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26. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. Victor Hugo. Les Contemplations. — La Légende des siècles. »

Il n’y a là, comme on le voit, ni ombre de combinaison, ni dessin de composition, ni ordre quelconque. […] ô tiare de l’ombre ! […] Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait le mal ! […] L’ombre venait, le soir tombait, calme et terrible. […] Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide !

27. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVe entretien. Ossian fils de Fingal »

Ses dogues fidèles hurlent dans son palais en voyant passer son ombre. […] » « Le beau Ryno vola comme l’éclair ; le noir Fillan, comme les ombres de l’automne. […] Gémissements sur gémissements se répétaient de colline en colline, jusqu’à ce que la nuit vînt tout envelopper de ses ombres. […] Le héros avait vu dans son sommeil l’ombre affligée d’Agandecca. […] Tu n’as pas coutume de répondre le dernier à la voix de ton père… « — Ryno, dit Ullin, le premier des bardes, a rejoint les ombres de ses aïeux, les ombres de Trathal et de Trenmor.

28. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Séverin, Fernand (1867-1931) »

. — Un chant dans l’ombre (1895). — Poèmes ingénus (1899). […] De beaux vers doux et tristes y passent enlacés, comme des ombres heureuses. […] Séverin, le parallèle entre son Chant dans l’ombre et le décor de « Psyché enlevée par les Amours » et de « l’Amour au tombeau ».

29. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Baudelaire, Charles (1821-1867) »

Déesse qui descend dans le lac des péchés Et, dans l’ombre sur l’eau de ses cheveux penchés, Parmi tous les iris cueille la rouge vulve. […] Comme un grand chien noyé dans les ombres d’Hécate, Et puis tu fus noyer ta pensée délicate Dans la nuit, de la parole et du geste, complètement. […] Nous rêvons un empire et nous le conquerrons ; Mais ton Ombre égarée aux bois expiatoires Nous conduit au chant clair de ses pâles clairons. Quand ton Ombre a passé par nos midis suprêmes, Aux poudres des chemins nous nous sommes couchés ; Ton Ombre a secoué sur nous, comme un baptême, Les lys élyséens, par ta dextre fauchés. […] Irai-je sous les plantes Porter avec ton ombre des fleurs merveilleuses Pour le souvenir et le grand cœur de la servante ?

30. (1860) Ceci n’est pas un livre « Les arrière-petits-fils. Sotie parisienne — Deuxième tableau » pp. 196-209

(Il se relève ; — l’ombre et Saturet s’avancent — d’un pas rythmé — vers Derville, dont les esprits s’égarent visiblement.) […] Tu n’as pas la moindre tenue pour une ombre. […] (Il aperçoit l’ombre.) […] Mais alors, vous n’êtes pas une ombre ?

31. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIIIe entretien. Fior d’Aliza » pp. 177-256

La fumée du coup de canon d’Entrodocco fit rentrer les carbonari dans l’ombre. […] L’ombre de ce détachement suffit pour arrêter les révolutionnaires carbonari de Rome et des États du Pape. […] Le reflet de l’amour est l’illumination du visage jusque dans l’ombre des années. […] Sur des bords où la gloire a ranimé leurs os, Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine !) […] Cette apostrophe finissait par ces deux vers : Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine !)

32. (1908) Esquisses et souvenirs pp. 7-341

Puis, l’ombre, le silence et la solitude régnaient de nouveau. […] Ô Raymond Deslandes, ô Charles de La Rounat, ô Henri Lavoix, ombres vaines ! […] Et je dirai que l’ombre attique elle-même ne lui cède en rien. […] Dans le lointain, nous apercevons les îles Lipari, ombres bleuâtres. […] Autour de toi, sur les monts divins, traînait une écharpe d’ombre veloutée.

33. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre V. Caractère du vrai Dieu. »

Un silence subit et pénible, des images vagues et fantastiques, succèdent au tumulte des premiers mouvements : on sent, après le cri de Pluton, qu’on est entré dans la région de la mort ; les expressions d’Homère se décolorent ; elles deviennent froides, muettes et sourdes, et une multitude d’S sifflantes imitent le murmure de la voix inarticulée des ombres. […] On voit ici la conception du grand dans son principe : le reste n’en est qu’une ombre, comme l’intelligence créée n’est qu’une faible émanation de l’intelligence créatrice ; comme la fiction, quand elle est belle, n’est encore que l’ombre de la vérité, et tire tout son mérite d’un fond de ressemblance. » 66.

34. (1910) Muses d’aujourd’hui. Essai de physiologie poétique

que l’ombre de ses jours. […] Mais mon rêve est empli d’air, d’ombre, de soleil. […] … Voici la nuit d’amour depuis longtemps promise… Dans l’ombre je te vois divinement pâlir. […] … qu’à tout jamais ma tendresse soit pure, Ton ombre est immortelle et toi tu ne l’es pas ! […] le Bien-Aimé qu’on attend dans l’ombre,           Ô soirs inconnus !

35. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXe entretien. Dante. Deuxième partie » pp. 81-160

Le bruit confus et strident des sanglots, des imprécations, des coups portés et reçus dans l’ombre, jette le poète dans la stupeur. […] L’Achéron, fleuve des ombres, et Caron, leur nautonier, apparaissent, on ne sait pourquoi, dans l’enfer chrétien. […] Électre, Énée, Hector, César aux yeux d’oiseau de proie, Penthésilée, Lavinie, le premier Brutus, Lucrèce, Saladin, Aristote, Socrate, Platon et cent autres ombres apparaissent et disparaissent sans intérêt pour le drame. […] Le souvenir d’un de ces monuments de larmes, de ces pierres milliaires du pèlerinage de la vie au ciel, se représente avec tous ses accidents de lumière, d’ombre et de nature pittoresque à ma mémoire. […] Cette fente ou ce ravin, tenu à l’ombre par ces deux pans de rochers, est tapissé de châtaigniers en taillis.

36. (1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Harmonies poétiques et religieuses — II »

Et le poète se rappelle toutes les pertes qu’on ait à chaque pas dans la vie : une mère, une fiancée, un ami d’enfance, qui nous sont enlevés C’est l’ombre pâle d’un père Qui mourut en nous nommant, C’est une sœur, c’est un frère Qui nous devance un moment. […] La vie de campagne, la vie patriarcale de famille dans ces belles provinces qu’arrose la Saône, les hautes herbes qui ploient sous l’aquilon, les bois dont le murmure et l’ombre sont au maître, les entretiens des pâtres autour des feux allumés, ces rayons de soleil couchant sur les fléaux, les socs de charrue et les gerbes des chars, ces ombres allongées des moulins monotones, toutes ces douces géorgiques de notre France ont une beauté forte et reposée qui égale à nos yeux la splendeur blanchissante du Golfe de Gênes et les autres tableaux enchantés que l’Italie a inspirés au poète. […] De là aussi plusieurs défauts qui sautent aux yeux des moins habiles et qui découlent immédiatement des précédentes qualités : trop de lumières, des ombres vagues, des contours quelquefois indécis ; du débordement et de l’exubérance ; une expansion en tous sens, qui laisse se glisser, dans les intervalles des choses sublimes, quelques idées, trop faciles, trop promptes, écloses avant terme.

37. (1856) Cours familier de littérature. II « Xe entretien » pp. 217-327

Il habitait Chambéry, cette ville la plus pittoresque des Alpes, que l’ombre, les torrents, les lacs et les noyers font ressembler aux villes des vallées d’Argos et d’Arcadie. […] Rousseau, aux Charmettes, avait un écho vivant de ses rêves auprès de lui, mais moi je n’avais qu’une ombre ! […] Je m’y tenais dans l’ombre et dans le silence, mais madame de Raigecourt ne manquait pas une occasion de m’y faire apercevoir et d’inspirer aux hommes ou aux femmes célèbres de la société le désir de me connaître. […] Je suis las des soleils, laisse mon urne à l’ombre : Le bonheur de la mort, c’est d’être enseveli. […] Ils sont là ; une foule d’autres plus jeunes croissent à leur ombre, derrière, en promettant à la France une intarissable génération de talents !

38. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre second. Poésie dans ses rapports avec les hommes. Caractères. — Chapitre III. Suite des Époux. — Adam et Ève. »

À l’instant où je m’inclinais sur l’onde, une ombre parut dans la glace humide, se penchant vers moi, comme moi vers elle. […] Suis-moi, je te conduirai où une ombre vaine ne trompera point tes embrassements, où tu trouveras celui dont tu es l’image ; à toi il sera pour toujours, tu lui donneras une multitude d’enfants semblables à toi-même, et tu seras appelée la Mère du genre humain. » Que pouvais-je faire après ces paroles ? […] Il avait déjà revêtu de pourpre et d’or les nuages qui flottent autour de son trône occidental ; le soir s’avançait tranquille, et par degrés un doux crépuscule enveloppait les objets de son ombre uniforme. […] Pour rendre le tableau parfait, Milton a eu l’art d’y placer l’esprit de ténèbres comme une grande ombre.

39. (1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxviie entretien. Un intérieur ou les pèlerines de Renève »

Après plusieurs heures de repos, nous profitâmes de l’ombre du soir pour aller coucher dans les environs de Beaune. […] — Voilà les platanes plantés autour par madame de Lamartine pour suspendre aux branches les berceaux successifs de ses filles et travailler à l’ombre pendant les chaleurs. […] Elles furent toutes vivement touchées en apprenant que nous venions à pied de plus loin que Dijon pour faire une espèce de pèlerinage à ce petit coin de Milly, et pour y voir seulement l’ombre de leurs anciens maîtres. […] Elle s’arrêtait étouffée, sous l’ombre d’un chêne ou d’un poirier sauvage, ou près d’une source entre des pierres noires, sous un large châtaignier. […] En attendant, entrez dans ce petit salon qui ouvre sur cette salle d’arbres ou restez à l’ombre sous ce salon en plein air, je ne tarderai pas à revenir.

40. (1864) William Shakespeare « Première partie — Livre II. Les génies »

Il ignore presque l’ombre. […] Il existe à peine ; il est ombre ; mais cette ombre écrase le monde. […] Dante tord toute l’ombre et toute la clarté dans une spirale monstrueuse. […] Quelles proportions et quelles formes a-t-il dans toute cette ombre ? […] Quelle ombre que cette Allemagne !

41. (1857) Cours familier de littérature. IV « XIXe entretien. Littérature légère. Alfred de Musset (suite) » pp. 1-80

La rue Paraît déserte encor, mais l’ombre diminue. […] À quelque temps de là, on les retrouve ensemble à Venise, dans une de ces rêveries nocturnes qui sortent de la mer et de l’ombre des palais de cette capitale des songes. […] Non, tu n’en savais rien, je n’ai pas vu ton ombre ; Ta main n’est pas venue entr’ouvrir ton rideau. […] Je la lus non seulement avec ravissement, mais avec tendresse ; je pris un crayon dans ma poche, j’écrivis, sans quitter l’ombre du chêne, les premiers vers de la réponse que je comptais adresser à cet aimable et sensible interlocuteur. […] Sa famille habitait une sombre maison du bord de la Seine, dont l’ombre se réfléchissait au clair de lune dans le courant du fleuve.

42. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Aloïsius Bertrand »

Je vois l’ombre naître, Près de la fenêtre    Du manoir, De dame en cornette Devant l’épinette   De bois noir. […] Pourquoi dans ces plaisirs sans nombre, Oublis du terrestre séjour, Ombre rêveuse, aimai-je une Ombre Infidèle à l’aube du jour166? […] Il voit les fortifications qui se découpent en étoile, la citadelle qui se rengorge comme une géline dans un tourteau, les cours des palais où le soleil tarit les fontaines, et les cloîtres des monastères où l’ombre tourne autour des piliers. […] Tantôt à l’ombre, le long des rues solitaires, on l’eût rencontré rôdant et filant d’un air de Pierre Gringoire, Comme un poëte qui prend des vers à la pipée. […] Plus tard pourtant, si nous en croyons quelques légers indices, il aurait aimé moins vaguement, ou cru aimer ; mais, même alors, le meilleur de son cœur dut être toujours pour l’Ange et pour l’Ombre.

43. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Ivan Tourguénef »

Il affectionne les taudis enfumés des paysans, à peine percés de fenêtres, avec près du poêle quelque malade geignant ; les intérieurs ternes où l’ombre de quelque humble infortune semble accroître le froid des pièces ; les petites maisons louches de la banlieue, repaires de filous et de recéleurs ; ces châteaux désolés et sales où la vie s’écoule si morne, jour après jour, entre les boues du dehors, et le confort assoupissant des vieilles salles. […] Tourguénef excelle à rendre les aspects voilés de la campagne, la terre suante en plein midi, estompant de sa vapeur grise les teintes vives et les arêtes des formes, les après-dîners dans l’ombre vague des bois, la tristesse bleutée des printemps et des automnes, surtout le « je ne sais quoi d’un azur vaporeux et mollement argentin » des belles et calmes nuits d’été. […] Tourguénef, de son procédé par lumières subites, de sa maîtrise à faire saillir d’un fond d’ombre le caractère individuel de l’objet ou de l’être qu’il reproduit, du mystère enveloppant de son style, de cette poésie de demi-jour qui rend ses livres doux et comme parfumés. […] Ce sont des études esquissées-d’une singulière délicatesse de traits menus, diffus cependant et noyés d’ombre, qui tentent cette curiosité de connaître, que suscite tout mystère, qui la récompensent de son effort, par l’intéressante complexité de la physionomie qui surgit peu à peu de l’ombre, par la sympathie émue qu’elle inspire, comme elle se révèle véridique, portrait et non académie, être tout semblable à son spectateur et mirant dans ses yeux le charme et la tristesse qu’il a connus et subis. […] Il eut essentiellement une âme minutieuse particulariste, si l’on peut dire, qui percevait merveilleusement ce que chaque objet a d’individuel, de propre, d’unique, et qui pourtant, par une sorte de paresse native, n’allait pas à s’en former une image précise, mais la concevait diffuse, vague, toute brouillée d’ombre.

44. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Victor Hugo — Victor Hugo, Les Chants du crépuscule (1835) »

Après les Orientales, œuvre de maturité radieuse et de soleil, nées, pour ainsi dire, dans l’août de sa jeunesse, sont venues les Feuilles d’Automne, comme une production plus lente, mûrie plus à l’ombre et plus savoureuse aussi : les Chants du Crépuscule offrent maintenant une autre nuance. C’est, comme l’indique le titre, une heure déjà assombrie, le déclin des espérances, le doute qui gagne, l’ombre allongée qui descend sur le chemin, et avec cela, à travers les aspects funèbres, des douceurs particulières comme il en est à cette heure charmante ; la nuit qui s’avance, mais la nuit que la tristesse aime comme une sœur. […] N’y a-t-il pas dans la composition des Chants du Crépuscule quelques ombres grossies à dessein, quelques lueurs plus sensibles à l’œil que l’âme du poète ne semble naturellement accoutumée à les voir ? […] Soudain par toute voie et de tous les côtés De leur sein ébranlé rempli d’ombres obscures, À travers leur surface, à travers leurs souillures, Et la cendre et la rouille, amas injurieux, Quelque chose de grand s’épandra dans les cieux. […] Clair, à l’ombre, épandu sur l’herbe qui revit, Tu me plais, doux poëte au flot calme et limpide !

45. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Verhaeren, Émile (1855-1916) »

Que ce soit dans la campagne flamande ou à Londres, sous le ciel de gel ou sous le ciel empli de cloches, par les plaines ou par les rues, ces soirs propagent leur énigme autoritaire ; ils attardent une ombre perfide où quelque chose qu’on ne sait pas, qu’on n’entend pas, enlace et rampe. […] Après le monde moral, le monde, en tant que représentation de vie, sera — pour « l’halluciné de la forêt des Ombres » errant aux dédales de la ville toute de palais noirs, de tours d’effroi, errant par les brouillards, errant à travers les fumées — l’ombre d’une ombre.

46. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XI. Suite des machines poétiques. — Songe d’Énée. Songe d’Athalie. »

De là, nous passons à la peinture de l’ombre d’Hector. […] » En achevant ces mots épouvantables, Son ombre vers mon lit a paru se baisser, Et moi, je lui tendois les mains pour l’embrasser ; Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange D’os et de chairs, meurtris et traînés dans la fange, Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux Que des chiens dévorants se disputoient entre eux. […] Enfin, cette ombre d’une mère qui se baisse vers le lit de sa fille, comme pour s’y cacher, et qui se transforme tout à coup en os et en chairs meurtris, est une de ces beautés vagues, de ces circonstances effrayantes de la vraie nature du fantôme.

