Le renard « vient donc, est présenté, et sachant que le loup lui faisait cette affaire », il invente subitement sa vengeance, mais se contient de peur de la compromettre, et commence ainsi d’un ton doux : Je crains, sire, dit-il, qu’un rapport peu sincère Ne m’ait à mépris imputé D’avoir différé cet hommage. […] Panurge, quand venait le danger, « s’enfuyait le grand pas, de peur des coups qu’il craignait naturellement. » Notre Panurge à quatre pattes se tient de même à l’écart, expose à sa place le loup son bon ami, fait l’innocent, l’ignorant, allègue que ses parents pauvres ne l’ont pu faire instruire, « n’ayant qu’un trou pour tout avoir », tandis que « ceux du loup, gros messieurs, l’ont fait apprendre à lire. »54 Un instant après, quand le loup a bien emboursé les bénéfices de l’expérience, « et gît à terre mal en point, sanglant, gâté », il lui commente d’un fort grand sang-froid une maxime de morale. […] C’était un maître rat, Dont la rateuse seigneurie S’était logée en bonne hôtellerie, Et qui cent fois s’était vantée De ne craindre ni chat ni chatte, Ni coups de dents, ni coups de patte, Dame souris, lui dit ce fanfaron, Ma foi ! […] 92 L’oiseau de qualité n’eût pas promis si vite ; il eût craint de se compromettre, et eût vérifié le rang de son hôte. […] Il n’a pas besoin de prévoir de loin, de craindre la saison, de calculer la récolte.
On dit que le mari étant parvenu à l’âge de soixante-dix ans, on le faisait entrer dans le sérail, à l’occasion de quelques maladies difficiles et dangereuses, comme n’y ayant plus rien à craindre d’un vieillard de cet âge ; mais sa femme, remarquant qu’on ne voulait plus recevoir que les ordonnances qu’il faisait, et qu’elle allait perdre son crédit, dit un jour au roi que son mari venait d’engrosser une jeune esclave de dix-huit ans, sur quoi il ne lui fut plus permis de voir les femmes du sérail. […] Ils se figurèrent que si cet aîné venait à régner, leur perte était infaillible ; qu’il y avait tout à craindre d’un esprit hautain comme le sien, qui, à l’âge de vingt ans, se verrait, de captif, tout à coup devenu souverain ; que, quand il ne se croirait pas avoir été offensé par eux, le plaisir qu’il prendrait à faire le maître le porterait à d’étranges résolutions, dont la moindre serait de changer la face de la cour. « Et qui sait, disaient-ils en eux-mêmes, s’il n’attentera point à nos vies ? […] il reprit ainsi modestement la parole, en regardant tous les grands l’un après l’autre: « Que, dans le besoin où ils se trouvaient, et dans la résolution qu’ils avaient prise d’élire pour monarque un de ces deux princes, son sentiment était qu’ils devaient céder à une fâcheuse mais pressante nécessité, qui les obligeait de préférer Hamzeh-Mirza, quoique le plus jeune, et l’élever au trône au préjudice de son aîné ; que la raison de cela était que tout le monde ne savait que trop la rigueur qu’Abas avait toujours tenue à celui-ci ; qu’il y avait à craindre que ce jeune prince ne fût du moins privé de la vue ; que le bruit en avait couru dès lors que le défunt monarque, au sortir d’Ispahan, fit paraître sur son visage une consternation qui ne marquait rien que de funeste ; qu’on avait eu encore plus de sujet de le croire depuis que le roi, au commencement de sa maladie, avait envoyé en poste, sans aucune participation de pas un des grands, un eunuque en cette même ville avec quelques ordres secrets ; que ces ordres ne pouvaient aller qu’à faire trancher la tête au prince son fils, ou lui arracher les yeux pour le rendre incapable de succéder à la couronne après lui, s’il venait à mourir ; car, pour toute autre chose, ce monarque n’eût pas manqué d’en faire part à quelques-uns de son conseil, et particulièrement à lui, premier ministre, qui avait accoutumé, dans la conduite ordinaire, de sceller de son sceau tous les commandements et les ordres où Sa Majesté mettait le sien ; que si cela était ainsi, ils ne pouvaient l’élire qu’ils n’en reçussent une grande confusion, non-seulement s’il était mort, mais encore s’il était privé de la vue. […] Il n’est rien, en un mot, de tout ce que vous feignez de craindre. […] Enfin, le premier ministre, soit qu’il fût plus ami de l’équité que les autres, comme cette manière d’agir noble et désintéressée qu’il avait toujours fait paraître auparavant le donnait à conjecturer, soit qu’il craignît qu’à son défaut quelque autre prît la parole, ce qui l’eût rendu criminel, puisqu’il lui appartenait de parler le premier, et qu’il le venait de faire lorsqu’il avait opiné si fort au désavantage de Sefie-Mirza ; ce premier ministre, dis-je, rompit le silence et commença à dire: « que véritablement, sur l’assurance infaillible que l’on aurait que le fils aîné d’Abas II ne serait plus en état de recevoir la couronne, l’assemblée pourrait, sans injustice, passer à l’élection du second fils ; mais, puisque maintenant Aga-Mubarik les assurait fortement que Sefie-Mirza n’avait perdu ni la vie, ni la vue, sans délibérer davantage, il le fallait élire: c’est pourquoi il lui donnait de tout son cœur sa voix et ses vœux, et protestait qu’il fallait tout de ce pas lui aller présenter le diadème et l’empire. » Les autres seigneurs, à ces paroles, perdirent courage, et n’eurent plus la force de soutenir bien ce qu’ils avaient commencé mal.
