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409. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Deltuf » pp. 203-214

Que si, au contraire, ce titre d’Aventures parisiennes donné à un livre d’observation d’intérieur, de coin du feu, de sentiment raffiné, est une ironie détournée contre cette société devenue si uniformément plate à force de civilisation, et dans laquelle chacun de nous n’a plus d’autres aventures à courir que dans les deux pouces cachés de son propre cœur, elle est vraiment trop détournée, cette ironie ; c’est là une intention qui ne sera pas aperçue, et l’auteur aura manqué son trait, comme le joueur au billard manque la bille pour avoir voulu la prendre trop fin. Et cependant, il n’y a pas d’autre façon de l’entendre : les Aventures parisiennes sont à peine des faits extérieurs ; ce sont des sentiments qui rident ou agitent les surfaces de l’existence, puisqu’on en souffre et qu’on en meurt : mais ce sont des sentiments dont l’âme est le théâtre encore plus que la vie, en ces récits qui semblent profonds et qui sont à peine appuyés ! […] Assurément nous ne comparerons pas à l’auteur de Marianne, des fausses Confidences, des Jeux de l’Amour et du Hasard et de tant de chefs-d’œuvre où l’art est retors jusqu’à l’artifice, un auteur à l’aurore de ses premières pages, qui a du sentiment comme Chérubin dans sa romance, et qui, comme Chérubin, est très-joli garçon en femme, ainsi qu’il l’a prouvé dans sa Confession d’Antoinette, dont tout à l’heure nous allons vous parler. […] Alfred de Musset, cet épervier de la fantaisie, qui, lui, a quelquefois emporté Marivaux sur ses ailes jusque dans le plus bleu du ciel de Shakespeare, Alfred de Musset, nous n’en doutons pas, n’aurait point dans ses meilleurs jours hésité à signer ces deux nouvelles, où l’auteur s’est fait si complètement femme par la pensée, les sentiments et le langage, afin de nous mieux régaler des plus délicieuses mélancolies.

410. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre cinquième. Retour des mêmes révolutions lorsque les sociétés détruites se relèvent de leurs ruines — Chapitre IV. Conclusion. — D’une république éternelle fondée dans la nature par la providence divine, et qui est la meilleure possible dans chacune de ses formes diverses » pp. 376-387

Les religions au contraire peuvent seules exciter les peuples à faire par sentiment des actions vertueuses. Les théories des philosophes relativement à la vertu fournissent seulement des motifs à l’éloquence pour enflammer le sentiment, et le porter à suivre le devoir121. […] Ce sentiment n’était que l’instinct qui portait tous les hommes éclairés à admirer, à respecter la sagesse infinie de Dieu, à vouloir s’unir avec elle ; sentiment qui a été dépravé par la vanité des savants et par celle des nations (axiomes 3 et 4.) […] Au défaut des sentiments religieux qui faisaient pratiquer la vertu aux hommes, les réflexions de la philosophie leur apprirent à considérer la vertu en elle-même, de sorte que, s’ils n’étaient pas vertueux, ils surent du moins rougir du vice.À la suite de la philosophie naquit l’éloquence, mais telle qu’il convient dans des états où se font des lois généralement bonnes, une éloquence passionnée pour la justice, et capable d’enflammer le peuple par des idées de vertu qui le portent à faire de telles lois.

411. (1927) Approximations. Deuxième série

Ne vous laissez pas tromper par la grâce narquoise du tour : ce passage correspond à un sentiment fort profond. […] Donnez-moi de trouver dans votre alliance le sentiment des choses vraies ; modérez, renforcez, assurez mes pensées. […] Tout le monde a-t-il ce sentiment et le cache-t-il comme je le cache ? […] quelle satisfaction de tout mon corps et quel sentiment de victoire ! […] Schlumberger nous a donné ce qui vaut bien mieux encore : le livre de sentiments d’une famille ; on aimerait à en posséder beaucoup de semblables.

412. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Edmond et Jules de Goncourt »

Le primitif roman d’aventures est devenu roman de sentiment, puis roman de caractères, enfin roman de mœurs et de milieux. […] Encore une fois, ce qu’il y a d’éminent en eux, c’est la nervosité — et le sentiment de la vie moderne. […] Un interne, Barnier, lui inspire peu à peu un sentiment d’affection tout innocente. […] On aime que l’art soit pessimiste ; le sentiment qui conduit le romancier à voir et à peindre de préférence, dans la réalité, ce qu’elle a de tristesses et de cruautés absurdes, paraît un sentiment distingué ; on éprouve à le partager une sorte d’orgueil intellectuel, on y voit une protestation bien humaine contre le mal inexplicable. […] Les phrases ou fragments de phrases que j’ai cités ont sans doute paru détestables à plus d’un lecteur, et c’est un sentiment qui peut se défendre.

413. (1856) Cours familier de littérature. I « Ier entretien » pp. 5-78

J’aime mieux vous la traduire en récit, en images et en sentiments, afin que le récit, l’image et le sentiment la fassent pénétrer en vous par les trois pores de votre âme : l’intérêt, l’imagination et le cœur ; et afin aussi qu’en voyant comment j’ai conçu moi-même, en moi, l’impression de ce qu’on appelle littérature, comment cette impression y est devenue passion dans un âge et consolation dans un autre âge, vous contractiez vous-même le sentiment littéraire, ce résumé de tous les beaux sentiments dans l’homme parvenu à la perfection de sa nature. […] Ce fut mon premier sentiment littéraire ; il se confondit dans ma pensée avec ce je ne sais quoi de saint qui respirait sur le front de la sainte femme, quand elle ouvrait ou qu’elle refermait ces mystérieux volumes. […] J’avoue que, si j’avais à l’écrire aujourd’hui, je la ferais peut-être plus magistralement, mais je ne la ferais peut-être pas avec plus de sentiment du vrai sous la plume. […] Il y a des choses qu’on ne dit qu’une fois dans la vie, mais il faut qu’elles aient été dites ; sans cela vous ne comprendriez pas suffisamment vous-mêmes la toute-puissance du sentiment littéraire sur la vie de l’homme public et sur le cœur de l’homme privé. […] De tous ces hommes multiples qui vécurent en moi, à un certain degré, homme de sentiment, homme de poésie, homme de tribune, homme d’action, rien n’existe plus de moi que l’homme littéraire.

414. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Fanny. Étude, par M. Ernest Feydeau » pp. 163-178

Feydeau, à quelqu’un de ses amis romanciers ou dramaturges qui insistait sur la disparité des genres, aura dit : « Et pourquoi n’appliquerais-je pas la même faculté d’analyse et de plastique à l’étude, à la reconstitution d’un sentiment unique, d’une situation simple, et n’en tirerais-je pas des effets d’art ?  […] Après avoir raconté qu’il a vu mourir sous ses yeux une vieille amie, une femme âgée et d’un esprit supérieur, avec qui il avait souvent épuisé, en conversant, toutes les réflexions morales et anticipé l’expérience de la vie : Cet événement, continue Adolphe, m’avait rempli d’un sentiment d’incertitude sur la destinée, et d’une rêverie vague qui ne m’abandonnait pas… Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. […] Il y a, par endroits, des intentions et comme des velléités de retour au sentiment pur et à la poésie. […] Les scènes proprement dites y sont peu dessinées, même les scènes de société, car il n’est pas question de paysage ni du sentiment de la nature. […] Mais s’il y a quelque abus d’un côté, de l’autre dans Adolphe il y a aussi trop d’impuissance à peindre, à saisir et à fixer le rapport réel des sensations aux sentiments.

415. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Mémoires de madame de Staal-Delaunay publiés par M. Barrière »

Toutes les dernières, les femmes d’après Jean-Jacques, c’est-à-dire qui ont essuyé son influence et se sont enflammées un jour pour lui, ont eu une veine de sentiment que les précédentes n’avaient point cherchée ni connue. […] Et quel livre réussit mieux que celui de Mme de Staal à rendre exactement cette parfaite et souvent cruelle justesse d’observation, ce sentiment inexorable de la réalité ? […] « Le sentiment qui a gravé ces petits faits dans ma mémoire m’en a conservé, dit l’auteur, un souvenir distinct. » Même en les dépeignant, voyez comme sa sobriété se retrouve ! elle ne se permet qu’une esquisse pure et discrète, un trait délicieux et encore arrêté, fidèle expression de ce sentiment trop contraint ! […] Quand le marquis revient peu après à Silly, la fleur du sentiment avait déjà reçu en elle quelque dommage ; la réflexion avait parlé.

416. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Marie-Antoinette. (Notice du comte de La Marck.) » pp. 330-346

C’est par là qu’une fois établie historiquement dans cette mesure qui est belle encore, elle continuera d’intéresser à divers les âges tous ceux qui, de plus en plus indifférents aux formes politiques du passé, garderont les sentiments délicats et humains qui font partie de la civilisation comme de la nature, de tous ceux qui pleurent aux malheurs d’Hécube et d’Andromaque, et qui, en lisant le récit de malheurs pareils et plus grands encore, s’attendriront aux siens. […] Prisonnière dans son intérieur, en proie à de continuelles angoisses, on la voit s’épurer à côté de cette sœur si sainte, Madame Élisabeth, se ranger et se fortifier de plus en plus dans ces sentiments de famille et de religion domestique qui ne consolent à ce degré que les âmes naturellement bonnes et non corrompues. […] … Les sentiments les plus vrais de la mère, de l’amie, de la chrétienne soumise, respirent dans cette lettre testamentaire. […] Telle qu’elle est, victime de la plus odieuse et de la plus brutale des immolations, exemple de la plus épouvantable des vicissitudes, elle n’a point besoin que le culte des vieilles races subsiste pour soulever un sentiment de sympathie et de pitié délicate chez tous ceux qui liront le récit et de ses brillantes années et de ses dernières tortures. […] Ce sentiment, dira-t-on, est bien simple, et c’est pour cela précisément qu’il est beau.

417. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre III. La Phèdre de Racine. »

Cet incomparable morceau offre une gradation de sentiments, une science de la tristesse, des angoisses et des transports de l’âme, que les anciens n’ont jamais connus. Chez eux on trouve, pour ainsi dire, des ébauches de sentiments, mais rarement un sentiment achevé : ici, c’est tout le cœur : C’est Vénus tout entière à sa proie attachée !

418. (1857) Causeries du samedi. Deuxième série des Causeries littéraires pp. 1-402

Il y a, entre la création littéraire et la vie même, cette ressemblance que les sentiments désordonnés et coupables y soient condamnés à périr vite par l’excès, la lassitude et le dégoût, et que les sentiments chastes, honnêtes, confondus avec l’accomplissement d’un devoir, y aient le don de s’y retremper sans cesse dans leurs propres sources, de s’y raffermir dans leurs propres forces. […] Triboulet est un bouffon, chez qui le sentiment moral se réveille dès que le sentiment paternel est menacé. […] M. de Lamartine nous raconte comment le sentiment littéraire est né en lui, comment il s’est accru, développé, et a fini par le conquérir tout entier. […] Les idées consentent parfois à se désabuser ; les sentiments, jamais. […] Chez les femmes, au contraire, le sentiment est censé dominer tout, et on les dispense de raisonner avec justesse pourvu qu’elles sentent avec franchise.

419. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Madame Roland, ses lettres à Buzot. Ses Mémoires. »

Si j’avais donc à citer aujourd’hui dans la littérature de la Révolution un exemple pur et net de sentiments et d’accents romains en une âme française, je serais assez embarrassé de rien produire, ou ce seraient les quatre Lettres à Buzot que je proposerais. […] Je ne puis croire que le Ciel ne réserve que des épreuves à des sentiments si purs et si dignes de sa faveur Cette sorte de confiance me fait soutenir la vie et envisager la mort avec calme. […] Ce fut même ce sentiment de réparation qui l’obligea à prendre sur elle et à se remettre à regarder dans ces documents de famille, en exprimant à M.  […] C’est délicatesse à Mme Champagneux d’avoir éprouvé ce sentiment de souffrance filiale ; mais la postérité, mais les indifférents ne sauraient la suivre en cela ni l’imiter. […] Il convient de laisser aux organes passionnés des réactions ces représailles et ces injustices ; mais nous, dont les origines sont d’hier, dont les sentiments ont leurs racines dans un principe d’égalité, ne nous fatiguons pas de voir en elle une belle et glorieuse figure ; ne nous ennuyons pas de l’honorer.

420. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre I. Renaissance et Réforme avant 1535 — Chapitre II. Clément Marot »

Mais le trait le plus original de sa nature, c’est la place qu’elle donne au sentiment. […] Mais le bon sens français la garantit des aventures du sentiment. […] Les filets de sentiment, et de poésie lyrique ou champêtre, qui jaillissent çà et là dans les vers de la reine de Navarre, l’intéressaient moins. […] Littérairement, le sentiment n’est caractéristique qu’à condition d’être, d’abord, une disposition habituelle de l’âme et comme le verre à travers lequel elle regarde les choses, en second lieu, un plaisir de l’âme, qui savoure l’amertume. Chez Marot, le sentiment est purement de circonstance ; il n’a place dans son œuvre que par des pièces biographiques et d’actualité : il subit la tristesse, la crainte ; il ne songe qu’à les évaporer au plus vite ; jamais il ne s’en fait une inspiration.

421. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXVII et dernier » pp. 442-475

Il a de bons sentiments et des retours fréquents vers Dieu. […] Elle me flatte, me confie tous ses desseins, me consulte et m’écoute. » Sa douceur venait du sentiment de son déclin. […] Si Dieu nous le conserve, il n’y aura plus qu’une religion dans son royaume ; c’est le sentiment de M. de Louvois, et je le crois là-dessus plus volontiers que M.  […] Tous ces trésors d’idées et de sentiments que madame de Maintenon déposait ou faisait naître dans l’esprit du roi, furent les fondements de sa fortune. […] En effet, Louis réunissait sur elle tous les sentiments de son cœur, l’admiration, l’amitié, la confiance et l’amour. » (Genlis, t. 

422. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Introduction »

du sentiment ? mais il y a de bons et de mauvais sentiments, les uns qui nous guident et nous révèlent, les autres qui nous égarent et nous pervertissent. […] Je vais plus loin : non-seulement dans la pratique, mais dans la spéculation même, je crois qu’il faut faire une large part au sentiment. La spéculation philosophique ne peut résoudre tous les problèmes ; elle laisse bien des vides et bien des fissures que le sentiment remplit. […] Le juge chargé de décider une affaire ne s’en rapporte pas à une illumination d’en haut, à un sentiment confus, à la parole des autres.

423. (1896) Essai sur le naturisme pp. 13-150

Et parmi le jeu des persiflages on a pu y reconnaître — à cet égard des sentiments analogues aux nôtres. […] Il fut un merveilleux critique d’art, un analyste passionné des sentiments compliqués, mais il n’entendit rien à la nature. […] Tant de sentiments, en eux, luttent et s’annihilent, se guerroient avec une violence telle, qu’on dirait des chocs de tribus. […] Jamais l’humanité n’incarna, en de si prodigieux héros, les divers sentiments de l’amour. […] Car elle participe à des sentiments impérissables.

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