47. (1860) Cours familier de littérature. X « LVIIIe entretien » pp. 223-287

On eût dit que cet enfant avait deviné le sérieux et les tristesses de l’existence, et que son ange gardien, comme on disait autrefois, ou son étoile, comme on dit aujourd’hui, lui avait déchiré dès le berceau le voile qui dérobe l’horizon humain à tout homme destiné à vivre dans ce monde fantastique en écartant des fantômes pour marcher à des ombres. […] Il y vit aimé, indépendant, studieux, dans ce délicieux loisir des jeunes années, repos d’une union formée par le cœur, lune de miel prolongée de l’existence, où la destinée bien rare verse du jour sans ombre, des joies sans lie et des douceurs sans mélange d’amertume à ses favoris. […] Le clair-obscur des bois aux teintes de vitrail Recueillait le regard et baignait l’âme d’ombre. […] Lisez cet inventaire prosaïque, et pourtant poétique, de ma tour de travail : Tout dort dans le château plein d’ombre et de silence. […] Je la reconduisis tout ébloui d’intelligence jusque sur le palier de ma petite maison ; elle marchait devant moi dans le soleil, et j’avoue qu’au lieu d’une trace d’ombre derrière elle, elle me semblait laisser une trace de lumière sur les dalles qu’elle avait foulées en se retirant.

48. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Victor Hugo » pp. 106-155

Hugo d’écrire les singulières pièces finales de la Légende des Siècles et des Contemplations, ces tentatives désespérées d’exprimer l’inexprimable et l’inintelligible, où le poète livrant avec les mots une terrible bataille à de vagues ombres d’idées, accomplit ses plus merveilleux prodiges de parolier, et mesure ses plus profondes chutes. […] S’il parvient dans la Légende des siècles à faire passionnément déclamer Dieu, saint Jean, Mahomet et Charlemagne, le Cid, les conseillers du roi Ratbert, des thanes écossais, une montagne et une stèle, on peut en conclure sa grande souplesse d’esprit, et aussi l’intérêt mal concentré, superficiel et passager, qu’il porte à toutes ces ombres et ces symboles. […] Dans la préface de Rayons et Ombres il se promet, de montrer les hommes tels qu’ils devraient et pourraient être ; dans les Quatre vents de l’Esprit, il déclare sa croyance en l’homme entité, égal en tous ses exemplaires et s’applaudit d’abolir les différences qui mettent pourtant l’intervalle d’une espèce zoologique entre deux classes sociales. […] Le mystère des germes, la sourde poussée du printemps et l’ascension latente de la sève, les murmures des grandes plaines, la surprise des sources perlantes dans l’ombre, ont leur voyant et leur poète en celui qui a écrit dans les Misérables seuls ces trois admirables épisodes : Choses de la nuit, Foliis ac frondibus, et cette arrivée de Valjean, par une nuit sans lune, dans le jardin du couvent du Picpus, ce jardin silencieux, mort et régulier où « l’ombre des façades retombait comme un drap noir ». […] Les mots ombre, antre, nuit, pris verbalement et portés à leur plus haute énergie, désignent des lieux ou des temps dans lesquels les sens de l’homme sont forcément inactifs, c’est-à-dire ne nous donnent plus aucun renseignement.

49. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — S — Saisset, Frédéric (1873-1953) »

Saisset, Frédéric (1873-1953) [Bibliographie] Les Soirs d’ombre et d’or (1898). […] Henry Davray Il y a dans les Soirs d’ombre et d’or, de M. 

50. (1926) La poésie de Stéphane Mallarmé. Étude littéraire

Dans cette urbanité goûtez une ombre qui descend de cette poésie pure pour vous guider à ses approches. […] En bas, dans ces bosquets, demeurait l’ombre d’un Mallarmé abondant, délicieux, à laquelle le Poète ne demanda rien, sinon qu’elle restât une ombre. […] Et cette décence et cette distinction figurent l’ombre, un peu, d’une défiance, d’une rétraction devant la vie, toute la vie. […] Peut-être non… Lorsqu’autour d’Ulysse affluent les ombres, altérées du sang tiède, celle que, toutes les autres et celle même de sa mère écartées, il y convie la première, est l’ombre de Tirésias, le devin et le sage, aux énigmes ambiguës. […] L’impérieux velours d’une attitude coupera l’ombre avec un pli s’attribuant la coloration fournie par tel instrument.

51. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Lantrac, Daniel »

Lantrac, Daniel [Bibliographie] L’Imagier du soir et de l’ombre (1898). […] Daniel Lantrac nous donne, sous le joli titre de : L’Imagier du soir et de l’ombre, de courtes pages qui éveillent singulièrement l’intérêt.

52. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1870 » pp. 321-367

Et longuement, il m’a fait remarquer la ressemblance qu’avaient sur l’allée, les ombres portées des branches, des ramures, des petites feuilles naissantes avec les dessins d’album japonais, en même temps qu’il s’étendait sur le peu de ressemblance que ces dessins, faits par le soleil, avaient avec les dessins français. […] Dans l’ombre des rideaux, j’ai devant moi la fixité de son regard. […] Sur le blanc de l’oreiller, sa pauvre tête est renversée, avec l’ombre portée de son profil amaigri et de sa longue moustache projetée par les lueurs d’une bougie mourante, luttant avec le jour. * * * Ce jour levant, ce vert de l’arbre jaillissant de l’ombre, cet éveil du ciel et des oiseaux avec leurs notes bienheureuses, tombant dans une agonie, dans une fin de jeune existence, c’est bien horrible ! * * * Le jour arrive à cette heure sur sa figure, dessine les creux et les ombres des yeux et de la bouche, le décharnement presque instantané, me montrant, dans sa chair aimée, la sculpture rigide de la mort.

53. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gigleux, Émile »

. — Les Frissons de l’ombre (1898). — Quand les mots tremblent sur nos lèvres (juin 1900). […] Georges Rodenbach Les Frissons de l’ombre, livre d’une inspiration touffue et multicolore, d’un lyrisme qui s’exprime en rythmes piaffants, en nobles images.

54. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1861 » pp. 361-395

Une lanterne jette un reflet dans l’ombre pleine d’objets, sur le casque d’un pompier, sur un visage, sur un bout de jupe à la couleur éclatante. Ces grands fonds d’ombre tout grouillants, éclaboussés de lueurs sur leurs arêtes, et qu’on dirait pochés par le pinceau de Goya, renferment une vie fantastique. […] Né, Marié, Mort, — que d’ombres n’ont que cette biographie ! […] J’étudiais la valeur d’un coup de soleil sur sa figure, avec la densité de l’ombre portée par la visière de sa casquette. […] Je la vois de dos, la nuque dans l’ombre, sa figure tout en lumière dans la glace.

55. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — D — Ducoté, Édouard (1870-1929) »

. — Le Chemin des ombres heureuses (1899). — Merveilles et moralités (1900). […] Ducoté nous donne le résultat de son dernier effort, la quintessence de ses derniers rêves, sous ce titre : Le Chemin des ombres heureuses… C’est un fort beau livre… [La Vogue (15 décembre 1899).]

56. (1856) Cours familier de littérature. II « VIIe entretien » pp. 5-85

J’y entrai plutôt pour y chercher l’ombre que pour y visiter des statues ou des tableaux. […] Je donnais un souvenir, un moment, une commémoration, une pitié, un enthousiasme de jeune homme studieux à chacune de ces ombres, plus vivantes peut-être dans la pensée des siècles qui foulent leurs cendres que dans la pensée de leurs contemporains et de leurs compatriotes. […] La comtesse était sortie pour aller, comme c’est l’usage de tous les soirs à Florence, se promener en calèche découverte, avec quelques abbés de sa société, sous les belles ombres des Cacines, ce parc de Florence. […] Ces livres tant de fois feuilletés par une main magistrale, cette table sur laquelle quelques volumes grecs et quelques pages de la même langue non achevées attestaient que la mort l’avait surpris dans ces fortes études, le lit où il avait rêvé, la plume avec laquelle il avait écrit, tous ces meubles qui semblaient attendre leur maître, cette ombre de la chambre sur les murs, dans laquelle on pouvait s’imaginer voir encore l’ombre colossale du poète (Alfieri était un géant), enfin ce tapis usé par ses pas pendant ses longues insomnies poétiques, me remplissaient de stupeur et de silence. […] Il me semblait assister à une de ces causeries classiques du Décaméron, à l’ombre d’un des cyprès de Fiesole, entre les grands esprits et les femmes lettrées de son temps.

57. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre X, Prométhée enchaîné »

Ils erraient sur la terre inculte, à travers les ombres et les écroulements du Chaos, comme dans le brouillard d’un songe terrifiant. […] Il y régnait, ombre de dieu sur des ombres d’hommes. […] C’est le monde vu à vol de Chimère, entrecoupé de clartés et d’ombres, envahi par le mirage, baigné par le songe. […] Du fait que la nuit dérobe la lumière, Hermès, qui versait ses premières ombres, acquit bientôt une renommée de voleur. […] La conjecture seule peut se hasarder dans une si grande ombre.

58. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXIVe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 257-320

La grande-duchesse allait tous les soirs se promener en voiture à l’Ardenza ; cette promenade, la seule qu’il y eût à Livourne, était alors sans ombre, et on ne pouvait y aller qu’au soleil couchant, à l’heure où la brise de mer soufflait la fraîcheur humide des flots sur la plage. […] Je croyais y revoir son ombre et celle de son amie, la comtesse Guicioli. […] » C’est l’ombre pâle d’un père Qui mourut en nous nommant ; C’est une sœur, c’est un frère Qui nous devance un moment. […] Je voyais les grandes ombres noires des châtaigniers velouter un peu le rocher, derrière la maison ; j’y montai pour jouir de deux bienfaits inespérés de la saison : de l’eau et du frais. […] C’est donc à la vieille mère de parler la première, car elle a vu passer bien des ombres du châtaignier sur la bruyère de la montagne, et tomber bien des lits de feuilles mortes sur les racines et sur votre toit.

59. (1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxive Entretien. Réminiscence littéraire. Œuvres de Clotilde de Surville »

Souvenez-vous des hautes et vastes collines, du vieux manoir à tourelles démantelées, jetant son ombre aux pieds des forêts sur les prés de la pente, du ruisseau qui coulait à voix basse sous la rangée de saules, dans le vallon auprès du château, des troupeaux de moutons sous la conduite du vieux berger qui montaient après que l’humidité malsaine était évaporée sur la colline élevée ; souvenez-vous des attelages luisants de bœufs qui descendaient pour labourer la glèbe dans les terres qui dominaient les prairies fumantes du paysage. […] Mes premières rêveries, ombres avancées de la vie future, m’emportaient de site en site plus haut et plus vite que les sabots de mon coursier. […] Te pardonnons : viendra l’heure cruelle Qu’à trez hault prilx vouldrions payer ces maulx : Oncques les siens ne dira Philomelle, Sanz que plaignions, à l’ombre des rameaulx, Droict précieulx de souspirer comme elle. […] » Plus doulx pensers viegnent, en la nuict sombre, Se meslanger à mon trop court sommeil ; Lors bien te voy : mais ung affreux réveil De mon bonheur chasse encor la vaine ombre. […] que vous rende les armes, « Beaulx yeux, tandiz qu’estes d’ombres couverts, « Ainsy fermés, se ne tiens à vos charmes, « Que feriez donc s’estiez possible ouverts ?

60. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « José-Maria de Heredia.. »

Dans l’ombre transparente indolemment il rôde. […] Et le vent gonfle, ainsi que deux immenses voiles, Les ailes qui, volant d’étoiles en étoiles, Aux amants enivrés font un tiède berceau ; Tandis que, l’œil au ciel et s’étreignant dans l’ombre, Ils voient, étincelant du Bélier au Verseau, Leurs constellations poindre dans l’azur sombre. […] Mais, quand l’astre royal dans les flots se noya, D’un seul coup, la montagne entière flamboya De la base au sommet, et les ombres des Andes, Gagnant Caxamalca, s’allongèrent plus grandes… …………………… Mais l’ombre couvrit tout de son aile.

61. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — K — Kahn, Gustave (1859-1936) »

Kahn lui-même, s’il ne nous offre pas aujourd’hui de ces étranges fleurs orientales à la tige flexible dont nous fûmes étonnés, a tressé dans l’ombre un bouquet composite, non sans grâce. […] Le lied des trois cavaliers, dans sa simplicité dolente un peu, est si bien pour que s’endorme l’âme ou pour qu’elle rêve de voir, elle aussi, passer au tournant de la route l’ombre claire, la belle ombre pâle.

62. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préface des « Rayons et les Ombres » (1840) »

Préface des « Rayons et les Ombres » (1840) 24 avril 1840. Les Rayons et les Ombres, in Œuvres complètes de Victor Hugo. […] Seulement, dans les Rayons et les Ombres, peut-être l’horizon est-il plus élargi, le ciel plus bleu, le calme plus profond.

63. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Henri Heine »

Toute la démonologie des vieux contes germaniques a peuplé d’ombres ses poèmes. […] Par un réalisme étrange, Heine sait nous faire voir et tâter des mains des ombres de divinités, si vieilles que tous leurs adorateurs sont morts, des allégories d’idées abstraites, des âmes bizarres et quainteuses. […] On la reconnaît à ces détails précis et vrais, à ces touches de pourpre qui mettent le sang de créatures vives aux ombres bleuâtres des romantiques de Berlin et de Stuttgard, à la simplicité et à la fermeté de la langue, à un retour constant au décor primitif de toute poésie, l’oiseau, la fleur, le ciel, — à l’apparition des figures traditionnelles de la légende allemande, la Loreley, l’empereur Barbe-rousse, le Tannhaeuser, l’image miraculeuse de la cathédrale de Cologne. […] L’île des fées, la belle île, Se dessinait vaguement aux rayons de la lune ; De douces harmonies y retentissaient Faisant ondoyer la danse des ombres. […] Cependant, à travers l’amour de ce culte, où les prières finissent par des baisers lancés au ciel, la théologie sémitique continuait à le préoccuper ; le « petit Juif Jésus-Christ » jetait sur ses conceptions d’homme heureux l’ombre noire de son gibet.

64. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre II. Shakespeare — Son œuvre. Les points culminants »

Pourtant il y a affinité profonde, intimité de racines, prise de sève à la même source, partage de la même ombre souterraine avant la vie. […] S’il n’était qu’une abstraction, les hommes ne le reconnaîtraient pas, et laisseraient cette ombre passer son chemin. […] Le mal, l’autre forme de l’ombre. […] ces férocités de l’ombre s’entendent. […] Ce désespoir suprême lui est épargné de rester derrière elle parmi les vivants, pauvre ombre, tâtant la place de son cœur vidé et cherchant son âme emportée par ce doux être qui est parti.

65. (1912) Réflexions sur quelques poètes pp. 6-302

Lisez cette pièce tout à fait agréable intitulée : l’Ombre. […] L’ombre du poète Desportes erre encore en ces lieux. […] Puis il décide d’évoquer l’ombre de Laïus. […] Ce devin avait reçu l’ordre d’évoquer l’ombre de Laïus. Nous apprenons bientôt que l’ombre implacable de Laïus demande une victime de son sang.

66. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 7, nouvelles preuves que la declamation théatrale des anciens étoit composée, et qu’elle s’écrivoit en notes. Preuve tirée de ce que l’acteur qui la recitoit, étoit accompagné par des instrumens » pp. 112-126

Dans le premier livre des tusculanes, Ciceron, après avoir rapporté l’endroit d’une tragedie où l’ombre de Polydore supplie qu’on veuille donner la sepulture à son corps, pour faire finir les maux qu’elle endure, ajoute : je ne sçaurois concevoir que cette ombre soit aussi tourmentée qu’elle le dit, quand je l’entens reciter des vers dramatiques si corrects, et quand je la trouve si bien d’accord avec les instrumens. […] L’ombre de Polydore étoit donc soutenuë d’un accompagnement quand elle recitoit.

67. (1863) Cours familier de littérature. XV « LXXXVIe entretien. Considérations sur un chef-d’œuvre, ou le danger du génie. Les Misérables, par Victor Hugo (4e partie) » pp. 81-143

III Pendant ce temps, Cosette enfermée grandit et embellit à l’ombre du couvent, et Valjean jardine avec son ami. […] Une ombre étrange, gagnant de proche en proche, s’étendait peu à peu sur les hommes, sur les choses, sur les idées ; ombre qui venait des colères et des systèmes. […] « À midi mille papillons blancs s’y réfugiaient, et c’était un spectacle divin de voir là tourbillonner en flocons dans l’ombre cette neige vivante de l’été. […] Une ombre apparaît derrière elle, ombre à l’astre amoureux des amoureux, la lune. […] « Tous deux tressaillirent, et ils se regardèrent dans l’ombre avec des yeux éclatants.

68. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre VIII, les Perses d’Eschyle. »

Le Sérail est isolé comme le cloître ; la nuit de l’ignorance s’ajoute à l’ombre des treillages pour l’enténébrer. […] Enfin l’œil de la Nuit noire se fermant, nous abrita sous son ombre. […] Par degrés, l’Ombre se raffermit et reprend son âme. […] Mais si grand et sage qu’il paraisse, Darius reste pourtant une Ombre, un Revenant de la terre qui va le reprendre. […] Son Masque lugubre, tout en continuant de pleurer, retrousse les coins pendants de ses lèvres, et l’on voit l’ombre d’un rire se dessiner à travers ses larmes.

69. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Edgar Allan Poe  »

Enfin ce mathématicien du fantastique, cet esprit imperturbablement logique sur les confins du rationnel, sait, quand il lui convient, rester court au bord d’un développement dernier, et, quelque fait à demi dévoilé laissé dans l’ombre, jouer de la suggestion de l’insinuation, des réticences et des symboles. Ce sont des ombres de pensées, de sinistres craintes que suggère le mystérieux finale du Scarabée d’Or. […] Sur le pâle buste de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; Et ses yeux ont toute la semblance de ceux d’un démon qui rêve, Et la lumière de la lampe glissant sur lui, jette son ombre sur le sol ; Et mon âme hors de cette ombre qui gît flottante sur le sol, Ne sera soulevée, jamais plus, En ces artifices, les plus apparents, Poe se montre l’homme de toutes les ruses littéraires, habile à composer et à stiller d’une main sûre la délicate émotion qui transporte le lecteur hors de lui-même, et le charme en une vie étrangère plus intense et plus belle. […] Une vision en plein Océan polaire après d’étranges aventures dans une île inconnue, une maison qui s’abîme singulièrement par une tempête, la résurrection d’un cataleptique, des ressemblances bizarres, une ombre sur une porte, un corbeau qui répond merveilleusement juste ; en ces faibles atteintes au vraisemblable, consiste tout le fantastique mesuré de Poe, qu’atténue encore une science exacte des transitions, du milieu et du moment propices. […] Et le corbeau sans voleter, siège encore, — siège encore, sur le buste, pallide de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rève, et la lumière de la lampe ruisselant sur lui, projette, son ombre à terre ; et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera jamais plus 8.

70. (1858) Cours familier de littérature. V « Préambule de l’année 1858. À mes lecteurs » pp. 5-29

Quand pourrai-je, à ce monde ayant payé rançon, Suspendre comme toi ma veste à ton buisson, Et, déchaussant mes pieds saignants de dards sans nombre, Te dire, en t’embrassant : « Ami, vite un peu d’ombre ! […] Vingt ou trente oliviers, à l’ombre diaphane, N’y sont-ils pas penchés par la corde de l’âne ? […] Dans le ravin plus vert, sous l’ombre du coteau, N’y voit-on pas filtrer goutte à goutte un peu d’eau, Où, pourvu que le Ciel avare un jour y pleuve, Altéré par ses chants, ton rossignol s’abreuve ? […] Quand l’homme se resserre à sa juste mesure, Un coin d’ombre pour lui, c’est toute la nature ; L’orateur du Forum, le poète badin, Horace et Cicéron, qu’aimaient-ils ?

71. (1864) William Shakespeare « Première partie — Livre V. Les âmes »

Les âmes I La production des âmes, c’est le secret de l’abîme, l’inné, quelle ombre ! […] Une certaine quantité de lui appartient maintenant à l’ombre. […] Quant aux réponses, elles sont là, mais mêlées à l’ombre. […] La rêverie est un regard qui a cette propriété de tant regarder l’ombre qu’il en fait sortir la clarté.

72. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Goethe »

Mes cheveux me donnent de l’ombre et mon sang est ma fontaine. » Et, au mois de novembre 1774, jour pour jour, Goethe, la victime, est guéri, radicalement guéri de la passion qui avait inspiré à son génie de telles hyperboles. […] Ce qui va maintenant donner de l’ombre au front de Goethe, ce seront les plafonds des palais. […] C’était la beauté de la souffrance, cette ombre qui accomplit la physionomie des hommes en y versant sa fière tristesse ! […] Mais Saint-Victor s’assied devant ces figures à peine indiquées, et remplit les blancs, prononce les lignes, dessine et ombre, et colorie, et fait tourner avec l’ongle, et arrive enfin par tous les moyens à ces saillies que Goethe, s’il revenait au monde, admirerait.

73. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIIIe entretien. Littérature latine. Horace (2e partie) » pp. 411-480

« Là où le pin élancé et le peuplier à l’écorce blanche aiment à entrelacer leur ombre propice sous leurs rameaux, là où la source vive et murmurante s’efforce de creuser un lit oblique à ses eaux légèrement agitées sur sa pente. […] » La mélancolie de l’avenir, cette ombre qui sert à relever les courtes félicités du présent, fut-elle jamais plus inextricablement mêlée aux images de la volupté et de l’opulence ? […] Partout le chêne et l’yeuse prodiguent leurs fruits au troupeau, leur ombre à l’heureux possesseur. […] Déjà la nuit tombante commençait à déployer l’ombre sur les campagnes et à semer les campagnes du firmament de ses étoiles. […] Attendez la saison d’hiver où un livre est une société toujours bienvenue au coin du feu ; attendez surtout la saison d’été, où un compagnon est agréable pour répercuter en vous les douces sensations du soleil, de l’ombre des bois, des eaux, de la montagne, de la mer ; achetez cette délicieuse miniature d’Horace illustrée par les Didot ; asseyez-vous à la lisière de vos bois au bord du ruisseau, sous les saules où les oiseaux gazouillent à l’envi de l’onde, et lisez, et prenez les heures comme elles viennent, et dites, comme Horace : Carpe diem, saisissez le jour, tout est pour le mieux, pourvu qu’on ait les pieds au soleil et la tête à l’ombre !

74. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1864 » pp. 173-235

On aurait cru voir, en même temps, l’apothéose lumineuse de l’Action et le cadavre glacé de la Gloire sur cette toile tendue, dans ce champ de bataille éteint, où il semblait qu’on finissait par entendre germer le bruit d’une armée d’âmes, et par apercevoir comme un pâle chevauchement d’ombres, à l’horizon du trompe-l’œil. […] De légères boucles de cheveux blonds, semées sur le haut du front, des yeux aux ombres profondes, au blanc bleuâtre, à la prunelle veloutée ; des yeux enfoncés et doucement lumineux entre la paupière du haut, vaguement éclairée comme d’une lueur de veilleuse, d’un reflet d’alcôve, et le dessous de l’œil tout enveloppé de nuit : des yeux qui semblent les yeux du Soir. […] Ce soir, au bord de l’eau, la crécelle lointaine des rainettes ; par instants, le cri guttural du tire-arache dans les roseaux ; un poisson qui saute ; des arbres qui font dans le ciel une ombre mouillée comme dans l’eau, et dans toute cette nature, la paix de la nuit, de la mort. […] Les aveugles jeunes et vieux, sous le gaz qui leur frappe en plein le crâne, de grandes ombres noires emplissant le creux de leurs yeux, jouent automatiquement quelque chose de criard et de plaintif, comme s’ils pleuraient le soleil. […] Puis une série de changements mourants de nuances, une succession de pâlissantes agonies de couleurs, parmi lesquelles les arbres passent du ton cannelle au ton d’un dessin à la sanguine brûlée, pendant que dans l’ombre de la nuit tombante, de rouge, le ciel devient peu à peu pâlement et froidement blanc.

75. (1894) Textes critiques

La coiffe et la guimpe tombent dans le triangle d’une tente autour des joues et du cou de sablier de sa Bretonne, dont les traits fins de sanguine matelassent de l’ombre gravure. […] Les Laveuses d’Amiet prosternées au sexe des arbres dont les feuilles se cachent du ciel, et lavent le sang de leur ombre en l’eau violette ; là-bas vers la ferme, une jalonne la fuite du sentier. […] Contrairement aux déductions de la rudimentaire et imparfaite logique, en ces pays solaires il n’y a pas d’ombre nette, et en Egypte, sous le tropique du Cancer, il n’y a presque plus de duvet d’ombre sur les visages, la lumière était verticalement reflétée comme par la face de la lune et diffusée et par le sable du sol et par le sable en suspens dans l’air. […] Par de lents hochements de haut en bas et bas en haut et librations latérales, l’acteur déplace les ombres sur toute la surface de son masque. […] [La lumière est active…] La lumière est active et l’ombre est passive et la lumière n’est pas séparée de l’ombre mais la pénètre pourvu qu’on lui donne le temps.

76. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Maucroix, l’ami de La Fontaine. Ses Œuvres diverses publiées par M. Louis Paris. » pp. 217-234

Et couché mollement sous son feuillage sombre, Quelquefois sous un arbre il se repose à l’ombre,             L’esprit libre de soin ; Il jouit des beautés dont la terre est parée ; Il admire des cieux la campagne azurée, Et son bonheur secret n’a que lui de témoin. […] quand querellerai-je quelqu’un tout à mon aise, à l’ombre ? […] Si Dieu, qui est le maître, m’eût voulu tirer d’ici, il eût fallu obéir avec toute la soumission dont j’étais capable ; mais je suis assez content de revoir le soleil, même d’entendre les carrosses qui me rompent la tête ; ombre, livres et petits repas consumeront ce qu’il plaira à Dieu qu’il me reste de vie, et un peu de griffonnage45 ! […] S’il avait vécu à Paris, sa plume élégante et qui cherchait des sujets où s’employer, eût peut-être aspiré à l’histoire, l’histoire écrite en beau style et traitée comme on l’entendait alors : « Je me serais hasardé à composer une histoire de quelqu’un de nos rois. » Mais vivant en province, loin des secours et des riches dépôts, il finit par s’accommoder très bien de cet obstacle à un plus grand travail, et sauf quelques heures d’étude facile dans le cabinet, il passa une bonne partie de sa vie à l’ombre dans son jardin, au jeu, aux agréables propos et en légères collations. […] Louis Paris paraît croire qu’il faut écrire hombre le jeu de cartes, au lieu d’ombre ; mais j’aime mieux ce dernier sens tout naturel et si d’accord avec les goûts de Maucroix, umbratilis vita.

77. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — III. (Fin.) » pp. 479-496

De même dans l’ordre purement physique et en présence de la nature des montagnes, il va jusqu’au bout, il ne recule pas devant les sites bouleversés et désolés : mais il est surtout heureux si là où l’on s’y attendrait le moins, et en sortant des horreurs convulsives qui marquent les déchirements du globe, il retrouve tout d’un coup dans le spectacle de l’ensemble, et sous l’effet du soleil, de l’ombre et de la lumière, cette harmonie suprême qui fait le beau grandiose et le sublime. […] Tout s’élève ou s’abaisse suivant de justes proportions ; rien ne trouble l’harmonie d’un dessin dont la sévérité modère la hardiesse ; et une couleur transparente et pure, un gris clair légèrement animé de rose, sympathisant également avec la lumière et l’ombre dont il adoucit le contraste, accompagne dans l’azur du ciel des cimes qui en ont revêtu d’avance les teintes éthérées. Il excelle à rendre cette couleur presque indescriptible des hauts lieux, ces rayons d’un soleil sans nuages, mais sans ardeur ; ces caractères des glaciers que l’œil exercé distingue de loin et que l’amant des hauteurs désire, cette teinte bleuâtre, cette coupure nette, ces fentes à vive arête qui le réjouissent, et de près, lorsqu’on y marche, lorsque le bâton et les crampons n’y mordent qu’à peine, « la couleur de ce bleu de ciel qui est l’ombre des glaciers ». […] C’est alors que l’immense nature adopte cette unité de couleurs et cette régulière disposition d’ombres qui simplifient les formes, les lient en grandes masses, et leur donnent cet ensemble, cette harmonie, cette gravité qui reposent à la fois l’œil et l’âme… — soit que le crépuscule l’atteigne bien plus haut, redescendant à peine de sa seconde visite au Mont-Perdu, et qu’assis à l’extrémité d’une rampe il contemple la nuit s’élevant des profondeurs et montant lentement vers les sommets encore rougis des derniers rayons du soleil : Partout le crépuscule, dit-il, a quelque chose de touchant et de grave : dans les hautes montagnes, il a quelque chose de solennel. Au soir d’une journée si pénible, il était doux de voir la nature rentrer dans l’ombre qui nous invitait au repos, et d’en jouir un moment sur les restes de ces structures guerrières que la paix livre à la destruction.

78. (1863) Cours familier de littérature. XVI « XCIIIe entretien. Vie du Tasse (3e partie) » pp. 129-224

C’est un drame entièrement imaginaire et fantastique, qui pourrait aussi bien se jouer entre des ombres dans la lune, qu’entre des chrétiens et des musulmans dans la Palestine ; un rêve, en un mot, au lieu d’une réalité. […] Leurs ombres n’apparaissent-elles pas quelquefois sous les cèdres et parmi les pins ? […] Si jamais un fidèle amant vient reposer sous votre ombre, sa pitié s’éveillera à la vue de mes tristes aventures ; il dira sans doute : Ah ! […] « Du moins, si je vécus infortunée, quelque félicité suivra mon ombre : mes cendres éteintes jouiront d’un bonheur que je n’ai pu goûter. […] Au son des paroles sacrées qu’il prononce, Clorinde se ranime ; elle sourit, une joie calme se peint sur son front et y éclaircit les ombres de la mort.

79. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre cinquième. Le réalisme. — Le trivialisme et les moyens d’y échapper. »

L’ombre est ainsi une amie de la lumière. […] Il faut donc que le peintre ait le talent d’envelopper d’ombre tout ce qui n’est pas l’intérêt de la scène. […] Autour de ces traits saillants, l’ombre se fera, et ils apparaîtront seuls dans la lumière intérieure. […] Les murs, les lambris sont teints de sang ; cette salle, ce vestibule sont pleins de larves qui descendent dans l’Erèbe, à travers l’ombre. […] comme lui, plonger sous les ondes des choses, et voir l’ombre que font les êtres sur le fond éternel de la réalité, le glissement confus des flots de la vie !

80. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre dixième. Le style, comme moyen d’expression et instrument de sympathie. »

que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ! […] Voici un vers d’Hugo muni d’une césure demi-voilée au sixième pied : Apparaissait dans l’ombre horrible, toute rouge. […] Prend-on au piège Le précipice, l’ombre et la bise et la neige ? […] Les voiles de loin surveillaient les rires ; les ombres guettaient les rayons. […] Les Rayons et les Ombres (Tristesse d’Olympio).

81. (1874) Histoire du romantisme pp. -399

Que la nature donne un bon sommeil à son peintre favori, et que la forêt tant aimée lui verse une ombre fraîche découpée de soleil ! […] Il s’enveloppa d’ombre et de silence, puis mourut. […] pourquoi ces effusions lyriques adressées à des ombres ? […] Chaque flot luit un moment sous le rayon et puis rentre dans l’ombre. […] L’ombre se fit rapidement sur des noms rayonnants naguère et les yeux se tournèrent vers l’aurore qui se levait.

82. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « Lamartine »

Je me couchai sous leur ombre fraîche et épaisse ; j’ôtai mon épée et mes bottes : l’une me servit de pupitre et l’autre d’oreiller. […] Lamartine disait que « les ombres n’ajoutent rien à la lumière ». Lumière et ombre, c’est toute l’esthétique de Hugo. […] sous ces ombres muettes ! […] C’est ta raison, miroir de la raison suprême, Où se peint dans la nuit quelque ombre de lui-même.

83. (1898) XIII Idylles diaboliques pp. 1-243

Je suis la face d’ombre de la vie. […] L’ombre est tiède comme une haleine d’enfant. […] L’écho de leurs pas s’éteint lentement dans l’ombre. […] Des ombres violettes envahissent peu à peu la Forêt. […] L’ombre est pleine de lumière.

84. (1860) Cours familier de littérature. X « LVIe entretien. L’Arioste (2e partie) » pp. 81-160

C’est l’ombre du satyre portée sur le corps de Galatée dans un tableau du Titien. […] Si Angélique s’asseyait à l’ombre ou si elle s’éloignait de la cabane, le jour, la nuit, elle avait le beau jeune homme à ses côtés, le matin et le soir ; tantôt cette rive du ruisseau, tantôt un antre elle allait cherchant, ou bien quelque prairie verdoyante ; au milieu du jour, une grotte les couvrait de son ombre. […] « C’était l’heure où l’ardeur du jour fait chercher l’ombre des grottes aux rudes troupeaux et au pasteur dépouillé du poids de ses vêtements. […] Quant à moi, je ne riais déjà plus des facétieuses fantaisies de l’Arioste ; l’ombre de la prochaine séparation pesait évidemment sur l’esprit de tous. […] Où avez-vous vu l’ombre d’une bouffonnerie dans ces quarante-six chants, excepté peut-être dans la folie de Roland et dans son bon sens rapporté de la lune ?