On sait que, suivant Bain, la sensation tactile-musculaire ou son image est un élément nécessaire de tous les faits intellectuels139: nous craignons que l’esprit de système ne l’ait entraîné, sur le point qui nous occupe, à une observation peu rigoureuse140. […] Woolf : les deux vers de Cymbeline (IV,2) que Mrs Dalloway lit initialement dans la vitrine d’une librairie (« Ne crains plus la chaleur du soleil / Ni les fureurs de l’hiver déchaîné », Folio, p. 70) deviennent une simple répétition allusive « Ne crains plus » (« No fear ») reliant les courants de conscience des deux personnages centraux de Clarissa et Septimus Warren Smith qui se raccrochent à cette formule dans leurs moments de fragilité respectifs. […] n’est-il pas à craindre que l’acteur, au lieu de suivre son inspiration naturelle ne modifie son jeu pour répondre aux secrets désirs du spectateur ? […] Racine, Andromaque, acte IV, scène 5, v. 1307-1308 (Pyrrhus annonce à Hermione la trahison de ses serments et son amour pour Andromaque) : « Je crains votre silence, et non pas vos injures ; / Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins, / M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins. » 23.
Gonod, l’honorable éditeur, qu’il devenait à craindre qu’il ne se décidât point à donner une seconde édition fort désirée. […] Voyons Fléchier tel qu’il était, apprenons à le goûter dans les qualités qui lui sont propres et qui lui assurent un rang durable comme écrivain et comme narrateur ; ne craignons pas de nous le représenter dans sa première fleur d’imagination et d’âme, dans sa première forme de jeune homme, d’abbé honnête homme et encore mondain ; et bientôt sans trop de complaisance, sans presque avoir à retrancher, nous arriverons insensiblement à celui qui n’avait eu en effet qu’à se continuer lui-même, et à se laisser mûrir pour devenir l’orateur accompli si digne de célébrer Montausier et Turenne, et l’évêque régulier, pacifique, exemplaire, édifiant. […] Lorsque des personnes de qualité, d’esprit et de fort bonnes mœurs, qui ne craignaient point la plus sévère justice, et qui s’étaient acquis la bienveillance des peuples, venaient à Clermont, ces bonnes gens les assuraient de leur protection, et leur présentaient des attestations de vie et mœurs, croyant que c’était unes dépendance nécessaire, et qu’ils étaient devenus seigneurs, par privilège, de leurs seigneurs mêmes.
Elle admirait Bonaparte et n’avait pas appris encore à le craindre. […] Pour nous littérateurs, et à ne juger que d’un peu loin et par les livres, nous dirions que si Mme de Staël introduisit et maintint une sorte de sérieux plus exalté, que si Mme Guizot (Mlle de Meulan) ne craignit pas un sérieux plus raisonneur et parfois contredisant, Mme de Rémusat dut rechercher un sérieux plus uni à la fois et plus doux. […] Par malheur, en 1815, pendant les Cent-Jours, quelques circonstances particulières, que sans doute elle s’exagéra, la poussèrent à craindre pour des papiers si pleins de choses et de noms : ce qui est véridique est presque toujours terrible.
