Il y a plaisir à le voir marcher sous le poids de tant d’observations et de souvenirs, chargé de détails techniques et de réminiscences érudites, sans s’égarer ni se ralentir, véritable « Béhémoth littéraire », pareil à ces éléphants de guerre qui recevaient sur leur dos des tours, des hommes, des armures, des machines, et sous cet attirail couraient aussi vite qu’un cheval léger. […] Tantôt c’est un vice choisi dans les catalogues de la philosophie morale, la sensualité acharnée après l’or ; cette double inclination perverse devient un personnage, sir Épicure Mammon ; devant l’alchimiste, devant le famulus, devant son ami, devant sa maîtresse, en public ou seul, toutes ses paroles expriment la convoitise du plaisir et de l’or, et n’expriment rien de plus121. […] Le Turc n’est pas plus sensuel dans ses plaisirs Que le sera Volpone144. […] Le mari, qui sait sa femme innocente, est le plus acharné. « Cette femme, sauf le bon plaisir de vos paternités, est une catin, la plus chaude au plaisir… Elle hennit comme une jument. » Il continue en termes toujours plus violents et en descriptions toujours plus précises. […] Cette imposture publique n’est pour lui qu’une comédie de plus, un joyeux divertissement et un chef-d’œuvre. « Duper la cour, détourner le torrent contre les innocents, c’est un plaisir plus grand que si j’avais joui de la femme151. » Pour achever, il écrit un testament en faveur de Mosca, se fait passer pour mort, et regarde, caché derrière un rideau, les visages des héritiers.
L’ascète est moins mal venu à mettre, sous ses pieds nos affections et nos plaisirs, quand nous le voyons traiter de la même manière les causes de nos souffrances. […] Il est sûr enfin que, si ce détachement nous arraché à nos plaisirs, il nous affranchit de nos servitudes. […] Sa philosophie, — sentiment profond de la suprématie de l’esprit, amertume tempérée par le plaisir de voir clair et d’être supérieure ce qui nous offense est une sorte de néo-stoïcisme, qui peut servir encore. […] On put croire d’abord que le jeune poète parnassien n’avait vu dans ces récits qu’un exercice amusant et difficile de versification, quelque chose comme le plaisir d’écrire en français des vers latins (si j’ose cette catachrèse) sur des sujets réfractaires à la poésie. […] C’est parmi les élégances et les plaisirs stupéfiants à force d’être conventionnels, l’histoire d’un adultère « décent », accablant de nigauderie, d’insincérité, de banalité, de nullité.
D’ailleurs, qui régénèrerait la race anglaise, compromise par les rejetons misérables des hommes d’esprit et de plaisir, si l’on supprimait ces 10,000 prêtres que la prudence de Henri VIII a soumis à un régime sain et léger ? […] On se plaint de ce que des prédicateurs soient payés par l’État, pour tonner un jour sur sept contre la poursuite des richesses, du plaisir et de la grandeur, qui occupe tous les hommes vivants pendant les six autres jours. […] « Les sages de tous les temps (5 juillet 1721) ont pensé que la meilleure méthode est de prendre les minutes comme elles volent, et de faire un plaisir de toute action innocente… Écrivez-moi gaîment, sans plaintes et sans prières ; autrement Cadenus le saura et vous punira. » Un an plus tard (13 juillet 1722), il écrivait : « Montez à cheval, faites-vous suivre de deux domestiques, et allez voir vos voisins, les plus petits de préférence ; il y a du plaisir à être respecté, et vous le pouvez toujours par votre esprit et votre fortune. […] Si le fameux Hampden aima mieux aller en prison que de payer quelques shellings au roi Charles Ier sans l’autorisation du Parlement, j’aime mieux être pendu que de payer sur tout mon bien une taxe de 17 sh. par liv. selon le bon plaisir du vénérable M. […] Prendre au sérieux le monde et les grandeurs du monde, la vie et les occupations de la vie, la science, la politique, les passions, les plaisirs ; se plaire dans cette mêlée, désirer et craindre avec emportement, voilà un des penchants de l’âme humaine, une des habitudes de sa pensée, et le mouvement perpétuel du monde en découle.