85. (1834) Des destinées de la poésie pp. 4-75

  Depuis ces jours, j’ai aimé ces deux génies précurseurs qui m’apparurent, qui me consolèrent à mon entrée dans la vie, Staël et Châteaubriand ; ces deux noms remplissent bien du vide, éclairent bien de l’ombre ! […] Les hommes s’étaient rassemblés à l’ombre du plus large des oliviers ; ils avaient étendu sur la terre leur natte de damas, et ils fumaient en se contant des histoires du désert, ou en chantant des vers d’Antar. […] À la fin d’une journée de route pénible et longue, à l’horizon encore éloigné devant nous sur les derniers degrés des montagnes noires de l’Anti-Liban, un groupe immense de ruines jaunes, dorées par le soleil couchant, se détachaient de l’ombre des montagnes et répercutaient les rayons du soir ! […] Rien ne s’élevait au-dessus de cette mer de débris, et la nuit qui tombait des hauteurs déjà grises d’une chaîne de montagnes les ensevelissait successivement dans son ombre. […] Chaque pierre semblait avoir enfanté sa cellule, chaque grotte son ermite ; chaque source avait son mouvement et sa vie, chaque arbre son solitaire sous son ombre.

86. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre IV. Critique »

Son ombre est l’envers de sa clarté. […] La fée, traînée sur le nez des hommes endormis dans son carrosse plafonné d’une aile de sauterelle, par huit moucherons attelés avec des rayons de lune et fouettés d’un fil de la vierge, la fée atome, a pour ancêtre le prodigieux Titan, voleur d’astres, cloué sur le Caucase, un poing aux portes Caspiennes, l’autre aux portes d’Ararat, un talon sur la source du Phase, l’autre talon au Validus-Murus bouchant le passage entre la montagne et la mer, colosse dont le soleil, selon que le jour se levait ou se couchait, projetait l’immense profil d’ombre tantôt sur l’Europe jusqu’à Corinthe, tantôt sur l’Asie jusqu’à Bangalore. […] Elle est tout au fond de l’ombre, presque invisible à force de submersion dans la nuit, cette foule fatale, cette vaste et lugubre souffrance amoncelée, cette vénérable populace des déguenillés et des ignorants. […] Toute cette ombre vivante et mourante remue, ces larves agonisent, la mère manque de lait, le père manque de travail, les cerveaux manquent de lumière ; s’il y a là dans ce dénuement un livre, il ressemble à la cruche, tant ce qu’il offre à la soif des intelligences est insipide ou corrompu.

87. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre II. Utilité de l’ordre. — Rapport de l’ordre et de l’originalité »

« Quiconque ne sent pas la beauté et la force de cette unité et de cet ordre n’a encore rien vu au grand jour : il n’a vu que des ombres dans la caverne de Platon. […] Bossuet évite comme une dangereuse tentation du mauvais esprit l’ombre d’une idée nouvelle, et ne veut rien dire qui ne soit dans l’Écriture ou dans les Pères. […] Dans la forme, dans l’empreinte particulière que l’artiste met sur un sujet banal : en d’autres termes, dans la combinaison nouvelle des éléments, dans l’expression de rapports inexprimés jusque-là ; il innove, suivant son tempérament personnel, suivant ses habitudes d’esprit et ses formules d’art, dans la distribution des lumières et des ombres, dans la composition des plans ; il change les proportions des parties, modifie leur valeur : enfin, par un agencement nouveau, il renouvelle une vieille matière.

88. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mikhaël, Éphraïm (1866-1890) »

Pierre Quillard Écarter le voile d’ombre, rompre par des paroles de gloire le sépulcral silence où dort celui qui jugeait également futiles, en présence de l’éternité, l’ostentation de l’orgueil et la plainte lâche de l’ennui, quelle main l’oserait, et quelle voix profanatrice ? […] Henri de Régnier Sur un vers d’Éphraïm Mikhaël Vers le marbre funèbre où ta cendre repose, Ton ombre transparente et divine revient Voir le sombre laurier survivre aux rouges roses Dont la jeunesse ardente embauma ses deux mains.

89. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Troisième partie. Beaux-arts et littérature. — Livre premier. Beaux-arts. — Chapitre III. Partie historique de la Peinture chez les Modernes. »

La Grèce raconte qu’une jeune fille, apercevant l’ombre de son amant sur un mur, dessina les contours de cette ombre.

90. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXIIe entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff (suite) » pp. 317-378

L’air immobile, sans lumière et sans ombre, brûlait le visage. […] Yégor surtout se mouvait comme une ombre ; il ne faisait pas crier une feuille sèche en posant le pied dessus. […] Et vous, ombres chères, ombres si connues, vous qui m’entourez ici dans cette morne solitude, pourquoi êtes-vous vous-mêmes si tristement et si profondément silencieuses ? […] Son ombre noire marchait fidèlement à son côté. […] » répéta plus haut Lavretzky en sortant de l’ombre.

91. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre VII. Des Saints. »

Les Muses aiment à rêver dans ces monastères remplis des ombres d’Antoine, de Pacôme, de Benoît, de Basile. […] Mais quel essaim de vénérables ombres, à la voix d’une Muse chrétienne, se réveille dans la caverne de Mambré ?

92. (1888) Journal des Goncourt. Tome III (1866-1870) « Année 1867 » pp. 99-182

La sévère et profonde beauté des yeux, qu’on sent plutôt qu’on ne perçoit dans leur cernure d’ombre. […] L’œil aux beaux temps de la Grèce, si bellement et si majestueusement s’enfermant, et se reculant dans de l’ombre, a dans le Moïse, la petite et misérable indication de la prunelle. […] Des cheveux à larges bandeaux presque détachés, à l’apparence d’un nimbe, un calme front bombé, de grands yeux pleins de lumière dans l’ombre de leur cernure, un corps un peu plat avec dessus une robe de séraphin maigre. […] Il ne mange pas, se lève deux ou trois fois pendant le dîner, demande qu’on ne fasse pas attention à lui, revient comme le revenant de sa maison, comme une ombre de vieillard qui ne veut déranger personne. […] Dans l’ombre profonde des deux extrémités de la salle, le scintillement des boutons et des poignées d’épée des sergents de ville.

93. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Corneille »

… Si c’était seulement un Corneille mieux connu, mieux éclairé, plus pénétré, plus sorti enfin de cette ombre dans laquelle les circonstances ont enveloppé la vie du grand Corneille pour faire contraste avec l’éclat de sa gloire, ne serait-ce pas plus modeste, moins clic-claquant et plus vrai ? […] Les ombres de la nuit allongent les monuments et les statues… Corneille, ce génie dans l’obscurité, entrevu, presque caché, — non pas seulement dans une petite maison noire d’une rue noire de Rouen mais dans la silencieuse fierté de son cœur, — une autre ombre ! 

94. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Jules de Glouvet »

menez-moi aux fraîches vallées de l’Hémus, et que je m’y enveloppe de l’ombre éployée des feuillages !  […] De la terre poussiéreuse des effluves chauds s’élevaient ; les cigales grinçaient sous les herbes jaunies ; l’alouette planait lourdement, cherchant l’ombre. […] C’est le fantôme évoqué par Victor Hugo dans ce vague et magnifique poème, Magnitudo parvi : Dieu cache un homme sous les chênes Et le sacre en d’austères lieux Avec le silence des plaines, L’ombre des monts, l’azur des cieux… Le pâtre songe, solitaire, Pauvre et nu, mangeant son pain bis ; Il ne connaît rien de la terre Que ce que broute la brebis. […] … Il ne raisonna rien, mais à la longue se sentit plus rapproché de l’inconnu, qui l’attirait, que de ses semblables, qu’il n’aimait pas ; il finit par découvrir des formes et des mouvements dans l’ombre, où les gens de la plaine passaient sans rien voir. […] L’ombre, les souffles, l’indéterminé, je ne sais quoi, rien du tout ; c’est aussi simple que cela.

95. (1894) Propos de littérature « Chapitre II » pp. 23-49

L’œuvre est concordante en ses parties, les emblèmes désertant leur habituelle fonction n’y attirent point l’œil comme des écriteaux, mais disparaissent dans l’universelle gloire ; et vers les clartés descendues des verrières, au-dessus des ombres d’où jaillissent les tiges des arceaux, une patrie mystérieuse des âmes est évoquée par le conflit de mille nervures jointes comme des mains pour la prière. […] Ce sont tes frères les Souvenirs ; Ils marchent sur des feuilles mortes Et portent des miroirs où leurs faces pâles Se confrontent à d’autres faces, les mêmes et plus pâles, Ils savent tous les coins des vieux jardins et les ombres, Et les clefs de toutes les portes Et l’âtre doux en reflet aux dalles, Et la maison filiale d’aïeules graves, Et d’autres qui teillaient le chanvre sur les portes Auprès de celles qui sont mortes. […]      Regarde, les voici qui viennent      Une à une, les anciennes,      Et du plus loin qu’il te souvienne,      Pauvre Âme,      Ombre de la Tour morne aux murs d’obsidiane. […] Jamais ce poète ne penche vers l’allégorie et pourtant il n’est pas comme M. de Régnier lointain et voilé ; il ne revêt point de ces transparentes ombres qui parfois s’épaississent jusqu’à l’obscurité. […] Car tu sauras des rêves vastes Si tu sais l’unique loi : Il n’est pas de nuit sous les astres Et toute l’ombre est en toi.

96. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXVIe entretien. La littérature des sens. La peinture. Léopold Robert (1re partie) » pp. 397-476

Je dirais encore que la peinture est une illusion du pinceau, une comédie sur la toile, qui vous montre des saillies où tout est plat, des formes où il n’y a que des ombres, tandis que la musique est une réalité. […] L’ombre de ses longs cils sur ses joues, le soir, quand elle lut en notre présence la prière d’avant la nuit aux enfants, flotte encore dans mes regards après quarante ans, comme si la lampe qui éclairait son suave profil n’était pas éteinte encore. […] On rentrait à pas lents au clair de lune d’Italie, qui jetait les grandes ombres du Colysée ou du Panthéon sur les cendres de Rome. […] C’était une évocation perpétuelle de l’ombre de madame de Staël dans le cœur des amis qui lui survivaient. […] Elle devait bientôt mourir, afin de laisser une ombre sur le cœur de son amant et un éblouissement de jeunesse dans ses yeux.

97. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Le Comte Léon Tolstoï »

Dans ce vaste drame, la vie même est jouée ; les spectateurs sont de la pièce ; ils ne sortent pas d’eux-mêmes, mais, pris à la magie de cet art, s’abandonnent à la belle et facile occasion de poursuivre leur existence quotidienne dans le fictif, dans un lieu sans peines, sans dégradants soucis de soi-même, mais baigné d’une atmosphère de rêve et de brume immense, complexe, obscur, fragmentaire, vaste, noire, et si immédiatement connu d’une vue si proche, que le lecteur s’y perd et s’y trouve comme un passant dans le large miroir des eaux profondes ou stagnent le ciel, le site et lui-même qui reconnaît son ombre dans la leur. […] L’œuvre s’étage péniblement, elle pousse ça et là ses murs bas, gris, et à demi dressés ; elle est conduite telle qu’elle à sa fin et enserre en ses linéaments confus un immense domaine et une énorme foule ; on y entre fatalement, on y erre, on y reste, et ce n’est point une émotion rassérénante que l’on éprouve à pénétrer dans ce lieu d’ombres ; attiré d’abord et retenu comme par un enchantement, on sent se relâcher la forte main du magicien lui-même, et c’est abandonné, doutant, percevant la vague et menaçante présence d’un nihilisme transcendant, que l’on parcourt l’immense palais peuplé de souffles, déserté, désolé, assombri, et d’où se retire peu à peu l’esprit du maître vers de lointaines retraites d’indifférence. […] Dans les villes prises, dans les orgies, dans les intimités conjugales, dans les accoudements et dans les repos des grands corps abandonnés aux lits et aux fauteuils, Tolstoï sait faire sentir sans cesse la personne physique de ses héros, dépeinte ensuite et fixée, mais connue d’abord comme par un attouchement dans l’ombre, perçue, tiède, velue, molle et toute semblable à celle qui est la vie même de chacun. […] La joie, l’ambition, le ressaisissement ; il se mêle aux affaires publiques, s’éprend, est trahi, retourne à la guerre et, mortellement atteint sur un champ de bataille, s’abandonne tout entier, au seuil de l’ombre, à cette méditation muette de la mort, cette contemplation ravie de l’inconnaissable où ne le touchent plus les caresses de son fils et de son amante. […] La grandeur du mal, la beauté artistique des vices, tous ces actes coupables, passionnés et calculés qui souillent d’ombres vigoureuses le monde et dont l’âpre analyse fait la gloire de La Comédie humaine, est ignorée, et quand l’écrivain russe s’attaque dans Anna Karénine à la liaison adultère de deux amants, éperdument épris pourtant, c’est avec de singuliers ménagements et en négligeant de décrire les transports de félicité qui eussent dû compenser les infortunes finales.

98. (1862) Cours familier de littérature. XIII « LXXVIIe entretien. Phidias, par Louis de Ronchaud (2e partie) » pp. 241-331

Quelques chambres blanchies à la chaux et proprement meublées, une cour rafraîchie par une source et par un peu d’ombre, au pied de l’escalier une belle lionne en marbre blanc, des fruits et des légumes abondants, du miel de l’Hymette calomnié par M. de Chateaubriand, des domestiques grecs entendant l’italien, empressés et intelligents, tout cela doubla de prix pour nous, au milieu de la désolation et de la nudité absolue d’Athènes. […] Les belles pierres de la colonnade du Vatican, les ombres majestueuses et colossales de Saint-Pierre de Rome, ne m’ont jamais laissé sortir sans un regret, sans une espérance d’y revenir ! […] LVIII Je passe des heures délicieuses couché à l’ombre des Propylées, les yeux attachés sur le fronton croulant du Parthénon ; je sens l’antiquité tout entière dans ce qu’elle a produit de plus divin ; le reste ne vaut pas la parole qui le décrit ! […] Ce sont les réflexions que je faisais, assis sur les marches du Parthénon, ayant Athènes et le bois d’oliviers du Pirée et la mer bleue d’Égée devant les yeux, et sur ma tête l’ombre majestueuse de la frise du temple des temples. […] Écrivons donc : ce ne sera pas le Parthénon, mais ce sera du moins une ombre de cette grande ombre qui plane aujourd’hui sur moi.

99. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIe entretien. Molière et Shakespeare »

De là tant d’ombre dans Lucrèce ; de là tant de fourmillement dans Shakespeare. […] (L’ombre disparaît.) […] (L’ombre sort de terre.) […] (L’ombre disparaît.) […] Paraissez à ses yeux et affligez son cœur. — Venez comme des ombres, et éloignez-vous de même.

100. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XVI. Le Paradis. »

Le trait qui distingue essentiellement le Paradis de l’Élysée, c’est que, dans le premier, les âmes saintes habitent le ciel avec Dieu et les Anges, et que, dans le dernier, les ombres heureuses sont séparées de l’Olympe. […] Milton a saisi cette idée, lorsqu’il représente les anges consternés à la nouvelle de la chute de l’homme ; et Fénélon donne le même mouvement de pitié aux ombres heureuses.

101. (1761) Salon de 1761 « Peinture —  Doyen  » pp. 153-155

Il fallait pour cela leur donner encore plus de transparence, plus de légèreté, moins de corps et de solidité ; mais en revanche leur chercher un caractère divin, et les mettre dans une activité incroyable ; comme on les voit dans le morceau de Bouchardon où Ulisse évoque l’ombre de Tiresias, et où cette foule de démons étranges accourent à son sacrifice. […] Mais ayant à donner l’avantage de la grandeur à ses héros sur ses dieux, que vouliez-vous que le peintre fît de ceux-ci, sinon des génies, des ombres, des démons.

102. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XVII, l’Orestie. — les Euménides. »

Les Érynnies n’osent l’arracher de l’autel, la majesté de la Déesse couvrant le suppliant de son ombre. […] Tu périras, repoussé de tous, vidé de sang, ombre exténuée, pâture des démons ! […] L’ombre qui les masquait sur leurs sièges ne quittait pas leurs visages empreints du mystère des charges secrètes. […] On sacrifiait des boucs sur son tombeau, en Sicile ; les poètes tragiques venaient y déclamer leurs vers, comme pour demander conseil à son Ombre. […] Dante, qui est de sa race, l’ignorait sans doute ; sans quoi il se serait ménagé quelque illustre rencontre avec sa grande Ombre, au tournant d’un cercle de la Divine Comédie.