Elle craignait le sacrilège, et elle se précipite dans l’anarchie. […] Elle craignit d’être dure, et elle fut cruelle ; car, en conservant au roi le rang suprême, elle le condamna au supplice de la colère et du dédain de son peuple. […] À travers sa bravoure, son enthousiasme exalté pour la patrie, on craignait d’entrevoir en perspective un trône relevé sur les débris et par les mains d’une république.
La petite cloche du campanile, comme une voix timide qui craignait d’éveiller l’étranger maître à Rome, tintait l’Angelus du soir aux solitaires et aux pauvres femmes du quartier : cette cloche avait dans son timbre argentin quelque chose du gazouillement de l’alouette qui s’élève d’un champ moissonné devant les pas du glaneur. […] malheureux, je suivis comme Ascagne ou Camille, d’un pas chancelant, mon père errant sur la terre. » L’infortuné père, en recevant son fils Torquato à Rome et en achevant son éducation, ne put jamais obtenir que les portes du couvent s’ouvrissent, à Naples, pour sa chère Porcia ; elle mourut soudainement à Naples, soit de ses angoisses, soit du poison préparé par ses proches, qui craignaient qu’elle ne revendiquât un jour ses biens retenus par eux. […] Nous n’avons plus d’amis à Naples, nos parents y sont nos ennemis ; et, à cause de ces circonstances, chacun craint de nous tendre la main… Mon angoisse est telle, excellente dame, que le désordre de mon esprit se communique à mes paroles ; c’est à Votre Excellence à se représenter l’excès des peines qu’il m’est impossible d’exprimer !
La femme qui fait taire son cœur n’est plus une femme, les hommes qui obéissent en murmurant n’aiment pas ce qu’ils craignent. […] Un tel mystère honore le peuple français : on a craint son indignation, on peut donc encore espérer sa justice. […] Les unes peignaient les douleurs d’une longue captivité, les autres l’isolement, la privation barbare des dernières ressources ; et ne craigniez-vous pas que ces mots : ils ont enlevé le fils à la mère, ne dévorassent tous les souvenirs dont vous retraciez la mémoire !
Quand la vie d’Égisthe est menacée, je regrette qu’à l’exemple de Clytemnestre défiant Agamemnon d’arracher sa fille d’entre ses bras, elle ne rende pas à Polyphonte menace pour menace, et ne sache pas en même temps prier et se faire craindre. […] Cependant la tristesse de Mérope, à la fois noble et tendre, son indifférence pour la possession d’une couronne qui ne doit pas passer sur la tête de son fils, l’ennui qu’on lui cause en lui parlant des intrigues de Polyphonte au milieu de ses angoisses sur le sort d’Égisthe, ce vide du pouvoir suprême pour une mère qui craint de n’avoir plus de fils, voilà des traits de nature ; et si la Mérope de Voltaire n’est pas une de ces vigoureuses créations auxquelles le génie du poète donne une existence historique, c’est du moins une admirable esquisse. […] Pour nous, qui n’avons pas à craindre que Voltaire se moque de nous pour l’avoir cru sur parole, nous pouvons examiner impunément si, en faisant si bon marché de ses pièces, il n’a pas eu plus de clairvoyance qu’il ne croyait.
Quand il s’agit d’être juste envers le génie, je ne le serai pas à demi : je ne craindrai pas de heurter des erreurs qui ont acquis du crédit à force d’avoir été répétées. […] Avance sans rien craindre ; et si ta route est semée d’obstacles, songe qu’il n’en est point d’autre pour toi. […] La colonne de ce siècle, celle sur laquelle il s’appuyait en regardant avec assurance le siècle précédent, ne peut pas toujours résister aux années ; celui qui pendant quarante ans rendit à Racine une si éclatante justice, parce qu’il était le seul qui pût ne le pas craindre, ce grand tragique qui à ce titre sera seul mis dans la balance avec Racine, et que tant de titres de gloire, que lui seul a réunis, mettront d’ailleurs hors de toute comparaison ; cet homme à qui l’on refusa si long-temps sa place, parce qu’il mettait les autres à la leur, et qui n’a dû qu’à ses longues années cet avantage que n’eut pas Racine, de se voir enfin à son rang ; Voltaire préside encore au goût et aux beaux arts.
