugement de J. de Maistre dans son livre d’acharnement sublime contre Bacon, contre cet homme qui fut pis qu’un homme, car il fut l’Erreur vivante, féconde, centrifuge et malheureusement immortelle. Protestant, philosophe, Anglais, ne croyant qu’au relatif et à l’expérience, Chasles fait ses réserves quand il juge le jugement de J. de Maistre ; mais ses réserves mêmes donnent la mesure d’une justice arrachée, malgré ses réserves, à l’esprit d’un critique qui, s’il manqua souvent de l’intuition du vrai, eut presque toujours celle du beau.

152. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLIVe entretien. Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers » pp. 81-176

Avec l’intelligence seule il est une glace ; avec la pensée, le sentiment, la conscience, le jugement, il est un historien. […] Dans l’action on doit combattre jusqu’à la mort pour son pays ; dans le jugement historique on ne doit écrire que pour le bon droit, la vérité, la justice. […] Thiers rachète ici, par une glorieuse justice rendue à Kléber, les partialités de son premier jugement. […] Le jugement de M.  […] Ce jugement de M. 

153. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 100-104

Piqué du jugement que nous avons porté de ses Productions, & irrité de ce que nous n'avons pas craint de nous élever contre l'abus déplorable qu'il a fait de ses talens, ce Poëte ne nous a point oubliés dans cette Satire ; mais ce qu'il dit de nous, annonce moins de talent que de haine & de fureur : aussi croyons-nous ne pouvoir mieux nous venger des sarcasmes qu'il nous prodigue, qu'en les mettant sous les yeux de nos Lecteurs. […] que m'importe à quel bas coin me marque Le faux poinçon de ce faux Aristarque, Dont la censure & dont le jugement Sont sans justesse & sans discernement ?

154. (1890) Les princes de la jeune critique pp. -299

Il étonne par l’étroitesse et la rigueur de ses jugements. […] A-t-il hasardé quelque jugement imprudent ? […] Aucun principe qui puisse servir de base à un jugement. […] Il suffit de s’en souvenir pour comprendre tous ses jugements. […] La raison, le jugement, le savoir, belle affaire !

155. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. FAURIEL. — POST-SCRIPTUM. » pp. 269-272

Il nous a semblé de plus que si cette circonstance nouvelle, si précieuse à nos yeux, en venant certainement compliquer pour nous les difficultés et multiplier les convenances, devait avoir un effet rétroactif et allait jusqu’à nous obliger à rétracter, à modifier les jugements du passé, il n’y aurait ni fond ni base solide à notre travail critique : nous n’avons donc pas hésité à maintenir dans presque tous les cas ce qui est écrit. […] En commençant cette réimpression, nous pouvions craindre d’avoir trop penché pour l’enthousiasme ; en la terminant, un scrupule contraire nous vient, et nous aurions voulu, dans plus d’un cas, avoir mieux su tempérer l’éloge, de manière à ne jamais paraître le retirer et à n’avoir point à enregistrer les retours de nos jugements après les écarts.

156. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 467-471

Le jugement des Connoisseurs prévaut à la longue, & entraîne nécessairement celui de la multitude. […] On peut ajouter encore cette anecdote qui fait honneur au jugement & à la fermeté de M.

157. (1913) Le bovarysme « Deuxième partie : Le Bovarysme de la vérité — II »

Si, après avoir mis en lumière l’universalité et la fatalité du mensonge bovaryque, on s’est gardé ici de formuler une évaluation pessimiste de la vie et de ses conditions, il faut reconnaître que cette même constatation de fait serait de nature à motiver un autre jugement chez l’immense foule des hommes qui vivent et assurent par leur confiance et leur ardeur les progrès de la vie. […] Dès lors, l’idée perd tout crédit au regard de la connaissance analytique : il nous faut réformer tous les jugements que nous avons portés lorsque nous subissions son influencé et nous en laissions imposer par son prestige.

158. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre deuxième »

Ce jugement ne dépossède pas Montaigne ; il lui fait sa juste part. […] Il y a d’ailleurs une preuve que, même au plus fort de ses spéculations, loin de négliger l’antiquité, il y puisait des sujets de méditation, et il en portait des jugements pleins de goût. […] Pour être naturel, il faut se rendre libre de toutes les impressions, de tous les jugements qui nous viennent du dehors, et qui substituent une fausse nature à la véritable ; il faut arracher cette foule d’idées parasites qui ont fait ombre sur notre propre jugement, et se faire, à force de réflexion, une sorte de naïveté. […] Tout ce qui est sorti de la plume de Descartes est marqué de cette exactitude qui, selon son jugement, a manqué à Sénèque, et qui consiste dans le rapport parfait des paroles aux pensées et dans le choix, parmi les pensées, de celles qui peuvent servir de preuves à un raisonnement. […] Ce manifeste de l’esprit moderne contre l’esprit du moyen âge, dans les deux discours préliminaires ; ce titre d’Art de penser, substitué au titre d’Art de raisonner, qui servait à définir la logique ; cette recherche des causes qui font les jugements faux ; l’autorité de la raison proclamée dans les choses de la science : tout cela est cartésien.

159. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre quatrième. Éléments sensitifs et appétitifs des opérations intellectuelles — Chapitre premier. Sensation et pensée »

Quant au jugement de différence, il n’est autre chose que la réflexion sur le sentiment de différence, réflexion qui a lieu principalement lorsque le sentiment de différence a eu plusieurs fois l’occasion de se produire. […] Si, de plus, le mot de différence a été lié au sentiment de différence, le jugement devient proposition. […] Un carré se voit et se sent, et on le sent régulier, on le sent égal par la répétition des impressions et des réactions motrices correspondantes ; si on n’avait pas ce sentiment confus et complexe d’égalité, on n’en pourrait pas dégager par le jugement l’égalité abstraite. […] C’est précisément parce qu’on ne discerne pas les sentiments d’impulsion et de désir dans les actes intellectuels qu’on se figure encore, avec Platon, un intellect pur, indépendant, une sorte de jugement contemplatif « prononçant sur la vérité intelligible ». Nous verrons plus loin que tout jugement, toute affirmation est un prélude à l’action et au mouvement, et que c’est même la conscience de cette action commençante qui est caractéristique de l’affirmation.

