— « Ce qui nous manque, c’est un Sainte-Beuve », disent certains. […] Mais c’est la feuille qui manque. […] Il y a donc aujourd’hui d’excellents critiques ; ne nous manquerait-il que la manière de nous en servir ? […] Mais nous manquons d’une foi littéraire, comme on en possédait une sous le romantisme. […] Et pourtant, même dans ce cercle restreint, les contradictions, comme il fallait s’y attendre, n’ont pas manqué.
En France, le nombre est infiniment plus grand qu’on ne croit des ouvrages épuisés, très dignes pourtant d’avoir leur place au soleil des bibliothèques, et dont les Allemands, par exemple, s’ils les avaient dans leur littérature, n’auraient pas manqué de faire des éditions de toute espèce. […] Or, pour la transition, un seul rapport suffit ; mais pour l’agrégation, il en faut mille ; car il faut une convenance naturelle, profonde et complète. » Ainsi défendu, quoiqu’il n’eut pas besoin de défense, La Bruyère, accepté et magnifié à tous les titres de moraliste, de philosophe, d’observateur et d’écrivain, manquait de cette page de critique qui épure la gloire d’un homme en la passant au feu d’un ferme regard, car dans la gloire, dans ce lacryma-christi de la gloire, telle que les hommes la font et la versent, il y a encore des choses qu’il faut rejeter du verre, — pour que l’ivresse en soit divine ! Or, c’était cette page de critique souveraine, qui manque toujours sur La Bruyère, que nous attendions à la tête d’une nouvelle édition de ses œuvres. […] , nous donnerons des explications et des éclaircissements… » Et, de fait, il en donne alors, mais encore, selon nous, d’une façon beaucoup trop rapide ; car, en n’appuyant pas sur cette partie de son sujet, il manque la critique et il manque l’histoire, et, comme dit l’expression pittoresque et vulgaire, il reste assis par terre entre deux selles, le commentateur !
Napoléon, au centre, à Paris, crée à toute force des ressources, hâte la réorganisation, l’armement des recrues : les fusils manquaient encore plus que les bras. […] Napoléon, qui découvre des ressources là où les autres n’en soupçonnent pas, n’a rien perdu de sa confiante certitude pendant les jours suivants. « Point troublé, point déconcerté, point amolli surtout, supportant les fatigues, les angoisses, avec une force bien supérieure à sa santé, toujours au feu de sa personne, l’œil assuré, la voix brusque et vibrante », il porte fièrement son fardeau ; il attend, il espère une faute des ennemis qui ne peuvent manquer d’en faire. […] Les six bataillons de Nîmes manquent, dites-vous, d’habillement et d’équipement, et sont sans instruction ! […] Vous manquez d’attelages : prenez-en partout. […] C’est ce souvenir toujours présent de 1814 et de l’endroit faible par où toutes les énergiques combinaisons de l’empereur avaient manqué, c’est la leçon cruelle de l’expérience qui a amené, vingt-six ans plus tard, la détermination de fortifier Paris.
Sa destinée divine, comme il l’appelle, lui semblait douce et belle si on l’eût laissé faire ; mais les obstacles ici-bas n’ont jamais manqué. […] Puis, si vous les manquez, ils triomphent. […] Tout consiste pour l’homme à enrôler tous ses désirs sous le grand étendard ; combien de fois me suis-je dit cela, et combien de fois y ai-je manqué ? J’aurais peut-être été bien malheureux sur la terre si j’avais eu ce que le monde appelle du pain ; car il ne m’aurait rien manqué. Or, il faut ici-bas qu’il nous manque quelque chose pour que nous y soyons à notre place.
Si quelques-unes nous veulent parler du devoir, l’accent y manque, et l’image qui les fait briller y remplace l’émotion qui les rendrait persuasives. […] Les exemples manquent-ils donc, soit d’ignorants chez qui la propriété est de génie, soit d’ouvrages de puristes où la langue bronche à chaque instant ? […] Il n’y manque pas certaines beautés spécieuses où l’on pouvait se tromper. […] Je me souviens du temps où de pieux maîtres me les faisaient apprendre par cœur, et je craindrais, en y regardant de trop près, de manquer de respect à leur mémoire. […] La faveur même de la mode ne lui manqua pas.