103. (1884) La légende du Parnasse contemporain

Elle met déjà son ombre sur les tristesses et les haines. […] Et tandis qu’ils allaient dans l’ombre en soupirant, Ô désespoir ! […] Lorsque vers les hauteurs monte l’ombre sereine. […] Tristes abeilles, menacées de perdre dans cette ombre jusqu’au souvenir des fleurs ! […] La clarté dans toutes les ombres, la vérité dans toutes les illusions.

104. (1923) Paul Valéry

Nous verrons ses termes sortir peu à peu de l’ombre, l’un après l’autre, en sortir pour y rentrer, dans ces jeux de lumière dont il ne faut d’abord rien faire qu’en éprouver patiemment et voluptueusement la suite. […] (Le charmant vers, qui double la mobilité des ombres par la mobilité du lin, et les unit ou les divise d’un même mouvement !) Seule son ombre, cette « absence peinte » dessine déjà sur le sol une image ennemie, celle du serpent qui fait passer l’être à la vie mutilée et agile, active et désespérée, — le thème que reprendra l’Ebauche de Charmes. […] Quel travail toujours triste et nouveau Te tire avec retard, larme, de l’ombre amère ? […] … Quelle ombre de tortue Pour l’Âme, Achille immobile à grands pas !

105. (1864) William Shakespeare « Deuxième partie — Livre I. Shakespeare — Son génie »

Les choses de l’inconnu, les problèmes métaphysiques reculant devant la sonde, les énigmes de l’âme et de la nature, qui est aussi une âme ; les intuitions lointaines de l’éventuel inclus dans la destinée, les amalgames de la pensée et de l’événement, peuvent se traduire en figurations délicates, et remplir la poésie de types mystérieux et exquis, d’autant plus ravissants qu’ils sont un peu douloureux, à demi adhérents à l’invisible, et en même temps très réels, préoccupés de l’ombre qui est derrière eux, et tâchant de vous plaire cependant. […] La comédie éclate dans les larmes, le sanglot naît du rire, les figures se mêlent et se heurtent, des formes massives, presque des bêtes, passent lourdement, des larves, femmes peut-être, peut-être fumée, ondoient ; les âmes, libellules de l’ombre, mouches crépusculaires, frissonnent dans tous ces roseaux noirs que nous appelons passions et événements. […] L’antithèse de Shakespeare, c’est l’antithèse universelle, toujours et partout ; c’est l’ubiquité de l’antinomie ; la vie et la mort, le froid et le chaud, le juste et l’injuste, l’ange et le démon, le ciel et la terre, la fleur et la foudre, la mélodie et l’harmonie, l’esprit et la chair, le grand et le petit, l’océan et l’envie, l’écume et la bave, l’ouragan et le sifflet, le moi et le non-moi, l’objectif et le subjectif, le prodige et le miracle, le type et le monstre, l’âme et l’ombre ; c’est cette sombre querelle flagrante, ce flux et reflux sans fin, ce perpétuel oui et non, cette opposition irréductible, cet immense antagonisme en permanence, dont Rembrandt fait son clair-obscur et dont Piranèse compose son vertige. […] Ses antithèses innombrables, tronc gigantesque et petites feuilles, écorce rude et mousses de velours, acceptation des rayons et versement de l’ombre, couronnes pour les héros et fruits pour les pourceaux, seraient-elles des marques d’afféterie, de corruption, de subtilité et de mauvais goût ? […] « Et comme le soleil n’arrive pas aux aveugles, ainsi les ombres dont je parlais tout à l’heure n’ont pas le don de la lumière du ciel.

106. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Loutherbourg » pp. 258-274

Il y a, comme on voit, deux manières d’ordonner une bataille, ou en pyramidant par le centre de l’action ou de la toile auquel correspond le sommet de la pyramide, et d’où les branches ou différens plans de cette pyramide vont en s’étendant sur le fond à mesure qu’ils s’enfoncent dans le tableau, magie qui ne suppose qu’une intelligence commune de la perspective et de la distribution des ombres et des lumières ; ou en embrassant un grand espace, en regardant toute l’étendue de sa toile comme un vaste champ de bataille, ménageant sur ce champ des inégalités, y répandant les différents incidens, les actions diverses, les masses, les groupes liés par une longue ligne qui serpente, ainsi qu’on le voit dans les compositions de Le Brun. […] le dedans d’une écurie, éclairée par une lampe. du même. à gauche, une petite séparation tout à fait dans l’ombre et sur le devant, où l’on voit un pâtre assis sur un grabat, se frottant les yeux, bâillant, s’éveillant. […] On n’obtient de grandes lumières que par l’opposition des ombres, et à midi tout est brillant, tout est clair, à peine y-a-t-il de l’ombre dans la campagne, elle y est comme détruite par la vigueur des reflets, il n’en reste qu’au fond des antres, dans les cavernes où l’obscurité est redoublée par l’éclat général, faible à la lisière des forêts, il faut s’y enfoncer pour l’y trouver forte. […] En lui pardonnant sa manière de pyramider, sa disposition est bien entendue, les groupes s’y multiplient sans confusion ; sa couleur est forte, les effets d’ombres et de lumières sont grands ; ses figures noblement et naturellement dessinées, leurs attitudes variées ; ses combattans bien en action, ses morts, ses mourans, ses blessés bien jettés, bien entassés sous les pieds de ses chevaux ; ses animaux vrais et animés ; ce sont des bataillons rompus, des postes emportés, un feu perçant à travers les rougeâtres tourbillons de la poussière et de la fumée ; du sang, du carnage, un spectacle terrible. à l’une de ses tempêtes sa mer est trop agitée aux parties éloignées du tableau.

107. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — L — Laforgue, Jules (1860-1887) »

Émile Zola Laforgue, mort jeune, si inconnu, si peu formulé, n’ayant laissé que des indications si peu précises, qu’il échappe lui à tout classement, une ombre de maître, l’ombre qui s’efface, qui ne fait que passer en laissant la place aux autres.

108. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre VII. Suite du précédent. — Paul et Virginie. »

Ils connaissaient les heures du jour par l’ombre des arbres ; les saisons, par le temps où elles donnent leurs fleurs ou leurs fruits, et les années, par le nombre de leurs récoltes. Ces douces images répandaient les plus grands charmes dans leurs conversations. « Il est temps de dîner, disait Virginie à la famille : les ombres des bananiers sont à leurs pieds », ou bien : « La nuit s’approche : les tamarins ferment leurs feuilles. — Quand viendrez-vous nous voir ?

109. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre III. Partie historique de la Poésie descriptive chez les Modernes. »

Quand l’esprit humain fait un pas, il faut que tout marche avec lui ; tout change avec ses clartés ou ses ombres : ainsi il nous fait peine à présent d’admettre de petites divinités, là où nous ne voyons plus que de grands espaces. […] …… Vous répandez les ténèbres, et la nuit est sur la terre : c’est alors que les bêtes des forêts marchent dans l’ombre ; que les rugissements des lionceaux appellent la proie, et demandent à Dieu la nourriture promise aux animaux.

110. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIIe entretien. Littérature latine. Horace (1re partie) » pp. 337-410

Le jour, ces collines semblent arides et calcinées par le soleil romain ; le soir, le jeu de l’ombre qui grandit et de la lumière qui se retire les revêt d’une apparence de fertilité qui caresse agréablement le regard ; on dirait aussi qu’elles se meuvent dans le lointain bleuâtre de l’horizon comme des vagues sombres de la haute mer au souffle d’un vent du soir. […] L’air en était sain et vif ; quelques chênes verts y donnaient de l’ombre du haut des rochers ; une eau courante murmurait dans le verger et dans les cours ; le petit temple de Vacuna, semblable à une église de village de nos jours, y faisait perspective du côté du couchant ; on y voyait les paysans de la Sabine monter et descendre en portant leurs offrandes à la déesse ou en y traînant des victimes couronnées de verdure. Le Poussin a merveilleusement compris et rendu ces paysages d’Ustica ; c’est le vrai peintre de la Sabine ; il y passait ses étés pour y retremper ses pinceaux dans les grandes ombres noires, dans le ciel bleu, dans les lacs dormants de ces montagnes classiques. […] Auguste, doublement affligé de ces deux brèches à son cœur, suivit à pied ses funérailles et le fit ensevelir aux Esquilies, à l’ombre du tombeau de Mécène. […] Voltaire, à quatre-vingt-trois ans, adressa à l’ombre d’Horace une de ses plus juvéniles épîtres ; il ne manqua à ces vers que l’accompagnement du murmure des Cascatelles de Tivoli, qui mouillaient de leur écume les tablettes du poète latin quand il écrivait d’une main si légère ses propres épîtres badines à Mécène.

111. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre neuvième. Les idées philosophiques et sociales dans la poésie (suite). Les successeurs d’Hugo »

Les nuits, plus douces que les jours, Ont enchanté des yeux sans nombre ; Les étoiles brillent toujours Et les yeux se sont remplis d’ombre. […] Ô grand Zenon, patron de ces héros sans nombre Accoudés sur la mort comme on s’assied à l’ombre Et n’offrant qu’au devoir leur pudique amitié, Tu fus le maître aussi du divin Marc-Aurèle, Celui dont la douceur triste et surnaturelle Etait faite à la fois de force et de pitié ! […] Et ce sera la Nuit aveugle, la grande Ombre, Informe dans son vide et sa stérilité, L’abîme pacifique où gît la vanité De ce qui fut le temps et l’espace et le nombre. […] Sans relâche, à jamais, perpétuellement, Du rêve de ma vie ils traversent les ombres. […] L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre : L’Epouvante est à bord, le Désespoir, le Deuil, Assise au gouvernail, la Fatalité sombre        Le dirige vers un écueil.

112. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Jean-Baptiste Rousseau »

Le plus plaisant, c’est que pour cette démonstration esthétique, comme on dirait aujourd’hui, il s’est imaginé de recourir à l’ombre d’Alcée : Je la vois ; c’est l’Ombre d’Alcée Qui me la découvre à l’instant, Et qui déjà, d’un œil content, Dévoile à ma vue empressée Ces déités d’adoption, Synonymes de la pensée, Symboles de l’abstraction. […] La Mort déployant ses ailes Couvroit d’ombres éternelles La clarté dont je jouis, Et dans cette nuit funeste Je cherchois en vain le reste De mes jours évanouis. […] n’es-tu pas Celui qui fis reculer l’ombre Sur le cadran rempli d’un roi que tu sauvas ?

113. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Th. Dostoïewski »

Le nu délabrement des galetas, les maisons sordides, où sur l’ombre puante des escaliers claquent des portes pendantes, les entrées subites d’inconnus par des seuils béants, les cafés lumineux où, sous le jet des gaz et la vapeur traînante des alcools, s’exacerbe la virulence des maniaques, les hôtels borgnes qui logent entre des draps froids les dormeurs d’une dernière nuit, la toux hoquetante des phtisiques, le souffle nocturne du vent dans des cimes pliantes, — sont les vues et les bruits dont le caractère vaguement redoutable emplit encore d’appréhension des lieux plus sûrs, les rues, les appartements, les bureaux. […] Ces spectacles et ces récits, brouillés encore de l’incohérence, et de l’oppression des rêves qui les interrompent, forment la matière d’étranges livres ; dénués de toute poésie expresse, sombres, tristes, sales et bas, ils évoquent sourdement comme une haute fantasmagorie où les rues, les maisons et les êtres, d’abord stables ou marchants, vacillent tout à coup et planent, ombres ou noirs profils de songes. […] Le lent et sourd accroissement de l’angoisse morale de Raskolnikoff, le vertige et l’oppression de son projet, qu’il apercevait vague et cependant fatal dans le délabrement de ses forces, son sourd malaise une fois le sang versé, et l’étrange sensation de retranchement qui le prend, le lâche et le tient quand il revoit sa mère et sa sœur, la cruauté de se sentir interdit à leurs caresses et de ne pouvoir leur parler que les yeux détournés vers l’ombre ; puis la terreur croissante et une sorte d’ironique rudesse s’installant dans son âme, qui l’introduisent à revisiter le lieu du crime, et à machiner de singulières mystifications qui le terrifient tout à coup lui-même — ces choses lacèrent son âme et rompent sa volonté ; ainsi abattu et ulcéré, il est amené d’instinct à visiter Sonia, et à s’entretenir avec elle en phrases dures, qu’arrête tout à coup le sanglot de sa pitié pour elle, pour lui et pour tous, en une crise où il sent à la fois l’effondrement de son orgueil et la douceur de n’être plus hostile ; des retours de dureté, la sombre rage de ses premières années de bague, l’angoisse amère d’un cœur vide et murmurant, conduisent à la fin de ce sombre livre, jusqu’à ce qu’en une matinée de printemps, au bord des eaux passantes d’un fleuve, que continue au loin la fuite indécise de la steppe, il sente, avec la force d’eaux jaillissantes, l’amour sourdre en lui, et l’abattre aux pieds de celle qui l’avait soulagé du faix de sa haine. […] Les gens chez lui se parlent parfois en mots suprêmes, comme dans l’ombre d’un mot obscur et vide, oublieux de tout le convenu, et se communiquant, d’humain à humain, le secret de leur être, en des mots qui retentissent jusqu’aux viscères.

114. (1887) Études littéraires : dix-neuvième siècle

On y songe peu parce que son génie rejette dans l’ombre ses qualités secondaires. […] Il rentra dans l’ombre. […] auteur de la Bouche d’ombre appréciait avec une discrète gratitude. […] j’aspire à l’ombre où tu reposes, Puisque mon cœur est mort, j’ai bien assez vécu. […] Paix à l’ombre !

115. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamartine — Note »

Lainé plus énergique et moins fébrile, aussi pur, assistant, non sans une ombre de tristesse, à l’orgie parlementaire, à ce marché d’intrigues et de corruptions qui se démena durant tout le règne de Louis-Philippe, et sans y prendre d’autre part que de s’y pencher de temps en temps, et d’y plonger le regard pour le juger avec honnêteté et dégoût et pour le flétrir (comme il fit à un moment pour la coalition sous le ministère Molé), mais, je le répète, sans jamais en revendiquer profit pour lui ni en tirer prétexte à des combinaisons ambitieuses : je l’eusse voulu, en un mot, plus platonique et plus désintéressé, plus parfait qu’il n’est donné sans doute à la nature humaine de l’être. […] Le fleuve cherche son niveau, l’oiseau cherche sa région. » « — Quelle carrière pour Lamartine depuis le jour où il chantait dans l’Isolement : Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil tristement je m’assieds ! […] il s’écriait comme le plus tendre et le plus consumé des amants : La gloire est le rêve d’une ombre

116. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 45, de la musique proprement dite » pp. 444-463

Tels sont le mugissement de la terre quand Pluton sort des enfers, le siflement des airs, quand Apollon inspire la pythie, le bruit que fait une ombre en sortant de son tombeau, et le frémissement du feüillage des chênes de Dodone. […] Par exemple, les accens funébres de la symphonie que Monsieur De Lulli a placez dans la scéne de l’opera d’Amadis, où l’ombre d’Ardan sort du tombeau, font autant d’impression sur notre oreille, que le spectacle et la déclamation en font sur nos yeux. Notre imagination attaquée en même-tems par l’organe de la vûë et par l’organe de l’oüie, est beaucoup plus émuë de l’apparition de l’ombre, que si nos yeux seuls étoient séduits.

117. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « PAUL HUET, Diorama Montesquieu. » pp. 243-248

De larges teintes, une plénitude de ton qui pousse à l’impression de l’ensemble, des ondées de lumière et d’ombre, des nuances uniques dans l’épaisseur des feuillages et dans la profondeur des lointains, nuances devinées et pressenties, qu’un œil vulgaire ne discernerait pas dans la nature, qui ne se révèlent qu’à la prunelle humide de larmes, et qui nous plongent en de longues et ineffables rêveries durant lesquelles nous nous mêlons à l’âme du monde. […] La veille encore, à cinq heures du soir, cet ami de quarante ans était assis à mon coin du feu, causant, non sans quelque ombre de tristesse, de toutes ces choses qui nous étaient communes et chères, idées d’art et de philosophie sociale, souvenirs du passé, perspectives un peu sombres et voilées de l’avenir.

118. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Une petite revue ésotérique » pp. 111-116

Ô tiare de l’ombre ! […] Bazalgette termine son article en reprenant à Joséphin Péladan le type abstrait du mage pythagoricien : « C’est la suprême culture, la synthèse supposant toutes les analyses, le plus haut résultat combiné de l’hypothèse unie à l’expérience, le patriciat de l’intelligence et le couronnement de la science à l’art mêlé. » Dans la critique des livres, Psyché fait un sort à part à Pelléas et Mélisande de Maurice Maeterlinck, à la Fin des Dieux de Henri Mazel, à Lilith de Remy de Gourmont, à Ombres et Mirages de Robert Scheffer, au Miroir des légendes de Bernard Lazare.