160. (1861) Cours familier de littérature. XII « LXXIIe entretien. Critique de l’Histoire des Girondins (3e partie) » pp. 369-430

Ce qu’il faut alors au lecteur, ce n’est pas le portrait, c’est le jugement historique et moral sur le rôle héroïque ou odieux de cet homme, c’est l’épitaphe lapidaire de son nom. […] On suit le personnage, on le pressent, on le devine, on se passionne pour ou contre lui, selon qu’on participe soi-même par l’admiration ou par l’horreur à l’héroïsme, au fanatisme, au crime ou à la vertu de l’homme historique ; on vit de sa vie ou l’on meurt de sa mort par l’imagination émue pour ou contre lui ; il disparaît, et l’historien alors reparaît lui ; et, semblable au chœur antique, cet historien prend la parole, prononce un jugement moral, court, nerveux, impartial, favorable ou implacable sur le personnage qu’il vient de représenter à vos yeux. […] J’y remarque surtout des théories sociales du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau ; il faut lire ces pages avec une extrême précaution de jugement. […] J’en ai pour preuve l’indulgente justice et la constante faveur de jugement que sa fille dévouée, madame la duchesse d’Angoulême, en France comme dans l’exil, conserva jusqu’à sa mort à mon nom. […] Qu’on en lise cependant le début : on y sent d’avance l’inflexibilité du jugement définitif.

161. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »

. — Illusions des jugements sur les contemporains. — § I. […] Toute la suite de cette histoire témoigne de quelles illusions sont mêlés les jugements contemporains, et combien peu sont ratifiés par la postérité. […] Plus législateur en cela que dans son Art poétique, ses jugements sur les personnes nous dirigent plus sûrement que ses lois sur les genres. […] Mais qui oserait se croire doué de l’impartialité de Quinctilius Varus, ou du jugement prophétique de Boileau ? […] Dans quelques études littéraires sur les contemporains, j’ai porté, à mes risques et périls, des jugements de contemporain et non d’historien.

162. (1870) La science et la conscience « Chapitre II : La psychologie expérimentale »

Taine, a singulièrement réduit, s’il ne l’a pas tout à fait supprimée, la catégorie de ces jugements dits synthétiques a priori, pour lesquels toutes les écoles rationalistes, depuis Kant jusqu’à Victor Cousin, avaient cru devoir reconnaître certaines facultés et certains procédés irréductibles à l’expérience. […] Ainsi, qu’il soit possible d’expliquer autrement que ne le fait l’école rationaliste les caractères de nécessité et d’universalité que présente toute une classe de nos jugements, c’est ce que l’analyse semble avoir démontré ; mais rien n’est moins évident que l’explication du lien qui unit les termes de ces jugements par l’association des idées convertie en habitude. […] De même, tous les jugements qui dérivent de ces principes et composent l’ordre entier des sciences de raisonnement, sont également inexplicables par la même théorie, par cela seul qu’ils ont les mêmes caractères de nécessité et d’universalité. Mon esprit n’a pas besoin d’une association habituelle pour lier d’une façon indissoluble les termes de ces jugements. […] Et alors même qu’il serait prouvé qu’il n’y a pas une seule exception à cette loi, que toujours et invariablement l’acte volontaire est déterminé, tantôt par un jugement de la raison, tantôt par un mouvement de la sensibilité, serait-on fondé à en induire que cette condition est la cause, et que l’acte n’est pas réellement libre ?

163. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure »

Si on recueillait un a un ces premiers jugements de Marais sur Voltaire, il y aurait sans cesse à corriger ; il n’est pas sûr dans son pronostic ; il tâtonne. […] Mathieu Marais, dans les jugements qu’il porte de lui-même ou qu’il répète sur les ouvrages de la jeunesse de Voltaire, nous représente très bien la moyenne de l’opinion d’alors sur ce brillant et téméraire esprit, dont le souverain bon sens échappait et se dérobait trop souvent à travers de bruyants écarts de conduite. […] Le dernier mot de Marais sur Voltaire, le sentiment qu’il partage avec le président Bouhier et qui était, à cette date, l’opinion presque universelle, c’est que « le talent de l’homme est merveilleux, mais que le jugement n’y répond point. » La faculté judicieuse et la raison de Voltaire ne commencèrent à se dégager et à se dessiner nettement à tous les yeux que dans la seconde moitié de sa carrière et depuis sa retraite à Ferney ou aux Délices. […] Ce qui est rare, c’est que Mme de Motteville n’est de rien dans tout ce qu’elle raconte, et qu’elle n’a fait qu’écrire ce qu’elle a vu et entendu, au lieu que tous les faiseurs de Mémoires sont toujours de quelque parti. » C’est là un jugement net et accompli. […] Un autre vieux classique de ce temps-là, M. de La Rivière, le gendre de Bussy-Rabutin, a jugé non moins sévèrement que Marais le salon de Mme de Lambert et son monde, quoiqu’il fût l’ami particulier de cette femme distinguée, sur laquelle nous nous permettons de différer d’opinion avec lui ; mais tous ces jugements et contre-jugements sont curieux, en ce qu’ils nous aident à comprendre le mouvement et les divisions de la société d’alors.

164. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Béranger — Béranger en 1832 »

Béranger en 1832 Dans ces esquisses, où nous tâchons de nous prendre à des œuvres d’hier et à des auteurs vivants, où la biographie de l’homme empiète, aussi loin qu’elle le peut, sur le jugement littéraire ; où ce jugement toutefois s’entremêle et supplée au besoin à une biographie nécessairement inachevée ; dans cette espèce de genre intermédiaire, qui, en allant au delà du livre, touche aussitôt à des sensibilités mystérieuses, inégales, non encore sondées, et s’arrête de toutes parts à mille difficultés de morale et de convenance, nous reconnaissons aussi vivement que personne, et avec bien du regret, combien notre travail se produit incomplet et fautif, lors même que notre pensée en possède par devers elle les plus exacts éléments. […] Un jugement, même implicite, même privé des motifs particuliers qu’il suppose, mais porté en plein sur un point de caractère par un proche témoin circonspect et véridique, peut démentir décidément et ruiner bien des anecdotes futures, que de gauches récits voudraient autoriser. […] Un peu d’eau pure au pauvre voyageur, il ne fait que rendre témoignage sincère d’une impression éprouvée par lui à cet âge de rêves épiques, lorsque, attendant l’heure d’aborder son Clovis, l’auteur futur des Clefs du Paradis et du Concordat de 1817 traitait en dithyrambe le Déluge, le Jugement dernier, le Rétablissement du Culte. […] En tête de ce volume, Béranger portera sur lui-même, sur l’ensemble de son œuvre, sur la nature de son rôle et de son influence durant ces quinze années, un jugement qu’il nous serait téméraire de devancer ici pour notre compte. […] Rien de plus mûri, de plus délicat, que la variété de ses jugements littéraires, tous individuels et de sa propre façon : c’est un rusé ignorant à la manière de Montaigne.

165. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Études sur Saint-Just, par M. Édouard Fleury. (2 vol. — Didier, 1851.) » pp. 334-358

Il y mêle des considérations politiques qui sont toutes dans le sens de l’ordre et de la défense sociale : mais, même quand il serait plus sobre de ce genre de discussions, le seul tableau des faits, la suite même des textes, les pièces à l’appui qu’il produit avec étendue, fournissent une base de jugement irréfragable, et tout lecteur, en se laissant conduire par le biographe, peut statuer à son tour en connaissance de cause et en sûreté de conscience. […] La théorie de votre jugement sera celle de vos magistratures ; et la mesure de votre philosophie dans ce jugement sera aussi la mesure de votre liberté dans la Constitution. […] Ils se présenteront, à cet effet, dans le temple, le jour de la Fête de la vieillesse, au jugement de leurs concitoyens ; et, si personne ne les accuse, ils prendront l’écharpe. […] Hamel que Saint-Just n’ait pas été plus débauché que Robespierre, sans que cela préjudiciât à mon jugement sur tous deux : leur crime n’est pas là. […] Le dénonciateur n’était ni connu ni confronté ; on n’y souffrait point de défenseurs, point d’écritures, pas même pour libeller le jugement, point d’instructions, mais un simple interrogatoire dont on ne prenait point note ; le prévenu arrêté à huit heures était jugé à neuf et fusillé à dix.

166. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, par M. Camille Rousset, professeur d’histoire au lycée Bonaparte. (Suite et fin) »

Rousset, et n’aient amené sous la portée de son jugement que des informations telles qu’il en devait nécessairement sortir le choix qu’eux-mêmes avaient préparé ? […] Peut-on admettre qu’il n’ait fait preuve de ce bon jugement que pour bien connaître les hommes, et qu’une fois choisis, ce jugement l’ait abandonné pour le livrer à leur merci sur les choses, sur les partis combinés à l’avance et désirés par eux ? […] Ce jugement de Gœthe, en définitive, ne sera point cassé : il est celui de l’histoire. […] Un jugement définitif ne sera possible sur lui (s’il l’est jamais) qu’après sa pleine et entière carrière, si brusquement rompue par la mort.

167. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Théophile Gautier (Suite et fin.) »

Les autres auteurs remarqués pour leurs jugements ou leurs comptes rendus de Salons, M.  […] La description de Théophile Gautier, en présence des tableaux qu’il nous fait voir et qu’il nous dispense presque d’aller reconnaître, a cela de particulier qu’elle est exclusivement pittoresque et nullement littéraire, et qu’elle ne se complique pas, tant qu’elle dure, de remarques critiques et de jugements. […] Les jugements ou définitions pittoresques que Gautier a donnés de tant de peintres d’hier, hommes de mérite dans les seconds, et de Léopold Robert, et du loyal Schnetz, « qui est un Léopold Robert historique, visant moins haut et plus sain », et de tous les jeunes modernes que nous savons, de ceux du jour si vivants et si présents, Gérome, Hébert, Fromentin…, tous ces jugements-portraits sont aussi vrais que distingués de couleur et de ton. […] Il vous a fait passer sous les yeux une image fidèle, une merveille de réduction toute brillantée, et il vous laisse à vous, l’homme sévère, l’arbitre inexorable du goût, l’honneur facile de prononcer, si vous y tenez, le jugement qu’il a amené, pour ainsi dire, sur vos lèvres. […] En ce qui est d’un jugement direct, il ne fait pas comme nous en certains moments où les nerfs nous prennent et sont les plus forts : il n’éclate jamais.

168. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, publiée par M. Camille Rousset, historiographe du ministère de la guerre (suite et fin) »

Louis XV lui-même le savait ; il donne implicitement raison à ce jugement de Mme de Tencin dans les lettres qu’il écrit au maréchal de Noailles, et comme ce dernier avait allégué à l’appui de son opinion celle du comte de Saxe, lequel, tout attaché qu’il était au maréchal de Broglie, disait ne rien comprendre à sa conduite, le roi répond : « Il n’est pas étonnant que le comte de Saxe n’ait pu se persuader ce qui est ; tous ceux qui n’ont pas vu le dessous des cartes sont dans le même cas, et effectivement cela est incroyable ; pourtant l’on dit déjà qu’il (le maréchal de Broglie) a sauvé l’armée par cette belle retraite ; mais j’en dirais trop et en ferais trop, si je me laissais gagner à ma mauvaise humeur ; mais vous savez que je n’aime pas les grandes punitions, et que souvent, en punissant peu et en récompensant de peu, nous en faisons plus qu’avec les plus grandes rigueurs et les plus lucratives récompenses. » Louis XV couvre ici sa faiblesse d’une belle maxime qui n’a pas son application ; pour produire tant d’effet avec un simple remuement de sourcils, il n’avait pas encore assez fait ses preuves de roi. […] Ce n’était pas l’information ni le jugement qui manquaient à ce roi : c’était la décision et le ressort. […] Il conte le plus agréablement du monde. » Ce sont là des jugements acquis à la littérature, des vérités littéraires bien établies sur Louis XIV. […] Le gros de ces jugements est fort sain. […] Si le projet qu’il a indiqué après coup est bien exact et s’il paraît assez bien combiné, l’exécution en fut déplorable. » — Je cherche partout des témoignages à l’appui de mes réserves, car il est bien difficile d’oser mettre un peu de vérité dans ces articles que j’écris, et l’on aurait peine à croire à combien de suggestions et d’instances j’ai dû résister pour maintenir ce jugement modéré et un peu restrictif sur le maréchal de Noailles.

169. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « La comédie de J. de La Bruyère : par M. Édouard Fournier. »

Le mieux serait assurément de tout concilier, de garder du passé les vues justes, les pensées ingénieuses et sensées, nées d’un premier et d’un second coup d’œil, impressions de goût qu’on ne remplacera pas, et d’y joindre les aperçus que suggèrent les faits nouveaux, d’accroître ainsi le trésor des jugements, sans en détruire une partie à mesure qu’on en construit une autre ; mais cette sagesse est rare ; la mesure n’est la qualité et le don que de quelques-uns. […] Fournier conteste ce jugement de Boileau et en prend occasion de dire au poëte-critique beaucoup de choses désagréables qu’il ne mérite pas : pédant, homme de collège, doctoral, bouffon, il lui inflige tour à tour tous ces noms et ces qualifications peu congrues : « Il se pourrait, dit-il, que La Bruyère ayant été trop agréable dans cette conversation, Boileau, qui avait la vanité volontiers envieuse des causeurs à succès, ne lui eût point pardonné ce petit triomphe remporté sur lui. » Une telle interprétation est souverainement injuste et me paraît insoutenable. […] En général, il convient d’entendre les jugements de Boileau comme ils ont été dits, avec esprit et avec sel. […] Il avait non-seulement l’air de Vulteius, mais celui de Vespasien (faciem nitentis), et toutes les fois qu’on le voyait, on était tenté de lui dire : Utere lactucis et mollibus… « C’était, un bonhomme dans le fond, mais que la crainte de paraître pédant avait jeté dans un autre ridicule opposé, qu’on ne saurait définir ; en sorte que pendant tout le temps qu’il a passé chez M. le Duc, où il est mort, on s’y est toujours moqué de lui. » Pour bien entendre ce jugement de Valincour, il faut d’abord relire l’Épître d’Horace (la septième du livre I) où il est question de ce Vulteius, lequel, ayant changé d’état, change aussi d’humeur, devient inquiet, rêveur et a l’air dépaysé. […] C’était un homme doux, gai, salé, sans vouloir l’être, et qui répandait naturellement les grâces dans la conversation ; très-sûr et extrêmement aimable… » Quand on a le bonheur d’avoir quelques lignes tout à fait particulières de la main d’un tel homme, et qui nous rendent le fond de son jugement, comment se plaire à le déprimer ?

170. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Le président de Brosses. Sa vie, par M. Th. Foisset, 1842 ; ses Lettres sur l’Italie, publiées par M. Colomb, 1836. » pp. 85-104

Il en est résulté que de Brosses, l’ami de Buffon, n’est resté grand homme que dans sa province ; et, pour l’apprécier aujourd’hui en quelques-unes de ses qualités rares, c’est à ses Lettres écrites d’Italie qu’il faut s’adresser, lettres de jeunesse, écrites pour l’intimité et entre camarades, avec toute la liberté bourguignonne et le sel du pays natal, mais remplies aussi d’observations excellentese, de libres et fins jugements sur les arts, sur les mœurs et sur les hommes. […] Ses jugements, ses impressions sur Michel-Ange et la chapelle Sixtine, sur Raphaël et les Chambres du Vatican, sont de l’homme de goût que la nature a doué avant tout d’organes délicats, et qui ne mêle à son sentiment direct rien d’étranger ni de littéraire. […] Je joindrai ici quelques-uns de ses jugements divers qui ont particulièrement trait au goût français : sur la musique, par exemple, — il jugeait la nôtre ce qu’elle était alors. […] Dante, au contraire, lui est pénible et difficile ; il le trouve d’un sublime dur : « Il me paraît plein de gravité, d’énergie et d’images fortes, mais profondément tristes ; aussi je n’en lis guère, car il me rend l’âme toute sombre. » Le Moyen Âge répugne à de Brosses ; il lui refuse le nom d’antiquité ; il visite au retour, à la bibliothèque de Modène, le docte Muratori, avec ses quatre cheveux blancs et sa tête chauve, travaillant malgré le froid extrême, sans feu et nu-tête, dans cette galerie glaciale, au milieu d’un tas d’antiquités ou plutôt de vieilleries italiennes : « Car, en vérité, dit-il, je ne puis me résoudre à donner le nom d’antiquités à tout ce qui concerne ces vilains siècles d’ignorance… Sainte-Palaye, au contraire, s’extasiait de voir ensemble tant de paperasses du xe  siècle. » — Tous ces jugements se tiennent, on le sent, et s’accordent soit en littérature, soit en peinture ou en musique ; et celui qui aime tant l’Arioste pourra se déclarer de la sorte en faveur de Pergolèse : Parmi tous ces musiciens, mon auteur d’affection est Pergolèse. […] Ce sentiment du beau et de l’antique, ou des merveilles pittoresques modernes, qui fait l’honneur de leur jugement, de Brosses ne se donne aucune peine pour l’avoir et pour l’exprimer : il l’a du premier bond et le rend par une promptitude heureuse.

171. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XV. M. Dargaud » pp. 323-339

Puisque la réimpression entraîne pour la Critique l’obligation de rejuger son propre jugement, nous rappellerons que nous aussi nous nous inscrivîmes en faux contre les affirmations religieuses et beaucoup de déductions politiques du livre de M.  […] IV Cette histoire, dont il est impossible, dans l’étroit espace dont nous disposons, de discuter les faits et d’analyser les jugements, mais dont nous devons indiquer l’esprit général et la conclusion définitive, cette Histoire de la Liberté religieuse n’embrasse guère que la moitié du xvie  siècle, mais la dernière et terrible moitié, de 1550 à peu près à 1599. […] En effet, ce n’est presque jamais la vérité du fait ou du jugement politique, — l’Hôpital excepté, — qui manque à cette très noble histoire, c’est la vérité dans la conception de la nature humaine que l’auteur ne saisit pas telle qu’elle est. […] Dargaud, — les jugements qu’il porte ont une magnifique certitude.