De plus, madame Gay, après avoir possédé une opulente fortune, était tombée dans une médiocrité d’existence qu’elle ne soutenait que par le travail littéraire, souvent si mal rémunéré ; elle craignait la pauvreté après elle pour cette enfant : elle pouvait penser que le double talent de la mère et de la fille, et leur double travail, apporteraient un peu plus d’aisance à la maison, que sa fille se ferait avec ses vers une propre dot de sa gloire. […] La gloire attire les yeux, mais fait peur au sentiment ; à moins d’être très-inférieur et d’accepter humblement son infériorité, ou à moins d’être très-supérieur et de ne craindre aucune éclipse, on redoute d’épouser ces grandes artistes qui introduisent la publicité dont elles rayonnent dans le ménage, qui ne veut que le demi-jour. […] Nous abrégeâmes la visite, dans la crainte de la fatiguer ; nous nous retirâmes un à un, sans bruit, comme des amis discrets qui emportent une bonne espérance, et qui craindraient de la perdre en se la confiant.
Eh bien, je l’avoue, je craignais une perversion possible ! […] Il y a deux mille marches d’escalier entre eux, et ces deux mille marches qui les séparent et que je craignais de lui voir descendre, Alphonse Daudet les a remontées. […] Quand le monde, dépravé par L’Assommoir, qui lui a donné la fringale de l’ordure, retourne au second vomissement de son auteur, espérant y trouver des malpropretés qui n’y sont même pas, car le champ de la malpropreté n’est pas très vaste et Zola l’a tellement épuisé dans son premier roman que, dans celui-ci, on ne trouve plus que quelques redites de porcheries trop connues, déposées entre des vulgarités et des platitudes qui ne le sont pas moins, Alphonse Daudet, lui, remonte la pente où l’on pouvait craindre qu’il ne glissât, et s’éloigne autant que possible de l’observation basse (et honteusement facile) qui est la curiosité de ce temps à tête renversée.
À ce même siège d’Amiens, un jour que Rosny y est allé, le grand maître de l’artillerie, alors, M. de Saint-Luc, l’invite à dîner et le mène voir ensuite les tranchées et batteries d’artillerie : « De quoi le roi averti lui en sut mauvais gré et s’en courrouça fort contre vous, écrivent les secrétaires, disant qu’il vous défendait absolument de faire le métier de la guerre ni d’aller en lieu périlleux tant que ce siège durerait. » Henri IV même paraît craindre qu’il n’y ait dans l’armée plus d’un jaloux et d’un malintentionné, qui ne serait pas fâché d’exposer Rosny à quelque péril, sauf à s’y hasarder soi-même. […] Il voit dans cette nouvelle industrie des soies, « plutôt méditative, oisive et sédentaire », une cause d’affaiblissement, même au moral ; il craint que cet emploi d’un nouveau genre ne désaccoutume la population de la vie laborieuse et pénible qui est propre à former de bons soldats.
Elle accoucha de moi en grand vertugadin… » Au temps de ce père altier et sévère, l’habitude était de se faire craindre ; et, si les mœurs avaient de la roideur antique, en revanche, du temps que le prince écrivait ces lignes légères, cette mode avait bien changé ; les mœurs s’étaient détendues tout d’un coup, et du respect on avait subitement passé à l’impertinence. […] À défaut des visites qu’il n’a pas l’air de craindre, il veut du moins que tout soit peuplé autour de lui : Que sur la rive de mes fontaines tout retentisse des cris d’une augmentation considérable d’animaux.
Duclos commença là en petit ce qu’il fera plus tard dans la société : il fut respecté et peut-être un peu craint de ces jeunes seigneurs ; il se tint à sa place, mais se la fit. […] Le Français, selon lui, a un mérite distinctif : « Il est le seul peuple dont les mœurs peuvent se dépraver sans que le cœur se corrompe et que le courage s’altère. » Il voudrait voir l’éducation publique se réformer et s’appliquer mieux désormais aux usages et aux emplois multipliés de la société moderne ; il prévoit à temps ce qui serait à faire, et, connaissant le train du monde, il craint toutefois qu’on ne le fasse pas à temps : « Je ne sais, dit-il, si j’ai trop bonne opinion de mon siècle, mais il me semble qu’il y a une certaine fermentation de raison universelle qui tend à se développer, qu’on laissera peut-être se dissiper, et dont on pourrait assurer et hâter les progrès par une éducation bien entendue. » Duclos veut une réforme en effet, et non point une révolution.