On lit pourtant avec plaisir l’Iliade d’Homere, traduite en vers, avec des remarques, par M. de Rochefort à Paris in-8°. 1766. […] Vous lirez avec plus de plaisir la traduction des Bucoliques par M. […] Elle s’y montre à découvert en plus d’un endroit ; & l’on ne peut prendre à cette lecture un plaisir innocent. […] “C’étoit un voluptueux, dit Tacite, qui donnoit le jour au sommeil, & la nuit aux plaisirs & aux affaires. […] C’étoit lui qui régloit tout dans les parties de plaisir de Néron, & Néron ne trouvoit rien d’agréable ni de bon goût que ce que Petrone avoit approuvé.”
Un littérateur, dans le sens vague et flottant où je le laisse, serait au besoin et à plaisir un peu de tout cela, un peu ou beaucoup, mais par instants et sans rien d’exclusif et d’unique. […] Nous nous garderions bien, quand nous le pourrions, de chercher à suivre le réel biographique dans ce qui est surtout vrai comme impression et comme peinture, et d’y décolorer à plaisir ce que le charmant auteur a si richement fondu et déployé. […] Je n’ai pu saisir que les deux premiers : Hôtes légers des bois, compagnons des beaux jours, Je dirai vos travaux, vos plaisirs, vos amours… Mais qu’est-il besoin de poëme ? […] puisque dans ma misère, De tous les biens qu’il voulut m’enlever, Il m’a laissé le bien que je préfère : Ô mes amis, quel plaisir de rêver, De se livrer au cours de ses pensées, Par le hasard l’une à l’autre enlacées, Non par dessein : le dessein y nuirait ! […] Mais ce dernier possédait un manuscrit de M. de Surville avec des ébauches inédites de pastiches nouveaux, et les deux amis, malgré leur jugement antérieur, ne purent résister au plaisir de rentrer, en la prolongeant, dans la supercherie innocente.
Surtout, de père en fils, il réside, il est du canton, en communication héréditaire et incessante avec le public local, par ses affaires et par ses plaisirs, par la chasse et par le bureau des pauvres, par ses fermiers qu’il admet à sa table, par ses voisins qu’il rencontre au comité ou à la vestry. […] On vit bien ensemble, quand on vit ensemble depuis la naissance jusqu’à la mort, familièrement, avec les mêmes intérêts, les mêmes occupations et les mêmes plaisirs : tels des soldats avec leurs officiers, en campagne, sous la tente, subordonnés quoique camarades, sans que la familiarité nuise au respect. « Le seigneur les visite souvent dans leurs métairies, cause avec eux de leurs affaires, du soin de leur bétail, prend part à des accidents et à des malheurs qui lui portent aussi préjudice. […] De fait, il n’y eut jamais de salon si bien tenu, ni si propre à retenir ses hôtes par les plaisirs de toute sorte, par la beauté, la dignité et l’agrément du décor, par le choix de la compagnie, par l’intérêt du spectacle. […] Tu ne saurais penser le plaisir que j’ai eu les jours de fête de voir le peuple entier partout dans le château, et de bons petits paysans et petites paysannes venir regarder le bon patron sous le nez et presque lui tirer sa montre pour voir les breloques, tout cela avec l’air de fraternité sans familiarité. […] Le 15 juillet 1766, il condamne Ragondet, fermier, à cent livres d’amende et à démolir ses murs de clôture et son hangar, nouvellement bâtis sans autorisation, comme pouvant gêner les plaisirs du roi.
Je voyais avec plaisir, je l’avoue, le petit nombre des tribuns qui ne voulaient point rivaliser de complaisance avec les conseillers d’État ; je croyais surtout que ceux qui précédemment s’étaient laissé emporter trop loin dans leur amour pour la république, se devaient de rester fidèles à leur opinion, quand elle était devenue la plus faible et la plus menacée. […] Montaigne a dit jadis : Je suis Français par Paris, et s’il pensait ainsi il y a trois siècles, que serait-ce depuis que l’on a vu réunies tant de personnes d’esprit dans une même ville, et tant de personnes accoutumées à se servir de cet esprit pour les plaisirs de la conversation ? […] Je lui ai refusé ce plaisir vraiment raffiné ; c’est le seul mérite que j’aie eu dans la longue lutte qu’il a établie entre sa toute-puissance et ma faiblesse. […] La poésie lyrique ne raconte rien, ne s’astreint en rien à la succession des temps, ni aux limites des lieux ; elle plane sur les pays et sur les siècles ; elle donne de la durée à ce moment sublime pendant lequel l’homme s’élève au-dessus des peines et des plaisirs de la vie. […] Je vais bientôt reposer sans regret ma tête blanchie dans le tombeau de mes pères, car ma fille est heureuse ; elle l’est, parce qu’elle sait qu’un Dieu paternel soigne notre âme par la douleur comme par le plaisir.
