Le signe particulier de la beauté sera donc, ici, une insouciance martiale, un mélange singulier de placidité et d’audace ; c’est une beauté qui dérive de la nécessité d’être prêt à mourir à chaque minute. […] Chateaubriand, toujours plein de force, mais comme couché à l’horizon, semblait un Athos qui contemple nonchalamment le mouvement de la plaine ; Victor Hugo, Sainte-Beuve, Alfred de Vigny, avaient rajeuni, plus encore, avaient ressuscité la poésie française, morte depuis Corneille. […] Ainsi, quand une civilisation meurt, il suffit qu’un poème d’un genre particulier soit retrouvé pour donner l’idée des analogues disparus et permettre à l’esprit critique de rétablir sans lacune la chaîne de génération. […] Candaule a montré à son ami Gygès les beautés secrètes de l’épouse ; donc Candaule est coupable, il mourra. […] Pour mon compte, j’aime mieux voir l’auteur de la Comédie de la Mort, d’une Nuit de Cléopâtre, de la Morte amoureuse, de Tra los montes, d’Italia, de Caprices et Zigzags et de tant de chefs-d’œuvre, rester ce qu’il a été jusqu’à présent : l’égal des plus grands dans le passé, un modèle pour ceux qui viendront, un diamant de plus en plus rare dans une époque ivre d’ignorance et de matière, c’est-à-dire un parfait homme de lettres.
Tous, plus ou moins, nous avons ainsi en nous un premier type que nous aimons à détacher, à figurer en l’exagérant un peu, à faire poser devant nous et devant les autres ; nous y jetons nos qualités, nos défauts ; nous le caressons, nous le malmenons et finissons le plus souvent, dans notre impatience de tout ou rien , par l’immoler de désespoir et le faire mourir. Qu’on se rassure pourtant : Cléon ne meurt pas ; il se transforme en vivant, il se perfectionne, il fait presque tout ce qu’il a dit qu’il ne fera pas, et son portrait, longtemps après retrouvé, ne paraît plus à nos yeux surpris qu’un des profils évanouis de notre jeunesse.
Le magnanime Hector détache soudain le casque étincelant qui brille sur sa tête et le dépose à terre ; il embrasse son fils chéri, le berce dans ses bras ; puis, adressant à Jupiter et aux autres dieux sa prière : « Jupiter, s’écrie-t-il, et vous tous, dieux qui ne mourez pas ! […] (Que ne ce suis-je morte avant ce jour !)
Mais si tu souffres, nous n’y pouvons rien ; et, si tu n’as pas de pain, va à l’hôpital et meurs, cela ne nous regarde plus. » Voilà ce que la société lui avait dit, et pas autre chose… Elle n’a de pain pour les pauvres qu’au Dépôt de mendicité ; des consolations et des respects, elle n’en a nulle part… Mon père avait donc travaillé, il avait souffert, et il était mort. […] Il se sent vivre et il se sent mourir … Il prend l’énigme au sérieux ; il va au sphinx, il l’interroge parmi les débris de ceux qui furent dévorés.
Ce serait même le seul moyen de ne pas mourir. […] Puis, dites-vous que vous êtes un sujet d’expérience et que si vous mourez de faim, c’est pour la science.
La vie inférieure, végétative ou bestiale, sera moins belle que la vie supérieure, morale ou intellectuelle ; mais, encore une fois, ce qui importe, c’est la vie, et mieux vaut faire vivre devant nos yeux un monstre, malgré le caractère instable et provisoire de toute monstruosité dans la nature, que de nous représenter une figure morte de l’idéal, un composé de lignes abstraites comme celles d’un triangle ou d’un hexagone. […] Aujourd’hui, j’ai vu la mer d’en haut : une grande étendue grise, puis, près du rivage, une ligne d’écume blanche qui s’avançait, croissait, s’épanouissait et mourait ; je ne mesurais pas l’élévation de la vague, car, de la colline où j’étais, tout était presque de niveau ; mais je sentais son mouvement, et c’était assez pour que mon œil s’attachât à elle, la suivît amicalement dans son essor : cette petite vague faisait vivre pour mon œil la mer tout entière.
Que faire, lorsque des famines inévitables condamnent des millions de malheureux à mourir de faim ? […] Le philosophe peut se plaire à des spéculations de ce genre dans la solitude de son cabinet : qu’en pensera-t-il, devant une mère qui vient de voir mourir son enfant ?