172. (1874) Premiers lundis. Tome II « Loève-Veimars. Le Népenthès, contes, nouvelles et critiques »

Quoi qu’il advienne de ce jugement vénérable et suprême, pour ce que nous savons et voyons directement, nous avons bien le droit de dire que le caractère de notre littérature actuelle est avant tout la diversité, la contradiction, le pour et le contre coexistants, accouplés, mélangés, l’anarchie la plus inorganique, chaque œuvre démentant celle du voisin, un choc, un conflit, et, comme c’est le mot, un gâchis immense. […] C’est là tout un côté de la critique actuelle, de la mauvaise critique ; mais hors de celle-là, en face ou pêle-mêle, il y a la bonne, il y a celle des esprits justes, fins, peu enthousiastes, nourris d’études comparées, doués de plus ou moins de verve ou d’âme, et consentant à écrire leurs jugements à peu près dans la mesure où ils les sentent. […] Ces articles, écrits tous à l’occasion de quelque représentation particulière, sans être des biographies ni des appréciations complètes, étincellent de vues neuves, de détails agréablement érudits, de comparaisons diverses, et prennent rang d’abord parmi les pièces et les jugements à consulter pour la connaissance littéraire de notre grand siècle.

173. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre III. Les tempéraments et les idées — Chapitre I. Un retardataire : Saint-Simon »

Mettons à part le génie littéraire que d’Argenson ne pouvait soupçonner : la vie et les écrits de l’homme démontrent la justesse de ce jugement. […] Il y perdit, s’il l’eut jamais, la capacité des grandes affaires ; il y devint incapable de jugement et de justice. […] Ses haines avivent sa curiosité, rendent ses yeux plus prompts « à voler partout en sondant les âmes » ; elles aveuglent son jugement, mais elles éclairent sa vision.

174. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre VIII. De Platon considéré comme panégyriste de Socrate. »

Regardez mon âge ; je ne tiens presque plus à la vie, et déjà je touchais à ma tombe. » Socrate continue ; il parle tranquillement à ses juges ; il peint le plaisir qu’il aura de converser, dans un autre univers, avec les grands hommes de tous les temps, avec ceux qui ont été, comme lui, les victimes d’un jugement injuste, et il fait des vœux pour que ses enfants meurent un jour comme leur père, s’ils ont le bonheur d’importuner aussi les Anitus par leur vertu. […] Penses-tu qu’une ville puisse subsister, si les jugements publics n’y ont plus de force, si tout citoyen, à son gré, peut les enfreindre ? […] si, par un jugement injuste, la patrie t’offense, as-tu droit de lui nuire ?

175. (1911) Lyrisme, épopée, drame. Une loi de l’histoire littéraire expliquée par l’évolution générale « Lettre-préface à Henri Morf et Joseph Bédier » pp. -

Vous avez réservé votre jugement sur les idées que je développe ici, mais vous estimez nécessaire de les faire connaître ; aux heures de doute, c’est vous qui avez ragaillardi mon courage. […] L’optimisme est facile, dira-t-on ; sans doute, quand il résulte de la légèreté des jugements ; mais le pessimisme est plus facile encore ; il a en outre ce défaut, de cacher l’impuissance sous un masque de grand seigneur.

176. (1782) Essai sur les règnes de Claude et de Néron et sur la vie et les écrits de Sénèque pour servir d’introduction à la lecture de ce philosophe (1778-1782) « Essai, sur les règnes, de Claude et de Néron. Livre second » pp. 200-409

Voici mot à mot le jugement que Saint-Évremond portait de Sénèque et de lui-même. […] Il y a le goût dans les mœurs comme le tact dans les beaux-arts : le jugement que l’un porte des actions, est aussi prompt et aussi sûr que le jugement que l’autre porte des ouvrages. […] … Ce n’est pas une question à résoudre au jugement de la multitude. […] Mais qu’est-ce que le bonheur, au jugement du philosophe ? […] Quel étonnant mépris pour le jugement de ses concitoyens !

177. (1905) Promenades philosophiques. Première série

Les jugements y sont nets cependant et on n’y trouve guère que des indications justes. […] En renouvelant les prémices de notre jugement, il renouvelle ce jugement même, quoiqu’il n’ait pas varié dans son fond, et l’œuvre, sous cet éclairage inattendu, paraît toute jeune et presque inédite. […] Il n’en est pas moins vrai qu’une perception est un jugement. Avec le jugement, nous entrons dans le mystère. […] Il n’était pas simple ; il était même très complexe, étant doué de jugement.

178. (1906) Les œuvres et les hommes. À côté de la grande histoire. XXI. « Law »

Il n’ose le condamner ni l’absoudre, et cette hésitation est déjà un jugement qui révèle la pente naturelle de l’esprit. […] Cochut cite, comme une opinion qu’il épouse, les paroles de Gautier sur Law dans l’Encyclopédie du Droit : « La conception de Law, malgré les vices originaires qui rendaient le succès impossible, malgré la témérité aveugle et les fautes graves qui rendirent sa chute si soudaine et si terrible, n’en atteste pas moins chez son auteur, outre un génie puissant et inventif, la perception distincte des trois sources les plus fécondes et jusque-là les plus ignorées de la grandeur des nations : le commerce maritime, le crédit et l’esprit d’association. » On a droit de s’inscrire en faux contre un tel jugement.

179. (1888) Épidémie naturaliste ; suivi de : Émile Zola et la science : discours prononcé au profit d’une société pour l’enseignement en 1880 pp. 4-93

Et ce qui se passe en ce moment, où j’écris, confirme l’exactitude de ce jugement. […] D’ailleurs, ce qui confirme ce jugement, c’est que le sujet mis à l’étude est la nature, et que la nature ne change point. […] Ici, l’impression personnelle n’est pas modifiée par le jugement collectif ; elle est solitaire, intime et d’autant plus profonde. […] Dès que nous ne sommes plus en jeu, nous recouvrons toute l’indépendance de notre jugement. […] Pour acquérir cette sûreté de jugement, il faut s’appuye sur des bases invariables et indestructibles.

180. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « en tête de quelque bulletin littéraire .  » pp. 525-535

C’est que, pour la critique imprimée et publiée, il faut certaines conditions extérieures indispensables, indépendamment même du jugement formé qu’on peut avoir in petto. […] Or, les nécessités du prospectus, de la gloriole littéraire combinée avec l’industrie et avec la concurrence, ont conduit à signer de tous les noms et prénoms les plus minces jugements. Le critique a besoin de n’être pas isolé, de n’être pas seul à sa table, plume en main, au premier carrefour venu ; il a besoin d’être dans un ordre de doctrines, au sein d’un groupe uni et sympathique qui le couvre, dans lequel il puise à tout instant la confirmation ou la rectification de ses jugements ; car souvent il ne fait autre chose pour les sentences qu’il rend qu’aller autour de lui au scrutin secret, en dépouillant toutefois les votes avec épuration et intelligence.

181. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Conclusion » pp. 355-370

Considérant toutes les œuvres de toutes les littératures comme les objets égaux d’une curiosité indifférente, elle s’interdit tout jugement d’appréciation sur la valeur absolue et même relative des œuvres et des littératures, et se borne à noter leurs caractères spéciaux. […] On est confondu de la petitesse des jugements qu’on entend prononcer tous les jours. […] La brute, l’idiot n’ont point de goût ; mais le théoricien qui s’est formé certaines idées et qui juge d’après ces idées, ne porte pas non plus un libre et pur jugement de goût.

182. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Réponse à M. Dubout. » pp. 305-316

Ce sont des hommes doux, bien meilleurs que moi, et qui ont coutume de découvrir, chaque saison, dans les pièces qui leur sont soumises, une bonne douzaine de « scènes supérieures » et de « scènes de premier ordre. » J’estime tout naturel que vous ayez plus de confiance en eux qu’en moi et que vous mettiez leur jugement fort au-dessus du mien ; mais enfin c’est le mien, et non le leur, que vous me demandiez, quand, avec l’espoir effréné que je vous trouverais du génie, vous m’avez convié à la représentation de votre drame et m’en avez même envoyé la brochure. […] Vous pouviez conclure, de cette plaisante confusion et contrariété d’avis sur un si petit objet, à l’incurable vanité des jugements humains et, par suite, dédaigner mon opinion pêle-mêle avec les autres. […] Vous m’avez invité à entendre votre pièce en qualité de critique ; par là (soyons de bonne foi), vous avez sollicité mon jugement sur elle et m’avez signifié implicitement que vous m’autorisiez à le produire, quel qu’il fût, — à la seule condition qu’il ne portât que sur votre ouvrage et qu’il demeurât purement littéraire.

183. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Baudouin » pp. 198-202

Et si ces pensées qui ne sont pas tout à fait ridicules s’élèvent, je ne dis pas dans un bigot, mais dans un homme de bien, et dans un homme de bien je ne dis pas religieux, mais esprit fort, mais athée, âgé, sur le point de descendre au tombeau, que deviennent le beau tableau, la belle statue, ce groupe du satyre qui jouit d’une chèvre, ce petit Priape qu’on a tiré des ruines d’Herculanum ; ces deux morceaux les plus précieux que l’antiquité nous ait transmis, au jugement du baron de Gleichen et de l’abbé Galiani, qui s’y connaissent ? […] Je reviens sur mon premier jugement ; tout ceci bien peint, mais très-bien peint, n’est qu’un amas de contradictions, point de vérité, point de vrai goût. […] Il n’entend rien à la convenance, il ne sait pas qu’il faut que tout tienne ; il ignore ce que les autres savent sans l’avoir appris, et pratiquent de jugement naturel et d’instinct.

184. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Chastel, Doisy, Mézières »

Si politiquement, socialement, on ne peut juger la Justice dans cette noble et respectueuse terre de France, il n’en est point ainsi en ce qui touche aux choses purement spéculatives de la pensée, et, sur ce terrain-là, on a le droit de juger les jugements entachés d’erreur ou de faiblesse. Tel fut, à notre sens, le jugement de l’Académie en 1852. […] Le livre de Martin Doisy, qui, de tous les ouvrages soumis au jugement de l’Académie, répondait seul sans réplique aux prétentions de l’Économie, fille de la Philosophie, par le tableau de tous les biens réels et possibles faits au monde par l’économie, fille de la charité, n’a été l’objet que d’une mention honorable.

185. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « I » pp. 1-20

Nous demandons la permission, ayant à parler de lui, d’en rester à nos propres impressions déjà anciennes, fort antérieures à des débats récents, et de redire, à propos des volumes aujourd’hui publiés, et sauf les applications nouvelles, le jugement assez complexe que nous avons tâché, durant plus de vingt ans, de nous former sur son compte, de mûrir en nous et de rectifier sans cesse, ne voulant rien ôter à un grand esprit si français par les qualités et les défauts, et voulant encore moins faire, de celui qui n’a rien ou presque rien respecté, un personnage d’autorité morale et philosophique, une religion à son tour ou une idole. […] Je dis que pendant trois générations successives Voltaire a été sainement apprécié de quelques-uns, bien que ces jugements soient comme en pure perte et qu’ils n’aient pu se consolider encore et s’établir parmi tous. […] Qui voudrait recueillir dans les correspondances du temps les mots et les jugements de Mme Du Deffand, du président Hénault et autres de ce monde-là sur Voltaire, les jugements du président de Brosses, de Frédéric, de Mme de Créqui (j’en ai donné des échantillons), quiconque ferait cela aurait l’idée d’un Voltaire vrai, non convenu, non idéalisé et ennobli par l’esprit de parti, et auquel on laisserait toutefois la gloire entière de ses talents. […] Heureux qui sait se dérober de bonne heure aux séductions de la renommée, aux fureurs de l’envie, aux jugements inconsidérés des hommes !

186. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Le président Jeannin. — I. » pp. 131-146

Dans les temps qui ont précédé et suivi la Terreur, sous la Constituante, sous le Directoire, sous le Consulat, il y a eu de tels hommes ; il serait curieux d’en pouvoir étudier de près quelques-uns, et dans leurs mémoires, dans leur correspondance, de pouvoir montrer ces preuves de bon conseil et de rare jugement qui les recommandaient de près, même aux adversaires, et qui les ont ensuite naturellement portés aux premiers rangs civils dans la société rétablie. […] Villeroi et le président Jeannin, engagés dans la Ligue, s’y distinguèrent par ce caractère de grand jugement et de droiture d’esprit : le président Jeannin particulièrement, figure antique, qui l’emporte sur le sage et prudent Villeroi par plus d’élévation, d’originalité, de vigueur, de doctrine, et par une véritable prud’homie. […] À quoi Jeannin répondit en riant : « Oui, mon père, c’est moi, et j’en ai bien fait d’autres depuis que je ne vous ai vu : mais il faut commencer à devenir sage et à étudier. » Ce qui paraît certain, c’est que de bonne heure, et dès ses premiers exercices aux écoles publiques, il se fit remarquer, au milieu de ses vivacités, pour être d’un parfait et merveilleux jugement, « et capable de terminer un jour les différends des hommes ». […] Il faut certes que dans ses débuts de palais la supériorité de Jeannin, la sûreté de son jugement surtout, aient éclaté d’une façon bien notable, pour qu’après deux ans à peine il ait été choisi par les élus des états de Bourgogne pour être le conseil de la province.

187. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires. par M. Louis Veuillot. » pp. 44-63

Veuillot nous donne ses jugements sur les ouvrages d’esprit et sur les auteurs. […] Veuillot, et que je les rencontre à côté de tant de jugements fermes, sagaces, bien frappés : tel est dans ce chapitre le jugement sur Hugo et sur Musset, en six lignes qui disent tout. — Entre les classiques français qu’il se mit à lire régulièrement, il n’en est aucun auquel il fut plus redevable qu’à La Bruyère ; il l’étudia à fond, tour et style. […] Le jugement qu’il porte de ce duc enragé est des plus remarquables.

188. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires. par M. Louis Veuillot. » pp. 64-81

Veuillot, un homme d’esprit, fin observateur des choses humaines, et qui a porté sur le caractère français des jugements aussi piquants que sincères. Si nous osions donner un conseil à nos orateurs, c’est de le fréquenter un peu. » Ce voisin, ce jour-là, n’est ni plus ni moins que La Bruyère en personne ; et pour chaque député qui paraît à la tribune, dans le jugement et la définition de sa manière et de son caractère, c’est toujours un mot emprunté à La Bruyère qui fournit le dernier trait. […] Vous y avez, sur chaque personnage du temps, des jugements agréables ou non à l’amour-propre, mais qu’il faut connaître, et des expressions presque inévitables désormais au sujet d’un chacun, des expressions qui s’accrochent à vous en passant et qu’on ne peut plus secouer. […] Il y a des imperfections et des faiblesses de jugement et de talent.

189. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. (Suite et fin.) »

Il suivit de près son maître et se mit en route pour Dresde le 5 février 1810 : « Il quittait, après un séjour de près de quatre ans, nous dit-il, cette France, pays privilégié du Ciel, à tant de titres, où la civilisation, plus ancienne et plus complète qu’ailleurs, a donné aux lois de l’honneur et de la probité cette fixité d’axiomes qui, sans les faire peut-être observer davantage, ne laisse en problème ni en discussion rien de ce qui appartient aux bases des rapports sociaux et du commerce des hommes entre eux ; pays où le langage a une valeur mieux déterminée, où tous les ressorts de la vie sociale ont un jeu lus aisé, ce qui en fait, non comme ailleurs un combat, mais une source de jouissance. » J’aime de temps en temps ces définitions de la France par un étranger ; elles sont un peu solennelles sans doute et ne sont pas assurément celles que nous trouverions nous-mêmes ; nous vivons trop près de nous et trop avec nous pour nous voir sous cet aspect ; le jugement d’un étranger homme d’esprit, qui prend son point de vue du dehors, nous rafraîchit et nous renouvelle à nos propres yeux : cela nous oblige à rentrer en nous-mêmes et nous fait dire après un instant de réflexion : « Sommes-nous donc ainsi ?  […] L’opinion prit alors ce caractère énergique qui la rend maîtresse des événements ; et c’est ainsi que le grand mouvement qui a abattu la puissance gigantesque créée par la Révolution, loin de démentir l’esprit primitif de celle-ci et le génie du siècle, n’a fait que déployer le principe fondamental de l’une et de l’autre, sous de plus nobles auspices et dans une direction plus heureuse. » Quand il écrivait ainsi, M. de Senfft était encore libéral, et il avait foi encore en l’avenir des peuples. — Mêlant des idées mystiques et des pensées de l’ordre providentiel à ses observations d’homme politique, il voyait, l’année suivante (1812) et lors de la gigantesque expédition entreprise pour refouler la Russie, il voyait, disait-il, dans « cette réunion monstrueuse » de toutes les puissances de l’Europe entraînées malgré elles dans une sphère d’attraction irrésistible et marchant en contradiction avec leurs propres intérêts à une guerre où elles n’avaient rien tant à redouter que le triomphe, « un caractère d’immoralité et de superbe, qui semblait appeler cette puissance vengeresse nommée par les Grecs du nom de Némésis » et dont le spectre apparaît, par intervalles, dans l’histoire comme le ministre des « jugements divins. » Il lisait après l’événement, dans l’excès même des instruments et des forces déployées, une cause finale providentielle en vue d’un résultat désiré et prévu : car telle grandeur d’élévation, telle profondeur de ruine. […] Bignon, en se tenant à des points de vue moins élevés que M. de Senfft, trébuche de moins haut, ne tergiverse pas et garde sur lui, en ce qui est des jugements personnels posthumes, la supériorité du moins de la modération et du ton. […] Bignon, en se justifiant en bonne partie des inculpations de l’abbé de Pradt, n’a jamais mieux répondu que par ce mot qui qualifie et marque l’ensemble du procédé : « Quand le caractère d’un homme s’est décelé par de certains traits, il n’est plus possible de compter pour rien son jugement. » Ce mot mérite de rester définitivement attaché à tout portrait de l’abbé de Pradt.

190. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre II : L’intelligence »

L’usage le plus répandu consiste, comme on le sait, à répartir les phénomènes intellectuels en classes, à séparer ceux qui diffèrent, à grouper ensemble ceux de même nature et à leur imposer un nom commun et à les attribuer à une même cause ; c’est ainsi qu’on en est arrivé à distinguer ces divers aspects de l’intelligence qu’on appelle jugement, raisonnement, abstraction, perception, etc. […] L’association fondée non plus sur la contiguïté, mais sur la ressemblance, explique la classification, l’abstraction, la définition, l’induction, la généralisation, le jugement, le raisonnement, la déduction, l’analogie ; toutes ces opérations, se réduisant à associer des idées qui se ressemblent, diffèrent, ou se ressemblent et diffèrent tout à la fois. […] Induction, généralisation indirecte, propriétés conjointes, affirmations, propositions, jugements, lois de la nature. Ici nous obtenons, non plus des idées, comme dans le premier cas, mais des jugements.

191. (1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXXI » pp. 323-327

On peut croire d’ailleurs que dans les jugements qu’il exprime sur les choses et sur les hommes, M. de Barante ne fait que se régler sur les opinions qu’il a trouvées exprimées dans les papiers et les notes de M. de Saint-Priest. […] — Le Pitt de M. de Viel-Castel, dans la Revue des Deux Mondes, répond à propos et victorieusement au jugement un peu léger de M.

192. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — Note »

Blaize insérés dans le Moniteur des 7, 14 et 15 septembre 1868, et qui feront partie du tome XI de ces mêmes Nouveaux Lundis : on aurait ainsi tout l’ensemble de mon jugement. — En ce qui est des précédents articles, ils s’expliquent assez d’eux-mêmes. […] La vérité aussi, c’est que M. de La Mennais, avec ses jugements absolus, devait assez peu goûter ma forme de critique d’alors et même celle où, de tout temps, ma curiosité n’a cessé de se complaire.

193. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Un petit corollaire de ce qui précède [Mon mot sur l’architecture] » pp. 77-79

Si les expériences qui déterminent le jugement sont présentes à la mémoire, on aura le goût éclairé. […] La raison rectifie quelquefois le jugement rapide de la sensibilité ; elle en appelle.

194. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre IV. Des éloges funèbres chez les Égyptiens. »

Tel fut l’effet que produisirent ces fameux jugements exercés en Égypte sur les morts, et qui n’ont été depuis imités par aucun peuple. […] Les princes eux-mêmes étaient soumis au jugement, comme le reste des hommes, et ils n’étaient loués que lorsqu’ils l’avaient mérité.

195. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « La Bruyère »

Du reste, il a de l’esprit, du savoir et du mérite. » Nous reviendrons sur ce jugement de Boileau. […] C’est bien moins d’après tel ou tel mot détaché, que d’après l’habitude entière de son jugement, qu’il se laisse voir ainsi. […] On regrette qu’à côté de ces jugements, qui, partant d’un homme de goût et d’autorité, ont leur prix, D’Olivet n’ait pas procuré plus de détails, au moins académiques, sur La Bruyère. […] Un fragment de lettre ou de conversation ; imaginé ou simplement encadré au chapitre des Jugements : Il disoit que l’esprit dans cette belle personne étroit un diamant bien mis en œuvre, etc., est lui-même un adorable joyau que tout le goût d’un André Chénier n’aurait pas mis en œuvre et en valeur plus artistement. […] M. de Feletz, bon juge et vif interprète des traditions pures, a écrit : « La Bruyère qui possède si bien sa langue, qui la maîtrise, qui l’orne, qui l’enrichit, l’altère aussi quelquefois et en viole les règles. » (Jugements historiques et littéraires sur quelques Écrivains… 1840, page 250.)

196. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre IV. Des femmes qui cultivent les lettres » pp. 463-479

Certainement il vaut beaucoup mieux, en général, que les femmes se consacrent uniquement aux vertus domestiques ; mais ce qu’il y a de bizarre dans les jugements des hommes à leur égard, c’est qu’ils leur pardonnent plutôt de manquer à leurs devoirs que d’attirer l’attention par des talents distingués. […] La délicatesse du point d’honneur pouvait inspirer aux hommes quelque répugnance à se soumettre eux-mêmes à tous les genres de critique que la publicité doit attirer : à plus forte raison pouvait-il leur déplaire de voir les êtres qu’ils étaient chargés de protéger, leurs femmes, leurs sœurs ou leurs filles, courir les hasards des jugements du public, ou lui donner seulement le droit de parler d’elles habituellement. […] S’il n’existait plus en France de femmes assez éclairées pour que leur jugement pût compter, assez nobles dans leurs manières pour inspirer un respect véritable, l’opinion de la société n’aurait plus aucun pouvoir sur les actions des hommes.

197. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « M. Taine » pp. 231-243

Si elle n’est que cela, elle n’est qu’une sensation, elle n’est pas un jugement, et M.  […] « Il y a peut-être moins de génie — dit-il — dans Macaulay que dans Carlyle, mais quand on s’est nourri pendant quelque temps de ce style exagéré et démoniaque, de cette philosophie extraordinaire et maladive, de cette histoire grimaçante et prophétique, de cette politique sinistre et forcenée, on revient volontiers à l’éloquence continue, à la raison vigoureuse, aux prévisions modérées, aux théories prouvées du généreux et solide esprit que l’Europe vient de perdre, qui honorait l’Angleterre et que personne ne remplacera. » Certes, je n’accepte nullement, pour mon compte, ce jugement sur Macaulay, qui tient probablement à une idée préconçue que M. Taine, en finissant ainsi sa notice sur Carlyle, n’a pas exprimée ; mais un tel jugement sort entièrement la Critique, à ce qu’il me semble, de l’explication que M. 

198. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « X. Doudan »

Les sentiments et les sensations de ses lettres, exprimés avec la magie d’une forme très personnelle, sont infiniment au-dessus des jugements qu’on y trouve, et puisque ces lettres sont une histoire littéraire du temps où leur auteur vivait, il faut se demander, pour avoir une idée de son coup d’œil, ce qu’il a vu dans le xixe  siècle à mesure qu’il se déroulait devant lui. […] il l’aurait bien été… Et je ne parle que des jugements et des préférences de l’homme littéraire, mais si j’entrais dans l’examen des préférences et des jugements de l’homme politique, qui sont aussi là, dans ces lettres, je ne trouverais que ceci : il était de chez les de Broglie.

/ 2011