Et hier, à l’enterrement d’Auguste Sichel, Gentien le collectionneur de pierres dures, me racontait que Barbey de Jouy lui avait cédé cette carpe, dans les aimables conditions que voici : « Vraiment vous auriez du plaisir à la posséder… je l’ai payée 2 000 francs, j’en ai joui quinze ans… Je vous la cède au prix, où je l’ai achetée. » Oh ! […] Je ne puis m’empêcher de penser avec tristesse, au plaisir, que cette publication aurait fait à mon pauvre cher frère. […] Jeudi 26 août Nous causons avec du Boisgobey, de la femme orientale, et du point d’honneur qu’elle mettait dans l’amour, à ne point paraître prendre de plaisir, à n’apporter qu’un corps inerte à son seigneur et maître. […] Une salle dont la froideur, aussitôt l’entrée en scène de Cerny et de Dumény, se dissipe, et qui s’amuse franchement et prend plaisir à l’esprit de la pièce. […] Là-dessus, sa femme fait l’aveu que les cirques, les clowns, les tours de force, n’avaient autrefois aucun intérêt pour elle, et que c’était seulement depuis qu’elle avait lu Les Frères Zemganno, que l’idéalité mise par le livre, dans ces réalités vulgaires, lui avait fait prendre un vrai plaisir à ces représentations ; — et elle ajoutait que la vision de certaines choses ne se faisait chez elle, que par la voix de l’art.
et ensuite je m’enferme avec vous ou bien je vous emporte sous une allée où je marche tout seul, et je frappe sur le livre et je jette des cris de plaisir à me faire passer pour fou. […] C’est donc lui qui continue de parler : « Après la douce et forte et grave Étude que l’on suit avec vous dans le premier volume, je ne sais rien de plus attachant que de lire les vers de Ronsard et vos réflexions qui les suivent : cela fait qu’on trouve tout de suite à qui parler du plaisir qu’on vient d’avoir. […] Quel autre plaisir que de se rencontrer ainsi, jetant en même temps la même exclamation prononcée à la fois avec l’ensemble des sorcières de Macbeth ! […] Quel plaisir et quel chagrin que de le lire ! […] La vie de Racine est racontée avec une originalité et une finesse qui me font un plaisir infini, et il me semble qu’on doit vous savoir gré du soin que vous prenez de faire ressortir l’innovation de ses personnages moins surhumains.
D’abord il frappe l’écho des brillants éclats du plaisir : le désordre est dans ses chants, il saute du grave à l’aigu, du doux au fort ; il fait des pauses, il est lent, il est vif : c’est un cœur que la joie enivre, un cœur qui palpite sous le poids de l’amour. […] Le chant est aussi souvent la marque de la tristesse que de la joie : l’oiseau qui a perdu ses petits chante encore ; c’est encore l’air du temps du bonheur qu’il redit, car il n’en sait qu’un ; mais, par un coup de son art, le musicien n’a fait que changer la clef, et la cantate du plaisir est devenue la complainte de la douleur. » « Il ressemblait à une conque de nacre, contenant quatre perles bleues : une rose pendait au-dessus, tout humide : le bouvreuil mâle se tenait immobile sur un arbuste voisin, comme une fleur, de pourpre et d’azur. […] « Je trouvai d’abord assez de plaisir dans cette vie obscure et indépendante. […] « On m’accuse d’avoir des goûts inconstants, de ne pouvoir jouir longtemps de la même chimère, d’être la proie d’une imagination qui se hâte d’arriver au fond de mes plaisirs, comme si elle était accablée de leur durée ; on m’accuse de passer toujours le but que je puis atteindre : hélas ! […] Je trouvai même une sorte de satisfaction inattendue dans la plénitude de mon chagrin, et je m’aperçus, avec un secret mouvement de joie, que la douleur n’est pas une affection qu’on épuise comme le plaisir.
