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756. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre III. — Du drame comique. Méditation d’un philosophe hégélien ou Voyage pittoresque à travers l’Esthétique de Hegel » pp. 111-177

Jupiter symbolisa l’ordre public et l’autorité de l’État ; Cérès, l’agriculture, c’est-à-dire la propriété laborieuse du sol, avec ses conséquences et ses garanties, les lois civiles, le mariage, la paix et tous les principes de la civilisation ; Junon figura le lien conjugal ; Vénus et son fils, les passions de l’amour physique ; Minerve, la valeur militaire et la sagesse des tribunaux, et elle apparut en même temps comme la divine et vivante image du génie de la ville d’Athènes. […] Créon n’hésite pas non plus à l’accabler de toute la rigueur de la loi, et dans l’ironie de son impiété, il la fera descendre vivante au séjour de Pluton, le seul dieu qu’elle révère183, afin que Pluton montre sa puissance en la dérobant à la mort, ou qu’elle sente enfin, mais trop tard, combien il est superflu d’adorer les Divinités de l’Hadès 184. […] Alors Minerve, la vivante Athènes, ajoute dans la balance son vote divin, par lequel Oreste est absous, et les Euménides, ainsi qu’Apollon, reçoivent dans la cité des honneurs avec des autels189. […] C’est ainsi qu’Horace nous trace un portrait vivant des mœurs de son temps, et de toutes les sottises qu’il avait sous les yeux. […] Les monarques de nos jours ne forment plus, comme les héros des âges mythologiques, la tête vivante d’une société qu’ils dirigent, mais un centre plus ou moins abstrait, environné d’institutions façonnées et fixées par des lois et par une constitution.

757. (1864) Cours familier de littérature. XVII « CIIe entretien. Lettre à M. Sainte-Beuve (2e partie) » pp. 409-488

non, il n’est point ici-bas de mortelle « Qui se puisse avouer plus heureuse que moi ; « Mais à certains moments, et sans savoir pourquoi, « Il me prend des accès de soupirs et de larmes ; « Et plus autour de moi la vie épand ses charmes, « Et plus le monde est beau, plus le feuillage vert, « Plus le ciel bleu, l’air pur, le pré de fleurs couvert, « Plus mon époux aimant comme au premier bel âge, « Plus mes enfants joyeux et courant sous l’ombrage, « Plus la brise légère et n’osant soupirer, « Plus aussi je me sens ce besoin de pleurer. » C’est que, même au-delà des bonheurs qu’on envie, Il reste à désirer dans la plus belle vie ; C’est qu’ailleurs et plus loin notre but est marqué ; Qu’à le chercher plus bas on l’a toujours manqué ; C’est qu’ombrage, verdure et fleurs, tout cela tombe, Renaît, meurt pour renaître enfin sur une tombe ; C’est qu’après bien des jours, bien des ans révolus, Ce ciel restera bleu quand nous ne serons plus ; Que ces enfants, objets de si chères tendresses, En vivant oublieront vos pleurs et vos caresses ; Que toute joie est sombre à qui veut la sonder, Et qu’aux plus clairs endroits, et pour trop regarder Le lac d’argent, paisible, au cours insaisissable, On découvre sous l’eau de la boue et du sable. […] de renouveler une douleur qu’il faudrait taire…, de repasser sur toutes les misères que j’ai vues, et dont je suis moi-même une part vivante ! […] « “Virgile cultiva ce germe de tristesse en vivant seul au milieu des bois. […] Votre admirable distinction entre le chantre antique, l’histoire vivante et poétisée, telle qu’Homère, qu’on écoute au bord de la mer ou sur le seuil de sa demeure, et le poète épique, qui écrit son œuvre à loisir et qu’on lit par amusement ou par une froide admiration dans les académies ou dans son cabinet, suffirait pour nous réconcilier. […] Contentons-nous de préserver notre honneur en vivant séparés de ces partis, et en regardant ce qui se passe en dehors de nous avec les leçons de l’expérience et les vœux pour notre pays.