La vie ne consent à s’enfermer en des vases clos, que morte et en lingots. […] Parmi les innombrables piécettes qui éclosent chaque jour… et meurent, dans ces revues d’amateurs aux titres alléchants, combien méritent qu’on les nomme poésies !
le Ciel ne t’a rien refusé, puisqu’il t’a donné de vivre sans tache et de mourir à propos. — Il n’a point vu, madame, les derniers crimes… Il n’a point vu en Piémont la trahison… Il n’a point vu l’auguste Clotilde sous l’habit du deuil et de la pénitence… » Mais voici le finale qui s’élève, se détache en pleine originalité, et devient enfin et tout à fait du grand de Maistre : « Il faut avoir le courage de l’avouer, madame, longtemps nous n’avons point compris la Révolution dont nous sommes les témoins, longtemps nous l’avons prise pour un événement ; nous étions dans l’erreur : c’est une époque, et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! […] Que M. de Maistre ait lu cette Lettre de Saint-Martin au moment même où elle fut publiée, on n’en saurait guère douter, parce qu’elle dut parvenir très-vite à Lausanne, où se trouvait alors un petit noyau organisé de mystiques, dont le plus connu, Dutoit-Membrini, venait de mourir précisément en ces années. […] — I believe. — En vérité, ceci ne peut se voir que dans ce pays, à cette époque. » Mais, pour dernière citation, voici une réflexion d’ironique et haute mélancolie que lui inspire la vue d’une pauvre jeune fille qui se meurt : La jeunesse disparaissant dans sa fleur a quelque chose de particulièrement terrible ; on dirait que c’est une injustice.
Une de ses servantes vient de mourir à ses pieds. […] Un mendiant tient un couteau levé sur un malheureux qu’on fouille et qui se meurt de peur. […] — Serre-t-il les poings en regardant le souffleur ou les planches, cela signifie : il mourra, le traître !
Les belles Collines d’Irlande expriment sévèrement, avec une tristesse pénétrante, ce qui se passe dans l’âme du paysan irlandais enlevé à son village natal, et forcé, pour ne pas mourir de faim, de labourer, d’arroser, de féconder de ses sueurs le champ d’autrui. […] Il s’accuse d’avoir mal jugé autrefois l’auteur de Roméo et de Richard III ; mais il se trompe s’il croit avoir fait amende honorable en disant que Michel-Ange attendait pour mourir la naissance de Shakespeare, et en terminant une série de louanges vulgaires par cet axiome incomparable et vraiment neuf : écrire est un art. […] L’illustre auteur de René est né, si j’ai bonne mémoire, en 1769 ; or, l’auteur d’Œlla et de la bataille d’Hastings est mort à dix-huit ans, en 1770 ; et pourtant M. de Chateaubriand, qui a passé en Angleterre les six dernières années du xviiie siècle, n’hésite pas à dire : J’ai vu mourir Chatterton. […] On y verra comment l’auteur défend la censure rigoureuse, comme il prend en pitié les clameurs du génie qui s’adore, comme il tance les talents sans pareil qui s’obstinent dans leurs défauts, qui veulent dompter le siècle, qui pensent que le monde est ébranlé sur sa base si leur mérite est mis en question ; enfin on y apprendra que la critique n’a jamais tué ce qui doit vivre, et que l’éloge surtout n’a jamais fait vivre ce qui doit mourir. […] Ce dernier reproche est plus grave que celui d’injustice et d’ignorance, et c’est pour le réduire à sa juste valeur que j’essaye aujourd’hui de raconter comment naissent, grandissent et meurent les amitiés littéraires.
Un grand paysage, une nature morte, n’ont rien à démêler avec le vice ou la vertu, et donnent pourtant matière à une œuvre d’art. […] Quoi de plus précis que le : « Qu’il mourût ! […] On meurt pour sa foi, non pour un théorème ; nos différences de sensibilité, de volonté, produisent l’infinie diversité de ces sortes d’opinions. […] L’objet de l’histoire est de faire vivre le passé, et le général est une abstraction morte ; la vie, c’est le particulier.
Elle y mourut le 9 juin 1717. […] On l’eût mise à la Salpêtrière, selon toute vraisemblance ; et, comme « la durée de la monomanie religieuse est ordinairement longue » ; comme les individus qui en sont atteints sont « extrêmement dangereux » ; comme enfin « la terminaison par la guérison en est relativement moins fréquente que pour d’autres formes d’aliénation22 », il est probable qu’elle fût morte à la Salpêtrière. […] Il dira du pécheur : « Le monde meurt pour lui, mais lui-même en mourant ne meurt pas encore au monde33. » Il dira des simples d’esprit et de l’heureuse humilité de leur foi : « Cette foi à qui les sens n’ajoutent rien, et qui est heureuse non parce qu’elle croit sans voir, mais parce qu’elle voit presque en croyant 34. » Il dira des indifférents et des tièdes que, « tandis qu’ils donnent à la figure du monde la vérité et la réalité de leurs affections, ils n’en donnent que la figure à la vérité de la loi et à la réalité des promesses de Dieu35 ». […] On en sent la moitié lorsqu’ils s’en vont, et, quoique absents, ils ne sont pas entièrement perdus ; … s’ils viennent à mourir, la douleur tombe sur ce reste d’existence perdue et qui est bien moindre que le total. […] Il mourut le 30 octobre 1787.