Le mariage de Marie avec le prince était le premier fruit de l’école de séduction et de plaisir ouverte à la cour durant la minorité de Louis XIV, et où le jeune roi avait été presque entraîné à épouser Hortense Mancini, la même qui depuis fut la connétable Colonna, et courut le monde en chercheuse d’aventures, avec sa sœur la duchesse Mazarin, comme elle galante sans retenue. […] Il arrive une autre fois qu’une précieuse pleure un ami, et se met tout-à-coup à disserter sur la douleur ; elle prétend que la douleur doit avoir pour objet de faire revivre le plaisir qu’on a goûté avec le défunt. […] Au mot Morale, qu’elles ont pour maximes de s’interdire tous les dehors de l’amour vulgaire, et de rechercher J’estime par la beauté des ouvrages ou des discours ; de se donner aux plaisirs d’imagination, la réalité seule pouvant blesser la morale. […] Ils corrigent les vers médiocres, et font à ces dames des réputations d’esprit. » « Une précieuse », dit-il ailleurs, « doit avoir l’adresse de donner du prix à ses sentiments, de la réputation à ses ouvrages, d’assurer approbation à ses railleries, force à ses sévérités. » Les auteurs soudoyés étaient les ilotes de la république ; aussi se rencontrait-il des précieuses de mauvais caractère qui, oubliant la politique du corps, se donnaient habituellement le plaisir de mettre les auteurs et les beaux-esprits de ce genre à la gêne, et de mortifier leur vanité ; et elles se vantaient de cette habitude : mais leur sévérité, dit de Pure, était combattue par d’autres précieuses. […] J’aimerais à savoir que madame de Sévigné brodait ou faisait de la tapisserie, Il y avait sûrement de l’élégance et de l’esprit dans ses dessins, et le fac simile d’un fauteuil de son aiguille me ferait autant de plaisir que le fac simile d’une de ses lettres.
Presque tous se rappelaient avoir vu Marie Duplessis à l’Opéra, aux Italiens, au Bois, aux Champs-Élysées, partout où elle promenait sa beauté, son ennui, sa fantaisie, sa fièvre, partout où elle allait étancher cette soif avide de regards brûlants et de murmures passionnés, la seule qui reste aux lèvres blasées qui ont trempé dans toutes les lies et dans tous les nectars du plaisir. […] Son règne dura quelques années, si l’on peut appeler un règne cet esclavage de bazar qui change de maître à chaque instant, cette captivité dans le plaisir où le dégoût veille au seuil de l’orgie, comme le nègre hideux à la porte du harem. […] Gaston, un camarade de plaisir et d’insouciance, mademoiselle Olympe et son amant Saint-Gaudens, lequel Saint-Gaudens est un type de vieux viveur rendu avec un feu, une couleur, une énergie gouailleuse… il restera. […] et quelles chaînes de torture et de servitude traînent à leurs pieds dansants ces saturnales du plaisir ! […] Ce n’est pas elle qui dirait, comme la Fiamette de Boccace, que les plaisirs secrets valent mieux que des trésors cachés sous terre ; tout au contraire, elle arbore son amour, elle l’étale, elle le proclame, et marche en guerrière à son déshonneur.
Cette fois, c’était l’érudit, l’économiste, l’antiquaire, qui se préoccupait encore plus de l’état des choses que des plaisirs de la société, et qui s’attacha surtout à l’étude de Rome et de ses environs. […] On dirait qu’à Genève on aime plus les morts que les vivants ; du moins on y sympathise plus avec les peines qu’avec les plaisirs. […] Puis, quel plaisir de penser avec vous et d’en recevoir des pensées ! […] Moi, j’aurais un plaisir immodéré à écrire dans une langue neuve qui recevrait jusqu’aux moindres nuances de ma pensée et me donnerait comme une place pure l’image la plus vraie de mon âme.