119. (1908) Les œuvres et les hommes XXIV. Voyageurs et romanciers « Champfleury ; Desnoireterres »

Champfleury, comme tous les hommes de son triste système, décrit pour décrire, mais il ne peint pas ; car peindre, c’est nuancer les couleurs, c’est entendre les perspectives, c’est creuser ou faire tourner par les ombres, c’est éclairer par le sentiment presque autant que par la lumière. […] Or, le Réalisme agit comme le peintre chinois, qui ne voit que la ligne et que les surfaces, et, comme le peintre chinois, qui néglige les ombres, en toutes choses il arrive au plat.

120. (1902) La poésie nouvelle

Les camps d’ombre ne quittaient pas la route du bois. […] la délaissée dans l’ombre d’or du vieux Palais. […] Dans la lutte ardente et l’ivresse du sang, il a songé « qu’à travers le bois sombre son âme le suivait peut-être comme une ombre ». […] Et là encore, cet enfant nu que cueille des roses dans l’ombre et sanglote d’être venu, ah ! […] Ici, c’est une ombre ancienne qui interroge un vivant d’hier, et presque une ombre lui aussi, car, sur le bord du fleuve sombre, il attend le passage vers la Nuit.

121. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — J — Jammes, Francis (1868-1938) »

« À toi, Lacoste, qui resteras peut-être dans l’ombre, simple et beau comme ce rosier que tu as peint au fond du vieux jardin triste. » M.  […] Alors il dit tout cette vie surnaturelle et toute l’autre, celle des heures où il forme les yeux ; et la nature et le rêve s’enlacent si discrètement, dans une ombre si bleue et avec des gestes si harmoniques, que les deux natures ne font qu’une seule ligne, une seule grâce… [Le Livre des masques, 2e série (1898).]

122. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre V. Suite des précédents. — Héloïse et Abeilard. »

Julie, sans le savoir, approche de sa fin, et les ombres du tombeau, qui commencent à s’entrouvrir pour elle, laissent éclater à ses yeux un rayon de l’Excellence divine. […] Et qu’elle ne croie pas pouvoir détourner secrètement, au profit d’Abeilard, la moindre partie de son cœur : le Dieu de Sinaï est un Dieu jaloux, un Dieu qui veut être aimé de préférence ; il punit jusqu’à l’ombre d’une pensée, jusqu’au songe qui s’adresse à d’autres qu’à lui.

123. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre quatrième. Du Merveilleux, ou de la Poésie dans ses rapports avec les êtres surnaturels. — Chapitre XIV. Parallèle de l’Enfer et du Tartare. — Entrée de l’Averne. Porte de l’Enfer du Dante. Didon. Françoise de Rimini. Tourments des coupables. »

Il y rencontre la malheureuse Didon ; il l’aperçoit dans les ombres d’une forêt, comme on voit, ou comme on croit voir la lune nouvelle se lever à travers les nuages . […] Ici, des ombres sont ballottées par des tourbillons d’une tempête ; là, des sépulcres embrasés renferment les fauteurs de l’hérésie.

124. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre VI » pp. 394-434

« L’homme n’est que d’un jour, le voilà, il n’est plus ; ce n’est que le songe d’une ombre. » À ce compte, la comédie est l’ombre d’une ombre. « Je vois, dit Ulysse dans une tragédie de Sophocle, que nous ne sommes que des images vaines ou des ombres légères. » C’est dans ce sens que disait La Bruyère : « Il n’y a point d’année où les folies des hommes ne puissent fournir un volume de caractères. » Ajoutez : et de Comédies. […] Elle était restée en son déclin même, la toute-puissance des maîtres anciens ; elle était la défense et la protection d’un tas de poètes nouveaux qu’elle avait vus enfants, et qui venaient abriter, à cette ombre charmante et féconde, les dernières trahisons de leur esprit. […] La fille du comédien avait abrité son berceau à l’ombre du berceau de la princesse royale… Bientôt l’orage était venu qui avait jeté dans ces prisons du Temple, le roi, la reine et la princesse de Versailles, pendant que la petite Monvel, qui était leur pensionnaire, commençait sa douce vie par des chansons. […] Il est midi… La ferme a l’air d’être endormie ; Le hangar aux bouviers prête son ombre amie.

125. (1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre VII. Repos »

Car ces êtres touchants, presque aériens, délicats, frêles comme des ombres, marchent pourtant devant nous en une grâce onduleuse et, par un don singulier, ce sont uniquement les natures poétiques que l’auteur réussit à créer vivantes. […] Ils vivent par l’intensité de la couleur, par la violence des ombres et l’éclat soudain des lumières, par la brusquerie rapide du mouvement qui les précipite en un vertige, chassés qu’ils sont par toute une armée d’autres tableaux aussi vibrants et passionnés. […] Mais aux premiers pas quelques éclairs illuminent brusques les ombres antérieures, et bien des cris d’espoir ou d’effroi nous avertiront que le point d’arrêt de l’artiste n’est pas à l’homme un but final et que, pour lointain, l’horizon aperçu n’est qu’une limite illusoire. Le livre se divise en trois parties que j’appellerais volontiers — les destinées sont des comètes — la sortie de l’ombre interstellaire, le passage dans la lumière, la rentrée dans l’ombre. […] Une coquette parle : « Je me promène parfois rien que pour le plaisir de voir, selon le contour des sentes, mon ombre rôder à mon entour pour s’unir à moi ou me fuir, puis disparaître à gauche et, un pas plus loin, renaître à droite ; ici me précéder, tel un héraut, et là me suivre, tel un page.

126. (1910) Victor-Marie, comte Hugo pp. 4-265

Une joie parfaite, close, totale ; un maximum ; sans retour, sans regret, sans remords ; sans un point de poussière, sans un atome de regret, sans une ombre d’ombre. […] Sans aucune interférence de respect ni d’hospitalité, sans l’ombre d’une interférence. […] Il était hanté de ombre(s). C’est sur ombre qu’il retombait quand il fallait bien retomber. Dans son titre même les Rayons et les Ombres.

127. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Waterloo, par M. Thiers (suite) »

Une ondulation, une ombre mouvante se fit sentir à l’extrémité de l’horizon. […] Cependant Bülow se dessinait de plus en plus et approchait ; c’était un corps considérable, ce n’était plus une ombre à l’horizon. […] Dès l’origine, l’ombre de Bülow se dessinant et grandissant à l’horizon indiqua l’intervention possible des Prussiens et causa une perturbation sensible dans l’action principale ; le nœud n’était plus où il devait être ; une autre pièce (pour continuer l’image) venait compliquer la première et s’essayer à côté : il n’y avait plus d’unité d’action.

128. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIII, les Atrides. »

C’est Polixène qu’il lui faut, la plus jeune des filles de Priam ; et Néoptolème verse le sang de la vierge à l’Ombre altérée. […] Une nuit lugubre pèse sur cette légende où des pères, des fils et des frères se tuent à tâtons, où fume un repas d’anthropophages, où l’inceste, vaguement entrevu, engendre dans l’ombre des parricides, qui reparaissent ensuite sanglants au grand jour. […] Vingt mains d’Ombres s’entrelacent à la main qui frappe, et la victime, qui ne voit qu’un glaive tendu sur sa gorge, tombe sous une troupe de fantômes sortis des Enfers pour l’y entraîner.

129. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Madame de Montmorency » pp. 199-214

tant mieux qu’elle ne s’en soit pas occupée, si nous devions retrouver dans les ombres dissipées de cette époque Marie de Montmorency, l’Artémise chrétienne, changée soudainement en Cathos ! […] Entre les femmes célèbres par le dévouement et l’amour, il n’y en a pas de plus grande que la veuve de Montmorency, mais sa vertu n’a pas eu d’ombre, et s’est ensevelie dans sa perfection. » Telles sont les pénétrantes paroles par lesquelles finit un volume qui nous prend l’âme avec une main tout à la fois puissante et douce, et dont on sent autour de son cœur l’empreinte longtemps. […] Nous n’avons pas dit que ce livre n’eût pas d’ombre, et nous en avons trouvé une.

130. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Édouard Gourdon et Antoine Gandon » pp. 79-94

Une nuée, quand il fallait l’éclair qui descend dans l’ombre du cœur et en illumine le mystère ! […] Prenez-le comme il est là, assis sur ce banc, qui est probablement le banc de pierre du corps de garde, son képi posé près de lui avec ses deux simples contre-épaulettes, sa large poitrine, qui n’a pour toute décoration que son pauvre cœur intrépide, et son sabre, entre ses deux jambes écartées, sur lequel il s’appuie comme sur un ami sans avoir besoin de le regarder : il est, en vérité, à sa façon, aussi simple que M. de Turenne, ce soldat d’hier mort aujourd’hui tout entier, mais dans l’ombre du drapeau, qui vaut presque la gloire ! C’est un Turenne du peuple, sans génie, sans bâton de maréchal resté dans la giberne pour donner raison à Louis XVIII, et aussi sans la piété du grand Turenne, qui lui aurait ôté, s’il l’avait eue, cet air triste qui ne lui va pas, pour mettre à la place l’air serein, le véritable air d’une figure, d’une vie, d’une conscience comme la sienne ; car le scepticisme qui nous déborde, et qui n’a pas fait de foi aux plus grandes âmes, a versé son ombre et sa misère sur les fronts les mieux nés pour être sereins.

131. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XV. La littérature et les arts » pp. 364-405

Sur l’eau, à l’ombre, un jardin formé par une haie de roseaux à la Fragonard, levant leurs lances, d’où retombent si élégamment des tiges brisées, et tout au bord les larges feuilles des nénuphars, offrant et présentant, ainsi que des tasses sur des soucoupes, leurs fleurs étincelantes de blanc frais à cœur jaune, reflétées dans la rivière lucide. […] C’est ainsi que l’endroit frappait le regard, le 9 juin, à l’ombre. […] Je reste là jusqu’à onze heures… » Cette fois, c’est l’heure qui est notée, c’est la qualité spéciale d’une ombre. […] Le mot silhouette rappelle à la fois le plaisir que les gens du xviiie  siècle trouvèrent quelque temps à jouer aux « ombres chinoises » et le financier Étienne de Silhouette, qui avait tapissé son château de profils noirs ainsi obtenus. […] Les rayons et les ombres.

132. (1856) Cours familier de littérature. II « XIIe entretien » pp. 429-507

Si nous ne donnons pas ces conjectures pour des vérités, nous les donnons du moins comme des vraisemblances aussi rapprochées de la vérité que l’ombre est rapprochée du corps. […] Mes jours déclinent comme l’ombre ; Je voudrais les précipiter. […] Il surgit comme la fleur de l’herbe et il est foulé aux pieds ; il fuit comme l’eau, il glisse comme l’ombre. […] « L’homme recule les confins des ténèbres ; il a découvert jusqu’à ces pierres ténébreuses qui avoisinent les ombres de la mort. […] « Il éclot comme une fleur et il est foulé comme elle au pied ; il s’évanouit comme l’ombre, et il n’y a rien en lui de permanent !

133. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Le Poëme des champs par M. Calemard de Lafayette. »

Sur les restes fanés de nos douces histoires, Sur notre rêve éteint, dans l’ombre enseveli, Sur nos vœux moissonnés par les heures fatales, Un jour on voit grandir les fleurs aux noirs pétales, Les roses sans parfums, les roses de l’oubli. Espoir des jours premiers, ivresse printanière, Lilas qui balanciez vos fronts dans la lumière, Amour, lis virginal, dans l’ombre épanoui, Promesses qui des ans nous cachiez les ivraies, Ô fleurs de notre avril, vous étiez donc moins vraies Que ces roses, vos sœurs, les roses de l’oubli ! […] Ta place est au soleil ; moi, la mienne est dans l’ombre. […] La chaleur s’abattant sur le fauve horizon, Brin à brin, feuille à feuille, a rongé l’herbe et l’ombre.

134. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre premier. Impossibilité de s’en tenir à l’étude de quelques grandes œuvres » pp. 108-111

Ou, sous prétexte que les œuvres supérieures sont les plus expressives, l’histoire de la littérature doit-elle être seulement l’histoire des grandes individualités, des génies et des talents exceptionnels qui rayonnent dans l’ombre du passé ? […] Mais qu’un homme, un grand écrivain, si l’on veut, vienne préciser ce qui était nuageux, condenser ce qui était éparpillé, mettre en pleine lumière ce qui était encore enveloppé d’ombre, exposer brillamment ces besoins que beaucoup sentaient sans en avoir la conscience bien nette, alors on lui sait gré d’avoir « dit le secret de tout le monde », d’avoir exprimé tout haut ce que tant d’autres pensaient tout bas, d’avoir donné une voix à des aspirations jusque-là presque muettes.

135. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Examen du clair-obscur » pp. 34-38

Examen du clair-obscur Si une figure est dans l’ombre, elle est trop ou trop peu ombrée, si la comparant aux figures plus éclairées et la faisant par la pensée avancer à leur place, elle ne nous inspire pas un pressentiment vif et certain qu’elle le serait autant qu’elles. Exemple de deux personnes qui montent d’une cave, dont l’une porte une lumière et que l’autre suit : si celle-ci a la quantité de lumière ou d’ombre qui lui convient, vous sentirez qu’en la plaçant sur la même marche que celle-là, elles seront toutes deux également éclairées.

136. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Victor Hugo, Toute la Lyre. »

Nos batailles font à son oreille le même bruit qu’un moucheron  La nature est mystérieuse  C’est l’ombre qui a fait les dieux  Les prêtres sont horribles  L‘âme est immortelle : nous retrouverons nos morts  Le monde est mauvais : tout est nuit et souffrance. […] Ombre ! […] Les milliers de vers où il dit : « Moi, le penseur », où il se qualifie de mage effaré, où il se compare aux lions et aux aigles, où il menace l’ombre, la nuit et le mystère de je ne sais quelle effraction, sont insupportables aux hommes modestes, et à ceux qui essayent vraiment de penser. […] C’est Homais à Pathmos… De vieux bergers à barbes de fleuves qui conversent avec Dieu ; des rois qui sont des brigands ; des brigands qui sont des héros ; des courtisanes qui sont des saintes ; des prêtres affreux : des petits enfants qui savent le grand secret et des gotons qui l’expliquent couramment rien qu’en montrant leurs jambes ; l’humanité mise en antithèses, pareille à un immense guignol apocalyptique ; l’histoire, coupée en deux, net, par la Révolution ; l’ombre avant, la lumière après… telle est sa vision des choses. […] Entendez Ce que dit la bouche d’Ombre. « La première faute fit le premier poids et créa la matière.

137. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIV, l’Orestie. — Agamemnon. »

Plus tard, dans l’Odyssée, l’Ombre d’Agamemnon, entourée des âmes de ses compagnons, apparaît à Ulysse évoquant les Mânes, et elle lui raconte, avec une sorte de fureur tragique, le festin de meurtre où ils périrent sous les coups d’Égisthe. […] Une armée d’Ombres sanglantes flotte autour du chef victorieux ; la file des funérailles côtoie le cortège du triomphe. — « Chacun sait bien ceux qu’il a accompagnés au rivage, mais des urnes reviennent seules dans les maisons, non plus les vivants. […] Les vieillards écoutent ces accusations étouffées, ils entendent crier le sang répandu ; une parole terrible leur échappe : — « Je pressens un grand malheur embusqué dans l’ombre ; les Dieux ont l’œil sur ceux qui ont fait périr beaucoup d’hommes. » — Le Chœur est pourtant un sujet fidèle, il aime son roi et il le vénère ; mais une justice supérieure parle plus haut en lui que son affection. […] Puisqu’il le faut, elle dira tout, parlera sans ombres : — « Je te le dis, Agamemnon va périr. » Ils se récrient : «  — Tais-toi, malheureuse !  […] Une ombre passe et le bonheur s’évanouit ; l’adversité arrive, une éponge humide efface son empreinte.

138. (1841) Discours aux philosophes. De la situation actuelle de l’esprit humain pp. 6-57

Ne prends sur la terre de l’amour que ce que tu peux en prendre là, une image, une ombre. […] Plus que toi j’ai besoin d’infini ; laisse-moi chercher au moins l’ombre de cet infini qui m’est nécessaire dans le fini qui seul nous reste. […] L’Angleterre a entendu, autour de ses lacs, bourdonner, comme des ombres plaintives, un essaim de poètes abîmés dans une mystique contemplation. […] La mort est l’ombre de la vie, le mal est l’ombre du bien, l’idée de hasard est l’ombre de l’idée de providence, l’athéisme est l’ombre de la conception naturelle de Dieu. […] C’est, dans notre âme, l’ombre d’un nuage qui passe entre Dieu et nous.