Un exemple, précieux pour nos théories, de cette union de tous les arts dans un seul et au sein de la religion, union qui caractérise leur état primitif, nous est donné par une civilisation unique dans l’histoire, qui est morte tout d’une pièce sans avoir été entamée dans son essence, sans avoir jamais franchi le degré où la plaçait l’ordre de sa naissance dans l’âge des sociétés humaines. […] À une autre extrémité des temps et des méthodes, lorsqu’au-delà du paysage et de la peinture de genre l’art de manier le pinceau s’applique à rendre la forme matérielle des objets si exclusivement de toute pensée, que l’imitation de la nature morte, d’un fruit, d’un légume, d’un pot cassé, constitue au sein de l’art des arts spéciaux qui ont la prétention de marcher à part et de traiter d’égal à égal avec les autres genres ; lorsque, à l’aide du raffinement des procédés techniques, l’artiste s’occupe à reproduire une mouche sur une feuille de façon à inquiéter le spectateur, et quand le vulgaire ébahi proclame devant cette toile le triomphe de l’esprit humain, n’est-ce pas en réalité l’agonie de la peinture ? […] Mais ce n’est pas là une erreur bien dangereuse en France ; notre génération l’a vue naître et mourir. […] Imaginez un poème de deux mille vers, lequel quatre fois dans chaque alexandrin rayonnerait d’un trait sublime comme les trois syllabes du qu’il mourût !
Molière était prêt, quand il mourut, à faire aux auteurs un vol de plus, puisqu’on dit qu’il méditait de tracer l’Homme de cour, et qu’il eût sans doute purgé le monde de l’espèce ridicule, la plus difficile à saisir, la plus souple, la plus altière, la plus basse, la plus ingrate, et la plus changeante de traits, d’allure, de langage, de titres> et de maîtres, que l’on connaisse dans tous les pays. […] Les victoires et les défaites les ruinent : leurs conquêtes n’enrichissent que leurs généraux : le peuple souffre et meurt de faim ; mais il se repaît de la fumée d’une vaine gloire, et se console de la mort des gens qu’on tue, en lisant leurs inscriptions sur des colonnes. […] Enfin, dans l’autre exemple, Molière concentre toute sa force comique vers le seul projet de guérir l’infirmité d’esprit de ces gens pusillanimes qui, de peur de mourir, s’abandonnent en pleine santé aux attaques mortelles de la charlatanerie médicinale. […] Non, mais à quelqu’un de ces profonds matérialistes que leur science des principes ne conduit qu’à ignorer une première cause des effets universels, qu’à nier ce qu’ils ne comprennent pas, et qui, doutant du comment et du pourquoi de tout, se résolvent à n’espérer nulle récompense, à ne craindre nul châtiment, et à vivre et mourir dans une insouciante brutalité, comme les tigres ou les pourceaux, selon leur instinct et le hasard. […] et, sans compter ces gens qui se targuent d’une vieille amitié pour vous et s’inquiètent si tendrement de votre santé, dès que le prince vous accueille, et qui, s’il vous écarte, affectent à votre rencontre un regard distrait, glissent à vos côtés sans vous reconnaître, ou vous verraient mourir sans compassion ; sans compter ces partisans d’une égalité fatale aux privilèges nobiliaires qui vous punissent de méconnaître la récente valeur de leurs excellences imprévues ; sans compter ces grands défenseurs de leurs anciens maîtres, qui de la hauteur de leur opposition aux idées nouvelles n’ont attendu qu’un signe pour endosser les livrées des seigneurs révolutionnaires ; nous aurons ceux qui, la veille, promenant à pied leur roture dans les rues, ne sont pas surpris le lendemain que leur noblesse en carrosse éclabousse les passants qu’ils n’envisagent plus comme leurs semblables ; nous aurons ces faux philosophes, bonnes gens qui contrefont les mœurs patriarcales, disgraciés solitaires que ronge l’envie, qu’agite le tourment d’être oubliés, et qui visitent les grands pour leur vanter le goût qu’ils ont à planter des choux dans leur retraite champêtre.