Mêlés aux plaisirs, aux affaires, aux intrigues de leur temps, ils ont vécu de la vie la plus remplie, la plus animée et agitée, ils y ont développé et aiguisé leur esprit, leur goût ; et, lorsque ensuite ils ont pris la plume, leur langage y a gagné. […] Il parle souvent de ce dernier passage, tout en étant d’avis qu’il faut le couler le plus insensiblement qu’il se peut : « Si je fais un long discours sur la mort, après avoir dit que la méditation en était fâcheuse, c’est qu’il est comme impossible de ne faire pas quelque réflexion sur une chose si naturelle ; il y aurait même de la mollesse à n’oser jamais y penser… — Du reste, il faut aller insensiblement où tant d’honnêtes gens sont allés devant nous, et où nous serons suivis de tant d’autres. » Il professe la théorie du divertissement, ou du moins il ne semble en rien en blâmer l’usage : « Pour vivre heureux, il faut faire peu de réflexion sur la vie, mais sortir souvent comme hors de soi ; et, parmi les plaisirs que fournissent les choses étrangères, se dérober la connaissance de ses propres maux. » Il se plaint par moments du trop ou du trop peu de l’homme, ou plutôt il s’en étonne comme d’une bizarrerie, mais sans en gémir avec la tendresse et l’anxiété qu’y mettra l’auteur des Pensées. […] N’en prenez sujet ni de louange ni de reproche : son humeur est ainsi ; il a reçu en naissant ce qu’on appelle un naturel philosophe : « Je puis dire de moi une chose assez extraordinaire et assez vraie, c’est que je n’ai presque jamais senti en moi-même ce combat inférieur de la passion et de la raison : la passion ne s’opposait point à ce que j’avais résolu de faire par devoir ; et la raison consentait volontiers à ce que j’avais envie de faire par un sentiment de plaisir… » Ses passions, — c’est trop dire, — mais ses goûts et sa raison ont, de tout temps, fait bon ménage en lui. […] Mais surtout le plaisir de la conversation lui paraît augmenter avec les années et devenir supérieur même à celui de la lecture : il en indique les conditions, il en mesure les agréments et les degrés ; il le différencie selon les sexes.
Un esprit merveilleux, brillant, en train de toute science et de toute diversion, cherchant jusqu’au miel des poëtes ; une parole éloquente et suave, un cœur généreux et magnifique, une âme ardente, impatiente, immodérée, épuisant la fatigue sans jamais trouver le repos, que rien ne pouvait combler, ressaisie d’une mélancolie infinie au sein des succès et des plaisirs ; que revenait obséder par accès l’idée de la mort, l’image de l’éternité, et qui, à un certain moment, rejetant ce qui n’était plus qu’incomplet pour elle, l’immolant au pied de la Croix, entra, comme dit son biographe, dans la haine passionnée de la vie. […] Lui remarquant un air qui me parut extraordinaire et un visage qui me faisoit voir que la paix et la sérénité de son cœur étoient grandes (il avoit soixante ans), je lui demandai s’il prenoit plaisir à l’occupation dans laquelle il passoit ses jours : il me répondit qu’il y trouvoit un repos profond, que ce lui étoit une si sensible consolation de conduire ces animaux simples et innocents, que les journées ne lui sembloient que des moments ; qu’il trouvoit tant de douceur dans sa condition qu’il la préféroit à toutes les choses du monde, que les rois n’étoient ni si heureux ni si contents que lui, que rien ne manquoit à son bonheur, et qu’il ne voudroit pas quitter la terre pour aller au ciel s’il ne croyoit y trouver des campagnes et des troupeaux à conduire. « J’admirai, continue Rancé, la simplicité de cet homme, et le mettant en parallèle auprès des grands dont l’ambition est insatiable, et qui ne trouveroient pas de quoi se satisfaire quand ils jouiroient de toutes les fortunes, plaisirs et richesses d’ici-bas, je compris que ce n’étoit point la possession des biens de ce monde qui faisoit notre bonheur, mais l’innocence des mœurs, la simplicité et la modération des désirs, la privation des choses dont on se peut passer, la soumission à la volonté de Dieu, l’amour et l’estime de l’état dans lequel il a plu à Dieu de nous mettre. » Ce sont là (suivant l’heureuse expression de Dom Le Nain) de ces premiers coups de pinceau auxquels le grand Ouvrier se réservait d’en ajouter d’autres encore plus hardis pour conduire Rancé à la perfection. […] Voyez défiler la procession des morts : Chaulieu, Cideville, Thieriot, Algarotti, Genonville, Helvétius ; parmi les femmes, la princesse de Bareith, la maréchale de Villars, la marquise de Pompadour, la comtesse de Fontaine, la marquise du Châtelet, madame Denis, et ces créatures de plaisir qui traversent en riant la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, les Salle, les Camargo, Terpsichores aux pas mesurés par les Grâces, dit le poëte, et dont les cendres légères sont aujourd’hui effleurées par les danses aériennes de Taglioni.