139. (1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88

Quand les nuages promènent leurs mouvants bataillons autour d’une montagne, ou plongent en se courbant entre ses cimes ; qu’on suit l’ombre et la lumière illuminant ou obscurcissant ses vallées, et qu’on entend les eaux sourdre de ses flancs, que de proportions, d’harmonies, de beauté dans cette portion de la nature promenant autour du mont immobile son éternelle mobilité ! […] L’autre, au contraire, saisit la vie dans tous les moules qu’elle revêt ; il se place dans un point de l’espace et du temps, et s’y enracine profondément ; il sépare, il anime chaque objet qu’il touche ; il en projette au loin les reflets et les ombres ; il en décrit tous les rapports, toutes les harmonies et tous les contrastes. […]  » Oui, grand poète, tu sais dire la superstition de l’Arabe, qui croit voir, à travers la vapeur de sable que soulève le simoun, l’ombre de Buonaberdi debout sur le sommet d’une pyramide, ou l’illusion du matelot qui voit planer cette ombre, entourée de nuages, sur le pic de Sainte-Hélène ; tu sais chanter la fée et la péri se disputant une jeune âme au milieu du ciel, entre l’orient et l’occident, entre le merveilleux de la matière et le merveilleux de l’esprit, entre le paradis des houris et le paradis mystique des Chrétiens ; et quand les djinns funèbres passent en sifflant dans les airs, ton vers, comme une onde sonore, associe tous les degrés du sentiment, depuis le calme le plus profond jusqu’à la terreur la plus vive, à tous les degrés du son, depuis le souffle le plus léger jusqu’à la plus horrible tempête, par une admirable combinaison d’harmonie que l’art n’avait pas su encore atteindre. […] Ainsi, suivant ton caprice, tantôt tu vois les âmes sortir des corps avec des ailes d’or comme les séraphins ; tantôt, comme les mânes des anciens, ce sont de tristes fantômes, des ombres du corps attachées comme lui à la terre ; et, devant l’ombre silencieuse de ton Napoléon, passent et repassent sans cesse les ombres silencieuses de ses capitaines.

140. (1898) La poésie lyrique en France au XIXe siècle

Avons-nous peur de la mort, alors, nous ne pourrons goûter ici-bas aucune jouissance, toutes nos joies seront empoisonnées, c’est une ombre qui s’étendra sur notre vie tout entière. […] Victor Hugo, quand il regarde en lui, y trouve des images matérielles, y trouve des formes, des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière. […] Il lui semble que ce prince Charmant va, le plus naturellement du monde, sortir de l’ombre et, avec son manteau de velours, sa chaîne d’or, l’emporter dans ses bras, tremblante et ravie. […] C’est une étrange vision, Et cependant, ange ou démon, J’ai vu partout cette ombre amie. […] Ils frissonnent sous l’œil du maître, Son ombre les rend malheureux.

141. (1894) Journal des Goncourt. Tome VII (1885-1888) « Année 1885 » pp. 3-97

Ils restent longtemps, très longtemps, jusqu’au crépuscule, et dans le tête-à-tête et dans l’ombre, l’on cause avec une tendre expansion. […] Zola est tout à fait curieux, il parle de ces choses, à voix basse, mystérieusement, comme s’il avait peur d’une oreille redoutable, qui l’écouterait dans l’ombre de l’appartement. […] Du reste le dessin par l’ombre portée des choses ou des êtres, semble avoir beaucoup préoccupé le Japonais. J’ai acheté ces jours-ci un album de figures en noir, semblables à certaines silhouettes de Carmontelle, et qui ne sont que des ombres profilées, de Japonais et de Japonaises, se détachant sur un panneau blanc. Cet album qui est de Baïgai a pour titre : Ombres sur ombres.

142. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre VII. De la propriété des termes. — Répétition des mots. — Synonymes. — Du langage noble »

Habitant les patois ; quelques-uns aux galères Dans l’argot ; dévoués à tous les genres bas ; Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas, Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ; Populace du style au fond de l’ombre éparse ; … N’exprimant que la vie abjecte et familière, Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière. […] Je fis souffler un vent révolutionnaire, … Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs J’ôtai du cou du chien stupéfait son collier D’épithètes ; dans l’herbe, à l’ombre du hallier, Je fis fraterniser la vache et la génisse… Jean l’ânier épousa la bergère Myrtil.

143. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre IX. Précision, brièveté, netteté »

Il faut que l’air y circule et que les ombres adoucissent et accusent à la fois la lumière. […] Cette netteté est une sorte de transparence lumineuse du style, qui l’efface complètement et découvre le sens sans ombre et sans nuages.

144. (1910) Variations sur la vie et les livres pp. 5-314

En 1811, ils étaient si petits que Chateaubriand pouvait dire : « Je leur donne de l’ombre quand je me place entre eux et le soleil. » Et il ajoutait : « Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j’ai protégé leur jeunesse. […] L’ombre gagnait les rochers héroïques d’Anglar, qui portent le Causse désert où poussent la lavande et le genévrier. […] Il y a quelque vingt-cinq ans que Paul Verlaine le tira de l’ombre, en écrivant sur lui. […] qu’on apporte les cruches, Nous boirons au bétail à l’ombre des lilas. […] Là, peut-être, à l’ombre d’un délicat feuillage, des laveuses se groupent autour d’une fontaine moussue.

145. (1868) Curiosités esthétiques « II. Salon de 1846 » pp. 77-198

Les ombres se déplacent lentement, et font fuir devant elles ou éteignent les tons à mesure que la lumière, déplacée elle-même, en veut faire résonner de nouveau. […] « Cependant une voix se fit entendre : « Honorez le sublime poëte ; son ombre, qui était partie, nous revient. » « La voix se tut, et je vis venir à nous quatre grandes ombres ; leur aspect n’était ni triste ni joyeux. […] Les jeux les plus bizarres et les plus invraisemblables de l’ombre et de la lumière lui plaisaient avant tout. […] Les eaux étaient d’une profondeur inouïe ; les grandes ombres qui coupent les pans des maisons et dorment étirées sur le sol ou sur l’eau avaient une indolence et un farniente d’ombres indéfinissables. […] Ils ont ces ombres denses et ces lumières blanches des eaux-fortes vigoureuses.

146. (1867) Cours familier de littérature. XXIII « cxxxiiie entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff »

La chaleur jusqu’alors étouffante tomba soudainement, et l’air devint froid et humide ; les ombres épaississaient de plus en plus. […] Ma pauvre jument s’enfonçait dans la boue, glissait et bronchait à tout moment ; le forestier marchait en tête, tantôt à droite, tantôt à gauche du brancard, et s’avançait dans l’ombre comme un spectre. […] L’ombre diminue, la route est plus distincte, le ciel s’éclaircit, les nuages blanchissent, les champs sont plus verts. […] Voici le bois avec son ombre et son silence. […] Vous suivez un sentier émaillé d’ombre et de verdure ; de grosses mouches jaunes se tiennent immobiles dans l’air et disparaissent subitement ; des moucherons s’agitent par essaims qui semblent clairs à l’ombre et noirs au soleil ; les oiseaux chantent paisiblement.

147. (1866) Cours familier de littérature. XXI « CXXVIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 385-448

Voyons, pensez un peu ; je vous donne pour réfléchir le temps que l’ombre de cette branche mettra à se replier jusqu’à ses racines. […] voilà l’ombre de la branche qui touche aux racines, dit Calamayo en la regardant d’un regard de cruelle interrogation. […] En parlant ainsi je tenais le loquet de la porte de la cabane pour le pousser dehors, tout en pleurant comme lui ; sa mère et sa cousine, réveillées par le bruit de mes sanglots et des siens, sanglotaient de leur côté dans l’ombre. […] CXXX Ma tante et mon père étaient dehors de la porte à écouter les pas des sbires qui entraînaient Hyeronimo dans la nuit ; je m’habillai dans l’ombre, mais, quand je me vis à moitié habillée, avec mes cheveux longs et bouclés, mal retenus par l’aiguille à la pointe de clou au sommet de la tête, avec ma veste brodée de vert sur la poitrine, mes bras nus sortant de ma chemise, mes manches de drap tombant vides le long de mon corps, ma jupe courte, mes pieds nus dans mes sandales pailletées qui me couvraient à peine les ongles des doigts, j’eus peur, et je me dis : « Que vas-tu faire ? […] Il dit enfin que, caché en silence derrière la porte, la main sur le loquet, il avait tout entendu de ma résolution de chercher les traces d’Hyeronimo, comme l’ombre celles du corps, et des résistances de mon père et de ma tante.

148. (1868) Cours familier de littérature. XXVI « CLIIe entretien. Madame de Staël »

La femme doit être chaste, par conséquent elle doit vivre à l’ombre ; la femme doit inspirer l’amour à un seul, le respect, la tendresse, la pitié à tous ; elle doit s’abstenir dans son intérêt même de tout ce qui sent le combat ; l’altercation, la polémique, la haine, la colère, l’émulation envieuse, l’ambition implacable qui irritent la voix, endurcissent le cœur, défigurent les traits. […] Plus l’homme est un être public, plus il est viril ; plus la femme est un être domestique, plus elle est femme ; l’ombre de la maison la sanctifie et la divinise presque, la publicité la flétrit. […] Ici régnaient l’esclavage et la polygamie ; là les usages, la modestie, l’ombre du foyer domestique imposés aux filles, aux femmes, aux mères, les renfermaient dans le sanctuaire de leur foyer ou ne leur permettaient que les visites et les conversations entre elles. […] XXV Tous les hommes d’État, tous les écrivains, tous les orateurs sortis de la proscription, de l’ombre ou du silence après la terreur, se pressaient dans ses salons comme sous l’égide de la liberté retrouvée dans les ruines ; elle contenait l’impatience des uns, elle modérait la réaction des autres, elle relevait le découragement, elle fortifiait la constance, elle réconciliait dans un patriotisme commun ceux que les factions avaient séparés pour le malheur de tous. […] Ce mot juste, mais cruel, fit comprendre à madame de Staël qu’il n’y avait point de place pour sa renommée, encore moins pour son influence, sous le gouvernement d’un homme qui reléguait la femme la plus illustre de son sexe dans l’ombre, dans le silence et dans la maternité.

149. (1856) Cours familier de littérature. I « Digression » pp. 98-160

L’ombre accroît la terreur. […] La mort avait jeté son ombre passagère Sur cette jeune couche, et dans ton œil troublé, Dans ton sein virginal, tout le cœur d’une mère             D’avance avait parlé. […] sous les peupliers de notre sombre allée,         Une croix, des fleurs et mon nom      Charmeraient plus mon ombre consolée         Qu’un magnifique mausolée         Sous les marbres du Panthéon. […] C’était ordinairement le matin, à l’ombre d’un toit de mousse qui couvre un pan du verger en pente, d’où le regard plane sur une vallée de Tempé, en face de sombres montagnes ; rien n’y troublait le silence, si ce n’est le sourd murmure du ruisseau sous les saules, des bourdonnements d’abeilles dans les sainfoins, et quelques gazouillements de linottes importunes sur les arbres. […] Mais jamais mon amitié réelle, constante et tendre ne souffrit de cette réserve ; et quand nous nous retrouverons dans la sphère des sentiments sans ombre et des amitiés éternelles, elle reconnaîtra qu’elle n’a laissé à personne, en quittant cette boue, une plus vive image de ses perfections dans le souvenir, une plus pure estime de son caractère dans l’esprit, un vide plus senti dans le cœur, une larme plus chaude et plus intarissable dans les yeux.

150. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 193-236

CCLIV Je descendis et je remontai trois ou quatre fois l’escalier de la tour, croyant que mes mouvements hâteraient le jour, et m’avançant jusqu’à la porte de la rue pour écouter si je n’entendais pas les pas lourds du père Hilario, et les pas légers de l’enfant de chœur faisant tinter sa sonnette dans l’ombre devant lui ; mais rien, toujours rien, et je remontai pour redescendre encore ; la dernière fois, le père Hilario allait sonner, quand je prévins le bruit en ouvrant la porte du guichet devant lui, comme si j’avais été l’ange qu’on voit peint sur la muraille de la cathédrale de Pise et qui ouvre la porte du cachot à Pierre, en tenant un flambeau en avant, pendant que les deux gendarmes dormaient, la tête sur leur bras, sans voir et sans entendre. […] Le père et ma tante assistaient seuls, dans l’ombre, muets comme deux statues de pierre sculptée, contre un pilier de la cathédrale ; ils étaient entrés en même temps que nous, par la porte extérieure de la chapelle donnant sur la cour. […] Il me laissa toute baignée de larmes sur la paille qui nous servait de couche, et, s’échappant comme une ombre de mes bras, il courut à la chapelle avant que je pusse l’embrasser encore, et montant jusqu’à la hauteur du barreau de la lucarne scié par moi : — Adieu, me dit-il tout bas, j’ai assez vécu, puisque vivant ou mort nous sommes époux. […] En passant sur la grande place, devant la façade du palais du duc, voisin des remparts où j’allais mourir, je vis une femme, une belle femme, qui tenait un mouchoir sur ses yeux, agenouillée sur son balcon, et qui rentra précipitamment dans l’ombre de son palais, comme pour ne pas voir le meurtrier pour lequel elle priait Dieu.

151. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Charles Perrault. (Les Contes des fées, édition illustrée.) » pp. 255-274

Virgile avait représenté dans ses Champs Élysées les héros conservant les mêmes inclinations et les mêmes habitudes qu’ils avaient eues pendant leur vie ; ce qui fit dire aux frères Perrault qu’on y voyait l’« ombre d’un cocher » : Qui, tenant l’ombre d’une brosse, Nettoyait l’ombre d’un carrosse. […] J’aimerais à voir le buste en marbre de Perrault placé à l’ombre du grand marronnier.

152. (1899) Esthétique de la langue française « Le vers libre  »

M. de Régnier a parfois reçu aussi sa visite secrète et il lui est arrivé, croyant faire des vers libres, de tracer le dessin vague de la strophe de Malherbe et de Lamartine, à condition que l’on ne compte pas certains e muets : A la fontaine où l’eau goutte à goutte pleurait | Avant l’aube et que vinssent les filles de la plaine, | A l’heure où pâlissent les étoiles, | à la fontaine, | Y laver leurs pièces de toiles | et encore : De la maison où l’âtre en cendre | croûle en décombres ; | Ferme la porte | et que la paix du soir apporte | Son ombre sur ton ombre Et les soirs | apaisés ou tragiques ou calmes | Se reflétaient avec mon âme, | en ton miroir | (Poèmes.) […] Ils marchaient à côté | l’un de l’autre || des danses Penchés || et s’y versant | dans l’ombre goutte-à-goutte (Contemplations) qui admet jusqu’à deux ou trois accents indépendants de l’accent principal : Qui || des vents ou des coeurs | et le plus sûr || Les vents. […] Ils luttent ; l’ombre emplit lentement leurs yeux d’ange.

153. (1874) Premiers lundis. Tome II « Hippolyte Fortoul. Grandeur de la vie privée. »

A défaut du cadre en lui-même, on peut du moins en montrer les impressions dans l’âme des amants et y suivre, par le sentiment ému, les belles ombres plus flottantes. […] Tandis que son regard nageait dans l’espace, il sentit une ombre se placer devant son soleil ; aussitôt, sautant sur ses pieds, il s’écria : « — C’est lui !  […] Il semble même, plus tard, que l’exemple de Rousseau, et ses succès, revenant jusqu’au sage ami, aient réveillé la tentation dans son cœur et jeté une ombre d’un moment sur sa félicité longtemps inaltérable.

154. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Une soirée chez Paul Verlaine » pp. 18-33

La rue s’ouvrait sous les voûtes du chemin de fer de Vincennes ; maussade maçonnerie de briques, dont l’ombre sinistre se déroule interminablement sur toute la région ; L’hôtel moisissait au fond d’une cour humide où les trains dégorgeaient » au passage, un ouragan de suie, d’escarbilles et de fumées. […] Ces cordons de feu semblent préparés pour une fête d’ombres. […] La patronne tricotant, assise au milieu de ses enfants, surveillait de sa place, le soir venu, les-allées et venues des couples, dont l’ombre, au passage, se profilait sur le judas du couloir.