Le défaut de Duclos, dans ce monde élégant qui en souffrait quelquefois, est très finement noté par M. de Forcalquier : Ce qui lui manque de politesse, dit-il, fait voir combien elle est nécessaire avec les plus grandes qualités : car son expression est si rapide et quelquefois si dépourvue de grâce qu’il perd, avec les gens médiocres qui l’écoutent, ce qu’il gagne avec les gens d’esprit qui l’entendent. […] Sur son manque de travail et d’effort intérieur, Duclos en dit plus qu’on n’eût pu en exiger de lui, et peu s’en faut qu’il ne se brusque lui aussi à sa manière ; il se dit des vérités comme il en disait aux autres. […] Duclos a prononcé sur lui-même un mot qui explique le manque absolu de charme par où pèchent ses romans : « Je les aimais toutes, dit-il en parlant des femmes, et je n’en méprisais aucune. » Lorsqu’on pense ainsi des femmes, eût-on le génie poétique d’un Byron dans Don Juan, il est difficile qu’on nous intéresse particulièrement à aucune : qu’est-ce donc lorsqu’on est, comme Duclos, la prose même ? […] Quant au conte même, je ne sais si l’on en pouvait faire un bon sur un pareil thème : quoi qu’il en soit, il y manque ce je ne sais quoi qui fait le charme du genre, soit la bonhomie d’un Perrault, soit la légèreté d’un Hamilton, soit, à plus forte raison, la poésie d’un Arioste. […] Malgré ces éloges mérités, le livre de Duclos manque d’agrément, et eut peu de succès à son heure ; l’effet général en est terne, et il y règne un air d’ennui.
C’est un fort honnête homme, et à qui il ne manquerait rien si la nature Pavait fait aussi agréable qu’il a envie de l’être. […] Tout cela est dans l’ordre, et je ne vois pas que personne ait manqué de tact ni ait eu besoin d’une leçon. […] La Bruyère aurait manqué de tact en écrivant ? […] Ce manque de tact, articulé par vous, et selon moi tout gratuit, m’a fait bondir. […] L’auteur, en effet, si estimable par ses patientes recherchas, manque trop souvent de critique dans l’emploi qu’il en fait.
J’ai souvent pensé à ce qu’il était, en me reportant à ce qui nous avait manqué à l’heure propice, et j’en puis aujourd’hui parler, j’ose le dire, dans un sentiment très vif et très présent. […] Orphelin de sa mère en bas âge, il manqua des tendres soins qui embellissent l’enfance. […] C’est assez pour montrer qu’il ne lui manquait que plus de solidité et de goût pour essayer à l’avance le rôle de son frère ; mais l’humeur et l’intention satiriques ne lui manquaient pas. […] Savez-vous ce qui, de nos jours, a manqué à nos poètes, si pleins à leur début de facultés naturelles, de promesses et d’inspirations heureuses ? Il a manqué un Boileau et un monarque éclairé, l’un des deux appuyant et consacrant l’autre.
S’il est exact qu’il ait dit encore par une sorte de renchérissement : « Depuis Montesquieu, il n’a rien paru de pareil », il aurait provoqué une comparaison qui ne servirait qu’à éclairer ce qui, au milieu de tous ses mérites, a manqué pourtant à l’auteur. […] À tout moment les exemples manquent à l’auteur pour illustrer ou pour animer ses pages ; le conseil est d’ordinaire juste et bien donné, mais il est court, et rien ne le relève. […] Un certain manque de littérature libre et générale se fait sentir dans cette suite de chapitres coupés, où il se pose plus de questions encore qu’il n’en résout. […] Voulant exprimer le besoin qu’il a de la conversation de son ami, dans la solitude de la campagne où il est pour le moment, il dira : « Il y a trois hommes avec lesquels je vis tous les jours un peu, c’est Pascal, Montesquieu et Rousseau : il m’en manque un quatrième, qui est toi. » Et la phrase qui suit ne corrige par aucun sourire la solennité de cette déclaration ; bien au contraire elle la motive sérieusement. […] — À propos de quelques critiques de style que son ami lui adressait dans le même temps, il répondait, avec une docilité et une modestie exemplaires : « Ce n’est pas la perception et la conviction du mal que tu signales qui me manquent.
C’est un jeune homme d’esprit… peut-être, mais c’est, à coup sûr, un esprit de jeune homme, qui manque parfois de lest, ce fardeau pesant parfois, de l’expérience, mais qui nous donne l’aplomb sans lequel notre esprit n’est plus qu’un volant sur la moqueuse raquette des faits. […] Pour que rien ne manque à sa physionomie moderne, la philanthropie s’y ajouta. […] Hatin, qui aurait pu les rappeler avec un juste mépris et passer outre, les a trop rappelées, et s’est attardé dans des citations qui donneront à croire que le besoin de compléter un volume, où la matière d’un volume manque évidemment, était furieusement impérieux ! […] C’est l’aperçu qui manque dans ce premier volume de son histoire, et c’est le détail, le détail insignifiant, petit, incurieux, qui n’y manque pas assez.
Il a manqué de naturel : c’était inévitable ; mais il en a manqué surtout par scrupule d’artiste, qui ne veut laisser dans son œuvre aucune négligence. […] Par malheur, il manquait ou de netteté ou de courage dans l’esprit ; il se laissait donner des admirations ou des dégoûts par la société où il vivait, et par les patrons qui le pensionnaient. […] Et il manque aussi trop absolument du sens de l’art : cet élément essentiel des œuvres antiques, la beauté, il ne le découvre pas ; ces règles dont il fait tant de bruit, sont un mécanisme plutôt qu’une esthétique. […] Ainsi, dans l’amour : « lorsque cette connaissance est vraie, c’est-à-dire que les choses qu’elle nous porte à aimer sont véritablement bonnes, l’amour ne saurait être trop grande, et elle ne manque jamais de produire la joie. […] Pour la trouver, il a sa raison, dont c’est la fonction naturelle, et qui ne peut y manquer, si elle est bien dirigée.