758. (1867) Cours familier de littérature. XXIV « CXXXIXe entretien. Littérature germanique. Les Nibelungen »

Quand il ne put plus nager, la main de Dieu le soutint et enfin il aborda vivant sur le sable de l’autre bord. […] Gîselher, le jeune, de Burgondie, parla: « Vous, héros d’Etzel, qui êtes encore vivants, quel reproche avez-vous à m’adresser ? […] Mais il y avait encore là vivants, six cents hommes hardis, les meilleures épées que jamais roi ait eues à son service. Ceux qui surveillaient les étrangers avaient bien vu que parmi eux beaucoup étaient vivants, quoi qu’on eût fait pour les faire souffrir et pour tuer les chefs et leurs hommes. […] Kant, le plus penseur et le plus sublime des philosophes, a scruté le monde et y a retrouvé Dieu dans la raison pure ; comme un Brahmane des derniers temps, Wieland, a rajeuni les traditions obscures et mêlé aux dogmes des Indes les légendes de la Grèce ; Schiller a tenté au théâtre et dans l’histoire de renouveler à Weymar les triomphes d’Athènes ; Gœthe enfin, génie plus fort, plus haut, plus complet, a retrempé Faust à la fois dans l’observation et dans le surnaturel, il a expliqué le monde des vivants par le monde des morts ; il a été le Volkêr des temps modernes, le Ménestrel des grands combats de notre ère, il a laissé en mourant l’Allemagne éblouie et vide comme si rien d’aussi grand ne pouvait naître de longtemps pour le remplacer.

759. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 octobre 1885. »

Il avait dressé, vivantes, des âmes qui créaient leur vie, sous le motif unique du plaisir ; et des âmes choisies, qui éprouvaient le seul plaisir — désintéressé — du conscient Orgueil. […] À renoncer l’égoïste opposition des vivants, à nous faire la partie vivante de l’Unique Vie. […] Éloignons-nous des passions mondaines : « constatons l’unité de tous les êtres vivants, et comment notre perception sensible nous égare, nous représentant cette unité comme une pluralité insaisissable et comme une variété multiple. » Beethoven est le Mage Divin, parce qu’il a vu l’Unité profonde de l’Être sous la diversité des apparences. […] Il se saura une partie de l’existence infinie, éternelle, de l’Impérissable Vie, une partie inséparable du Tout, un organe insignifiant de l’Humanité Vivante.

760. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre X, Prométhée enchaîné »

Homère a décrit le bouclier merveilleux qu’il fabriqua pour Achille : la mer ondoyait sur ses bords, en vagues d’argent et d’étain ; et son orbe, couvert d’une myriade de figures qu’on eût dit vivantes, déroulait en son triple cercle, les guerres et les assemblées, les labours et les pâturages, les noces et les danses, tout le cycle élémentaire de la vie humaine. […] Il se revêt d’une tunique blanche, prend le sceptre lourd comme un marteau, qui sied à sa royauté métallique, et s’avance vers la déesse, appuyé sur deux belles filles d’or qu’il a fabriquées. « Semblables à des vierges vivantes », elles marchent à ses côtés en cadence, et soutiennent sa marche inégale. […] J’ai emporté dans une férule creuse, le Feu, maître de tous les arts, le plus grand bien dont puissent jouir les vivants. […] De plus hautes leçons s’ajoutent à ces rudiments de la vie : Prométhée invente pour ses enfants d’adoption l’Écriture qui éternise la mémoire, les Nombres dont le rythme gouverne l’univers, les plantes qui guérissent les maladies, les baumes qui pansent les blessures, la science des présages et des aruspices qui, par les spirales observées du vol des oiseaux, relie le ciel à la terre. — « Écoute enfin, en un seul mot qui résume : tous les arts ont été révélés aux vivants par Prométhée. » — « N’as-tu rien fait de plus pour eux ?  […] Toujours présent et toujours vivant aux yeux de leurs riverains, il avait usurpé bientôt la royauté absolue des ondes.

761. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIe Entretien. Le 16 juillet 1857, ou œuvres et caractère de Béranger » pp. 161-252

V Or, à quoi tient cette popularité fabuleuse, posthume, et par conséquent sincère, qui abandonne tant de noms vivants ou morts, et qui s’obstine au nom et à l’amour de Béranger jusque sous la terre ? […] On a écrit que le tyran de Syracuse avait construit un édifice où tous les entretiens et tous les murmures secrets du peuple venaient, par un effet d’acoustique, se répercuter et se grossir dans un centre sonore qu’on appelait l’Oreille de Denys : l’oreille vivante de Denys, c’était véritablement, de nos jours, le cœur de Béranger. […] C’était par là qu’il s’était déjà révélé à quelques esprits d’élite dans ce monde des bons vivants dont le dogme, sous l’Empire, était la Clef du Caveau. […] Une seule personne vivante pourrait les rectifier : c’est la vénérable sœur de Béranger, religieuse dans un couvent de Paris ; femme de prières dont l’homme de chansons aimait à parler avec respect et avec de tendres réminiscences. […] C’est ainsi que moi-même, élevé dans les champs et né parmi les pasteurs, comme je l’ai chanté un jour, j’ai contracté, en vivant presque constamment parmi les ouvriers de la campagne, une estime, un goût, une tendresse pour les paysans, qui me firent toujours et qui me font encore préférer la table, la veillée d’une chaumière aux banquets et aux fêtes des palais.

762. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIVe entretien. Épopée. Homère. — L’Odyssée » pp. 445-524

Seulement sa tente était un château, ses palmiers étaient des chênes, et ses chameaux étaient les plus forts taureaux de la province ; leurs couples mugissants, attelés dès l’aurore à la charrue, faisaient fumer les collines défrichées de leur haleine et de leurs sueurs, comme des chaudières vivantes de force animale évaporées au soleil d’été sur les sillons. […] Il y avait là, et sans doute il existe encore (car les arbres ont de bien plus longues destinées que ceux qui empruntent tour à tour leur ombre), il y avait là, au bas d’une pente veloutée de fougères, un hêtre immense dont les feuilles, portées en tous sens par une charpente vivante de branches et de rameaux, couvraient d’une demi-nuit un arpent d’ombre transparente. […] Parce que la bonne et savante madame Dacier adorait Homère, son modèle, plus qu’aucun autre traducteur ne l’a jamais adoré ; parce que l’amour est une révélation ; parce qu’enfin, sans s’inquiéter jamais de sa propre gloire d’écrivain, cette femme, forte de l’érudition antique, ne s’appliquait qu’à faire sentir, non littéralement, mais par analogies et par périphrases quelquefois ridicules, mais toujours sincères, la pensée ou le sentiment de son poète ; miroir souvent terni, mais miroir vivant, qui défigure parfois l’image, mais qui rend ce qu’il y a de plus intraduisible dans l’image : la ressemblance et la vie ! […] Voyez comme tout est vivant dans ce tableau d’Homère, parce qu’il n’y a omis aucun des détails qui vivifient le tableau. — D’ailleurs il est bien choisi, ajouta notre mère, car je connais peu de scènes, à la campagne, plus animées, plus gaies et plus pittoresques que la conduite du linge de la famille par le char à mules ou à bœufs au lavoir, que les jeunes filles aux bras et aux jambes nues foulant le linge dans l’écume bleue du ruisseau azuré par le savon, et que les draps blancs étalés sur les arbustes du pré comme des tentes où le vent s’engouffre, en y faisant pleuvoir les fleurs d’églantier ou d’aubépine. » XXI La lecture de tous les chants se continua ainsi pendant quinze jours d’une saison sans nuages. […] Ce n’est pas seulement le plus beau poème de paysage qui existe dans toutes les langues ; c’est le cours le plus complet, le plus vivant et le plus familier de morale qui ait jamais été chanté aux hommes depuis l’origine du monde.

763. (1870) De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés « De l’origine des espèces par sélection naturelle, ou Des lois de transformation des êtres organisés — Chapitre V : Lois de la variabilité »

Tout naturaliste sait encore qu’il existe d’innombrables espèces demeurées pures, sans aucune variation, quoique vivant sous les climats les plus opposés. […] J’en ai possédé un vivant qui l’était complétement ; et, à la dissection, il me parut que son état de cécité devait avoir eu pour cause une inflammation de la membrane clignotante. […] À ce point de vue, la faculté que possède l’homme et ses animaux domestiques de supporter les climats les plus divers, et le fait que d’anciennes espèces d’Éléphants et de Rhinocéros ont été capables de supporter un climat glacial, tandis que les espèces vivantes sont aujourd’hui tropicales ou subtropicales, ne doivent pas être regardés comme des anomalies, mais comme des exemples d’une flexibilité de constitution très commune qui, dans des circonstances particulières, est amenée à entrer en jeu. […] Autant vaudrait croire, avec les ignorants cosmogonistes de l’antiquité, que jamais les coquilles fossiles n’ont été vivantes, mais qu’elles ont été créées comme une contrefaçon des coquilles actuellement vivantes sur le bord de nos océans.

764. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paul Féval » pp. 107-174

Je me suis, en le lisant, retrouvé vivant et français, et français de l’ancien régime ! […] Je ne crois pas que l’on puisse faire plus simplement, plus profondément et plus magnifiquement vivant. Et ce n’est là que quelques traits que je détache de ce portrait, qui est moins un portrait que la vie, la voix, le geste et l’âme d’un homme, gravés ineffaçablement sur la toile palpitante et vivante du cœur d’un autre homme. […] Le livre vivant, mouvementé, pétillant de feu par toutes ses facettes, de Paul Féval, ne laissera peut-être dans l’opinion que le sillage d’un livre brillant. […] et que la conversion n’a pas fait taire comme le poète Werner, dont elle silença le génie, — l’ancien romancier, toujours vivant et vivace, trouvait son compte encore dans cette histoire du Mont Saint-Michel, qui semble un roman, tant elle est belle, aux yeux vulgaires sans Dieu et sans Archange pour l’expliquer.

765. (1853) Portraits littéraires. Tome II (3e éd.) pp. 59-300

Il a autour de lui, sous sa juridiction, des livres vivants, et qui répondent à toute heure. […] Hugo : Marion, Hernani et Triboulet sont lyriques avant d’être vivants, c’est-à-dire dramatiques. […] Le chœur est une ode vivante qui se charge d’exprimer dans la strophe et l’antistrophe, non seulement les sentiments qui animent les personnages de la pièce, mais encore une partie de ceux qui s’éveillent dans l’âme des spectateurs. […] Le poète à l’œuvre, qui se débat sous le dieu et frémit sur le trépied, est par lui-même un enseignement inappréciable, une leçon vivante, et que nulle lecture ne saurait remplacer. […] Il est donc vrai que le poète et le critique, en vivant dans une intime familiarité, s’instruisent mutuellement et agrandissent chaque jour le champ de leur pensée.

766. (1925) Promenades philosophiques. Troisième série

Ils ne se déplacent guère que pour aller chercher leur pâture, qu’elle soit de l’herbe, qu’elle soit une proie vivante. […] Tous les corps vivants ou organismes de la nature sont soumis aux mêmes lois que les corps privés de vie ou organiques. […] On a élevé des phalanstères, qui n’ont point réussi, mais le principe du phalanstère, l’association, est devenu un principe singulièrement vivant. […] La jovialité n’est souvent qu’une apparence, et on a vu tel bon vivant finir au bout d’une corde. […] Elles répondent qu’elles sont des mondes, des soleils, avec, à l’entour, des terres, les unes vivantes ainsi que la nôtre, les autres mortes ainsi que la lune.

767. (1914) Une année de critique

Parfois cependant Jules Renard en use sans nécessité, ce qui ramène alors son style, organisme vivant, à un mécanisme. […] Il était là, matériel, en chair vivante et palpable. […] Nous sommes loin, on le voit, d’un conflit réel, vivant. […] Que reste-t-il d’un homme tombé vivant dans leurs mains ? […] Rien ne vaut cette façon de se lover à l’intérieur d’une pensée, pour résoudre, en les adoptant, en les vivant, ses antinomies.

768. (1898) La cité antique

Le vivant ne pouvait se passer du mort, ni le mort du vivant. […] À certains jours, qui sont déterminés pour chacun par sa religion domestique, les vivants se réunissent auprès des ancêtres. […] Le rejeton vivant de cette famille peut dire légitimement : Cette terre est à moi. […] Ce n’est pas l’individu actuellement vivant qui a établi son droit sur cette terre : c’est le dieu domestique. […] D’abord le secret n’était pas accordé au testateur de son vivant ; l’homme qui déshéritait sa famille et violait la loi que la religion avait établie devait le faire publiquement, au grand jour, et assumer sur lui de son vivant tout l’odieux qui s’attachait à un tel acte.

769. (1883) Le roman naturaliste

Comme si, cependant, l’art et la science n’étaient pas dans l’histoire l’éternelle et vivante contradiction l’un de l’autre ! […] Aussi tient-il encore plus de place empaillé que vivant […] L’œuvre, avec les qualités dont elle porte le vivant témoignage, pouvait être d’un certain ordre ; elle n’est déjà plus que de l’ordre immédiatement inférieur. […] Mais le personnage est vivant. […] mais comme au plus profond de sa mémoire elle en gardait le cher, et vivant, et riant souvenir !

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