155. (1912) L’art de lire « Chapitre V. Les poètes »

Je me suis toujours récité à moi-même la fin du Semeur de la façon suivante : L’ombre où se mêle une lueur, Semble élargir jusqu’aux étoiles Le geste auguste du semeur, C’est le sublustri noctis in umbra que j’avais dans l’esprit, qui me faisait altérer ainsi le vers de Victor Hugo. Le texte est : « L’ombre où se mêle une rumeur ». […] Il n’y a pas de rumeur à ce « moment crépusculaire », et il est indifférent pour l’effet à produire qu’il y en ait une ou qu’il n’y en ait pas, et c’est à ce « reste de jour » mêlé à l’ombre que l’auteur et le lecteur doivent penser, pour bien voir le geste du semeur élargi jusqu’au ciel.

156. (1909) Les œuvres et les hommes. Critiques diverses. XXVI. « Le comte Gaston de Raousset-Boulbon »

Mais ce nom, comme celui de tant d’autres vaincus du sort, le Temps l’enveloppera bientôt de son ombre et l’arrachera peu à peu à la Renommée. […] Est-ce la bête fauve ou la blanche colombe Qui dans l’ombre des nuits visitera ta tombe ? […] « En effet, — continue Goethe, — c’est dans la forme que l’homme avait en quittant la terre qu’il se promène parmi les ombres, et c’est ainsi qu’Achille se présente toujours à nous comme un jeune homme éternel. » 10.

157. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Gustave Flaubert. Étude analytique » pp. 2-68

Le merveilleux paysage de la forêt de Fontainebleau, dont l’idylle apparaît au milieu de l’Éducation sentimentale, est peint de même avec des types d’arbre, de petits sentiers, des clairières, des sables, des jeux de lumière dans des herbes ; le fulgurant lever de soleil à la fin du banquet des mercenaires dans le jardin d’Hamilcar, est montré en une suite d’effets particuliers à Cartilage, étincelles que l’astre met au faîte des temples et aux clairs miroirs des citernes, hennissements des chevaux de Khamon, tambourins des courtisanes sonnant dans le bois de Tanit ; et pour la nuit de lune où Salammbô profère son hymne à la déesse, ce sont encore les ombres des maisons puniques et l’accroupissement des êtres qui les hantent, les murmures de ses arbres et de ses îlots, qui sont énumérés. […] Dans Madame Bovary, le séjour, au château de la Vaubyessard, avec ses minuties d’élégance, la forêt où l’héroïne consomme son premier adultère, le tableau de l’agonie et de l’Extrême-Onction, jettent des éclats entre le restant d’ombre. […] La nuit douce s’étalait autour d’eux ; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages, Emma, les yeux demi-clos, aspirait avec de grands soupirs le vent frais qui soufflait. […] La tendresse des anciens jours leur revenait au cœur, abondante et silencieuse, comme la rivière qui coulait, avec autant de noblesse qu’en apportait le parfum des syringas, et projetait dans leurs souvenirs des ombres plus démesurées et plus mélancoliques que celles des saules immobiles qui s’allongeaient sur l’herbe. […] Il vécut ainsi douloureusement au déclin de sa vie, ce grand homme, haut de taille, portant sur ses lourdes épaules, une grosse face rubiconde, bénigne et naïve, que coupait une moustache blanche de vieux troupier, que dominait le vaste ovale d’un front rouge, sur des yeux bleus, « dont la pupille, dit M. de Maupassant, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. » Et cet homme à la carrure de cuirassier, qui semblait fait, avec sa mine bonasse de reître, pour courir les aventures, enlever les bataillons à la charge, se tanner le cuir sous des soleils incendiés ou de glaciales bruines, passa sa vie  dominé par on ne sait quelle infime modification vasculaire de son encéphale  comme un mince artisan, fabriquant, dans l’ombre de la chambre, des objets infiniment délicats.

158. (1897) Un peintre écrivain : Fromentin pp. 1-37

Sur le visage presque imberbe, toutes les lignes sont fermes et précises comme sur un bronze ciselé avec insistance ; la peau recouvre d’une pâleur fauve des muscles secs, accoutumés à se manifester par un frémissement sauvage dans le désir ou dans la colère ; le nez droit et rigide, le menton osseux et étroit, les lèvres sinueuses, mais énergiquement serrées, exprimant la volonté téméraire ; et le regard est pareil ù une belle épée, dans l’ombre d’une chevelure épaisse, lourde et presque violette comme les grappes de raisin embrasées par le soleil sur le sarment le plus vivace. […] Il trouve cette comparaison superbe : « Tout cela, d’un bout à l’autre, aussi loin que la vue peut s’étendre, ni rouge, ni tout à fait jaune, ni bistré, mais exactement couleur de peau de lion. » En peintre également il étudie l’ombre saharienne et le silence saharien. « Cette ombre des pays de lumière, dit-il, tu la connais. […] L’ombre montait avec nous. […] Alors, au-delà de cette ombre et de ce reste de feuillage qui allait disparaître, bien haut, sortant des oliviers comme une pierre précieuse des griffes de sa monture, une ville blanche apparut.

159. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — III » pp. 178-197

Cowper, au sortir de la rase campagne, entre donc dans ces hautes avenues et y trouve la fraîcheur et l’ombre : Où donc est maintenant le soleil dévorant ? […] Si folâtre est le rayon lancé à travers les branches, qu’il danse lorsqu’elles dansent elles-mêmes ; ombre et lumière s’entremêlant dans un réseau rapide, et obscurcissant ou illuminant, au gré des feuilles qui se jouent, chaque point du sol, à chaque instant. […] Nos bois ont été plantés pour consoler à midi le promeneur pensif qui erre sous leurs ombres. […] L’éclair de la poésie et du génie ne cessait de briller de temps en temps à travers les éclipses et les ombres.

160. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Madame Swetchine. Sa vie et ses œuvres, publiées par M. de Falloux. »

Je crois bien qu’il faut se garder de juger les choses du Ciel par celles de la terre ; mais celles-ci n’en sont-elles pas une ombre, un écho ? et qu’est-ce qu’une ombre, qu’un écho, si ce n’est une image ou un son affaiblis, indistincts, mais cependant toujours vrais ?  […] Un salon où l’on ne peut suivre ou rejoindre la femme qu’on préfère, la distraire d’un groupe qui l’environne, l’entretenir à l’ombre et à demi-voix quelques instants, lui adresser une partie de la conversation plus générale où l’on se surprend à briller et dont on est récompensé d’un regard, n’est pas un salon pour moi : ne disparaissez jamais du salon français, soins animés et constants, vil désir de plaire, grâces aimables de la France ! […] ce n’est pas là un salon ; les quelques jeunes femmes qui y passent, avant de se rendre au bal sous l’aile de maris exemplaires, et qui viennent y recevoir comme une absolution provisoire qui, plus tard, opérera, ne me font pas illusion : c’est un cercle religieux, une succursale de l’église, — donnez-lui le nom que vous voudrez, — un vestibule du Paradis, « une maison de charité à l’usage des gens du monde. » Salon français de tous les temps, d’où me reviennent en souvenir tant d’Ombres riantes, tant de blondes têtes et de fronts graves ou de fronts inspirés, passant tour à tour et mariant ensemble tout ce qui est permis à l’humaine sagesse pour charmer les heures, enjouement, audace, raison et folie, — je ne te reconnais plus !

161. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — M. de Sénancour, en 1832 »

Ce contemporain, dont le nom n’étonnera que ceux qui n’ont lu aucun de ses trois ouvrages caractéristiques, et qu’un instinct heureux de fureteur ou quelque indication bienveillante n’a pas mis sur la voie des Rêveries, d’Oberman et des Libres Méditations ; l’éloquent et haut moraliste qui débuta en 1799 par un livre d’athéisme mélancolique, que Rousseau aurait pu écrire comme talent, que Boulanger et Condorcet auraient ratifié comme penseurs ; qui bientôt, sous le titre d’Oberman, individualisa davantage ses doutes, son aversion sauvage de la société, sa contemplation fixe, opiniâtre, passionnément sinistre de la nature, et prodigua, dans les espaces lucides de ses rêves, mille paysages naturels et domestiques, d’où s’exhale une inexprimable émotion, et que cerne alentour une philosophie glacée ; qui, après cet effort, longtemps silencieux et comme stérilisé, mûrissant à l’ombre, perdant en éclat, n’aspirant plus qu’à cette chaleur modérée qui émane sans rayons de la vérité lointaine et de l’immuable justice, s’est élevé, dans les Libres Méditations, à une sorte de théosophie morale, toute purgée de cette âcreté chagrine qu’il avait sucée avec son siècle contre le christianisme, et toute pleine, au contraire, de confiance, de prière et de douce conciliation ; fruit bon, fruit aimable d’un automne qui n’en promettait pas de si savoureux ; cet homme éminent que le chevalier de Bouflers a loué, à qui Nodier empruntait des épigraphes vers 1804 ; que M. […] Aux heures propices de liberté, il s’essayait dès lors à ce roman de son cœur. « Plusieurs fois j’étais dans les bois avant que le soleil parût ; je gravissais les sommets encore dans l’ombre, je me mouillais dans la bruyère pleine de rosée ; et, quand le soleil paraissait, je regrettais la clarté incertaine qui précède l’aurore ; j’aimais les fondrières, les vallons obscurs, les bois épais ; j’aimais les collines couvertes de bruyère ; j’aimais beaucoup les grès renversés, les rocs ruineux ; j’aimais bien plus ces sables vastes et mobiles dont nul pas d’homme ne marquait l’aride surface sillonnée çà et là par la trace inquiète de la biche ou du lièvre en fuite. » Si l’on a le droit de conclure d’Oberman à M. de Sénancour, genre de conjecture que je crois fort légitime pour les livres de cette sorte, en ne s’attachant qu’au fond du personnage et à certains détails caractéristiques, il paraît que, dans une de ses courses à travers la forêt, le jeune rêveur fut conduit, à la suite d’un chien, vers une carrière abandonnée, où un ouvrier, qui avait pendant plus de trente ans taillé des pavés près de là, n’ayant ni bien ni famille, s’était retiré, pour y vivre d’eau, de pain et de liberté, loin de l’aumône et des hôpitaux. […] Ainsi livrés à tout ce qui s’agite et se succède autour de nous, affectés par l’oiseau qui passe, la pierre qui tombe, le vent qui mugit, le nuage qui s’avance, modifiés accidentellement dans cette sphère toujours mobile, nous sommes ce que nous font le calme, l’ombre, le bruit d’un insecte, l’odeur émanée d’une herbe, tout cet univers animé qui végète ou se minéralise sous nos pieds ; nous changeons selon ses formes instantanées, nous sommes mus de son mouvement, nous vivons de sa vie. » Cette abdication de la volonté au sein de la nature, cette lenteur habituelle d’une sensation primordiale et continue, il la trouve si nécessaire au calme du sage en ces temps de vertige, qu’il va jusqu’à dire quelque part que, plutôt que de s’en passer, on la devrait demander aux spiritueux, si la philosophie ne la donnait pas. […] Le silence protège les rêves de l’amour ; le mouvement des eaux pénètre de sa douce agitation ; la fureur des vagues inspire ses efforts orageux, et tout commandera ses plaisirs quand la nuit sera douce, quand la lune embellira la nuit, quand la volupté sera dans les ombres et la lumière, dans la solitude, dans les airs et les eaux et la nuit… Heureux délire !

162. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VII. Mme de Gasparin »

Vaste est la cage, l’ombre est toute pénétrée du soleil. […] Protestante encore, comme, à plus d’un accord, son livre le révèle, mais catholique d’âme, catholique d’essence, faite pour venir à nous un Jour, et si elle n’y vient pas, digne d’être de nous éternellement regrettée, elle a comme perdu sa personnalité de femme dans la profondeur de sa foi religieuse, et elle y a trouvé plus qu’elle ne pouvait y laisser, car l’ombre de Dieu sur notre pensée, vaut mieux que notre pensée, fût-elle du génie. C’est cette ombre de Dieu que l’auteur des Horizons a portée sur la sienne dans un livré qu’on peut classer plus ou moins haut comme production littéraire, mais qui, avant tout, pour celle qui l’a écrit, aussi bien que pour nous, est un acte, — un acte de christianisme, de consolation et de charité. […] « Le paradis de mon Dieu, dit-elle éloquemment, après avoir traversé ces paradis qui ne lui paraissent que des ombres et des effacements spirituels, le paradis réel de mon Dieu ne ressemble pas à ceux-là !

163. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1863 » pp. 77-169

On le rencontrait dans l’escalier porté par un domestique à l’état de ruine, d’ombre, de mort. […] Puis c’est un ciel sans couleur, des maisons rosées, des lueurs d’éclairage toutes jaunes, avec des parties d’ombre de ce bleu neutre, qui transperce une veilleuse de blanche porcelaine allumée. […] L’asphalte brillant, lavé de lueurs fugaces et d’ombres allongées, ainsi que dans l’eau courante d’un fleuve. […] Il nous semble très pâle dans l’ombre. […] Il est comme son histoire même, toutes les parties basses dans la lumière, le haut dans une demi-nuit ; le visage rien qu’une ombre, avec autour la neige de longs cheveux blancs, une ombre d’où sort une voix professorale, sonore, roulante, chantante, et se rengorgeant, pour ainsi dire, et qui monte et descend, et fait comme un continuel roucoulement grave.

164. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XVIII » pp. 198-205

« Je ne vois, dit l’auteur de la pièce, rien de si ridicule que cette délicatesse d’honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s’offense de l’ombre des choses. […] On est ravi de découvrir ce qu’il y peut avoir à redire ; et, pour tomber dans l’exemple, il y avait l’autre jours des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions, qui, par les mines qu’elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de tête, et leurs cachements de visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que l’on n’aurait pas dites sans cela ; et quelqu’un même des laquais cria tout haut, qu’elles étaient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps 59. » L’autorité que je reconnais à Molière ne m’empêchera pas de dire qu’il y a peu de bonne foi à reprocher aux critiques d’avoir donné un sens criminel aux plus innocentes paroles et de s’offenser de l’ombre des choses.

165. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre troisième. Suite de la Poésie dans ses rapports avec les hommes. Passions. — Chapitre VIII. La religion chrétienne considérée elle-même comme passion. »

Comme toutes les grandes affections, elle a quelque chose de sérieux et de triste ; elle nous traîne à l’ombre des cloîtres et sur les montagnes. […] La religion chrétienne, en nous rouvrant, par les mérites du Fils de l’homme, les routes éclatantes que la mort avait couvertes de ses ombres, nous a rappelés à nos primitives amours.

166. (1767) Salon de 1767 « De la manière » pp. 336-339

Mais qu’est-ce que cette affectation de rassembler toute la lumière sur un seul objet, et de jeter le reste de la composition dans l’ombre ? […] D’autres étendront davantage leurs lumières et leurs ombres ; mais ils retombent sans cesse dans la même distribution, leur soleil est immobile.

167. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — H — Hugo, Victor (1802-1885) »

. — Les Rayons et les Ombres (1840). — Le Rhin (1842). — Les Burgraves (1843). — Napoléon le Petit (1852) […] Ton œuvre murmure, éternelle, Comme une forêt pleine d’ombre ; Et dans ta pensive prunelle, Qui vit les deuils et les désastres, S’épanouit le ciel, plein d’astres. […] Œuvre démesurée, peuplée de types innombrables, et qui n’est pourtant qu’en partie visible ; œuvre sans égale, qu’accroîtront presque de moitié les livres déjà terminés, en sortant de l’ombre, et que des plans tracés, et dont l’achèvement est promis à cette vieillesse invincible, prolongeront en tout sens. […] Cependant on laissait dans l’ombre de subtils écrivains, comme Gérard de Nerval et Pétrus Borel. […] Jamais en notre langue, même chez d’Aubigné, l’invective ne se haussa à un tel ton lyrique ; l’injure brutale, le calembour grandiose, les coups de canne et les coups de bottes, les acrobaties formidables et sinistres, virtuosité de la haine frappant l’ennemi avec ses armes discourtoises, seraient simples jeux de pamphlétaire ; mais, ici, les Euménides mêmes hurlent dans les strophes et, selon son vœu, le poète n’est plus                … qu’un aspect irrité, Une apparition d’ombre et de vérité !

168. (1888) Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes « Petit glossaire »

Et toi dans l’errance de mes ombres demeurantes. […] Je me mémore en ton fantôme d’ombre recluse. […] Les oiseaux… dont le bec marquait une ombre opaque et rouge, en morfil. […] Mysourides par les plessis d’ombre. […] Les plessis d’ombre.

169. (1888) Poètes et romanciers

Elles se dévorent dans l’ombre. […] Le poète grandit encore dans Les Rayons et les Ombres. […] ô tiare de l’ombre ! […] Un mariage obscur se consomme sans cesse entre l’ombre et le jour. […] Tous les hommes ne voient pas luire dans l’ombre la prunelle divine.

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