Or c’est un sujet d’examen qui ne peut manquer de se présenter ailleurs. […] le mouvement, comme à la matière ; et le mouvement ne manque jamais ni à l’une ni à l’autre. […] Il manquait aussi à l’Espagne la magistrature de la langue. […] Lorsqu’il est remonté sur le trône de ses ancêtres, les traditions monarchiques s’étaient effacées ; il était obligé d’enseigner de nouveau la liberté à ses peuples, et le temps lui manquait pour consolider la royauté, comme le temps avait manqué à Bonaparte pour consolider le despotisme. L’époque actuelle a cela de remarquable, que le temps manque toujours, ou est toujours sur le point de manquer aux institutions ; tant est violente la force d’expansion des idées nouvelles.
Au moyen des journaux, des faits divers et des comptes rendus de cours d’assises, au moyen des commentaires dont le « chroniqueur judiciaire » ne manque jamais à les faire suivre, — pour opposer, comme l’on sait, la dépravation cynique des campagnes à l’honnête, l’élégante et l’inoffensive corruption du boulevard, — M. […] Avec le goût et le sens moral, ce qui lui manque le plus c’est la sympathie, et sans la sympathie, sans cette faculté précieuse, délicate et subtile, n’y ayant pas moyen d’enfoncer un peu avant dans la connaissance de nos semblables, il n’y a pas moyen non plus d’être naturaliste. […] Et manque de sympathie pour autre chose qu’eux-mêmes, c’est ainsi que leur observation, quand encore ils daignaient observer, n’a pas pénétré au-delà de l’écorce des choses. […] Zola, comme il est entendu par avance que ses romans devront manquer de tout intérêt romanesque, et comme son « dossier » militaire ou administratif sera sans doute aussi riche de documens que son « dossier » agricole, on voit que la tâche ne lui sera pas non plus très difficile. […] C’est ce que je souhaite à mes contemporains, aisément consolé à ce prix de la banqueroute du naturalisme, ou plutôt, et naturaliste moi-même, trop heureux alors de la catastrophe, puisque, indépendamment de beaucoup d’autres choses, s’il en est une dont manquent surtout les romans de M.
La seule foi bien établie en quelque chose, la seule conviction que j’aie trouvée sous les phrases légères comme le vide de Prévost-Paradol, c’est l’idée, qui brille partout dans ses livres, que par les temps actuels, — ces temps durs, ingrats, injustes, malhonnêtes, comme la fièvre de la princesse Uranie dans le sonnet de Trissotin, — Prévost-Paradol avait manqué fatalement sa gloire ! […] Comme tous les hommes qui sont, du reste, plus des rhéteurs que des écrivains, Paradol ne se soucie point du mot nuancé qui exprime la vérité des choses, et il fausse celui qu’il emploie en croyant le rendre plus fort… L’écrivain sincèrement passionné s’y prend de tout autre manière, car il a la mesure de sa passion même, tandis que ceux-là qui travaillent à froid et n’ont rien, comme disait Diderot, sous la mamelle gauche, craignent de manquer leur coup, et le manquent de peur de le manquer. […] ce n’est point cependant à travers cette phraséologie artificielle, quoiqu’il y soit reconnaissable, que le sophiste m’est le plus distinctement apparu, ce sophiste fatal que ne manque jamais, dans un temps donné, de traîner après soi le rhéteur.
Le talent ne manque point à MM. de Goncourt, pensions-nous. […] Malheureusement, c’est l’observation large, profonde, impersonnelle, et sans laquelle le romancier n’existe pas, qui manque à MM. de Goncourt, ces talents costumiers qui croient que le costume est l’homme, et qui nous donnent aujourd’hui ce qui doit dans cent ans être la défroque du dix-neuvième siècle, — comme ils nous ont donné celle du dix-huitième siècle, ravaudeurs éternels ! […] Ils ont été entraînés au dialogue, au monologue, à la lettre, au mémorandum, à toutes les formes littéraires possibles, se succédant sans raison d’exister que la fantaisie, mais pour moi, je ne croirai jamais qu’ils aient songé à refaire ce roman de Balzac, qui ne se refera jamais, par la raison qu’on ne refait que ce qui est manqué, et dans lequel la vie littéraire du dix-neuvième siècle a été transpercée d’une lumière qui en a fait voir les plus lâches misères et les plus féroces vanités. […] Comparez-les à toute cette société puissante, idéale et réelle de Balzac, et réelle au même degré qu’idéale, quoique l’idéal dans Balzac atteigne à une telle élévation ou à une telle profondeur que les imaginations qui ne peuvent le suivre l’accusent de manquer de réalité ! […] Même ce dédommagement manquerait.