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500. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XX. M. de Montalembert »

S’il y a un de ces traits de peintre qui restent, vivants et tenaces, sur la toile de nos esprits, comme, par exemple, celui de ces « loups affamés qui, de leurs flancs amaigris, faisaient ceinture aux monastères, et, de leurs hurlements, répons aux psaumes chantés par les moines, aux offices de nuit », allez ! […] Dans des notes combinées sans doute pour resserrer des liens déjà chers, M. de Montalembert n’a pas manqué de nous présenter tout le personnel du Correspondant, vivants et morts, et sa scrupuleuse exactitude à nommer tout le monde et à n’oublier personne du cénacle dont il est l’oracle est telle, qu’on finit par ne plus savoir si Les Moines d’Occident, cette suite de petites histoires, transcrites et traduites d’histoires plus longues et mieux racontées, sont, tels que les voilà, une besogne faite par un seul homme ou par sa petite société.

501. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « A. P. Floquet »

Esprit médiocre, n’ayant pour tout talent que la gravité de son état, âme de rhéteur, doctrine trop souvent erronée, le cardinal de Bausset pouvait nous raconter Bossuet, mais le montrer vivant ou le juger, cela lui était impossible. […] Là, enfin il s’enveloppa dans sa fonction de simple chanoine, vivant entre sa maison studieuse et sa cathédrale, embrassant tous les soirs sa sœur et la quittant pour s’en aller à matines ; et cette vie régulière et cachée, racontée pour la première fois par Floquet, cette vie devenue de l’inconnu par l’éloignement et par le temps, cette pénombre au fond de la gloire, cette brune draperie tirée contre le jour, qui tombe toujours plus fort par la fenêtre de cette cellule, tout cela nous prend au cœur et nous fait entrevoir un Bossuet inattendu et touchant.

502. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Ernest Hello »

III À son originalité dans la conception de son livre qui tient à ses idées premières, aux assises mêmes de son esprit, et qu’il met audacieusement, pour la première fois, sous cette forme difficile du conte, pour les faire mieux briller sous cette forme vivante, comme on retourne et l’on fait jouer un diamant à la lumière du jour pour l’épuiser de tous ses feux, Ernest Hello ajoute aujourd’hui une originalité qui n’est plus celle de ses idées, mais de leur expression et de la vie spéciale qu’il sait leur donner, et il obtient ce résultat superbe que l’exécution de l’artiste vaut la conception du penseur ! […] Néron, qui se vautrait, à plat ventre nu, sur des monceaux d’or comme sur des monceaux de chair vivante, et qui s’y pâmait de volupté, n’est qu’un Onan sordide, dans des frénésies d’écolier.

503. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Maurice de Guérin »

Assurément, en tant qu’on ne devait pas nous le montrer plus vivant que cela, plus caractérisé, plus vrai, plus ressemblant, plus pénétré, la publication des Reliquiæ suffisait. […] Les Études de Bernardin avaient été le vase vivant dans lequel il avait commencé de boire le lait des tendresses humaines pour la Nature… Mais, comme l’enfant grandi, qui a essuyé sa ronde bouche rose du lait maternel et qui n’a plus là que son propre souffle à lui, sa virginale haleine, Guérin ne fut plus que Guérin, et il ne resta pas dans les flots de sa chevelure ambroisienne, livrée à tous les vents de ses paysages, une seule des fleurs tombées de ce lilas de Bernardin sous lequel il s’était une minute assis.

504. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Gogol. » pp. 367-380

Or, comme l’administration, selon Gogol, est des plus vicieuses en Russie et que les révisions des listes du fisc se font à des intervalles éloignés, il se trouve souvent que les propriétaires auxquels il meurt des âmes sur leurs terres sont obligés de continuer à payer la redevance en question comme si ces âmes étaient vivantes. […] ce sont ces âmes, mortes en réalité, mais vivantes sur les registres du fisc, que Tchitchikoff (l’impudent héros de Gogol) achète à qui veut les lui vendre, dans un but facile à comprendre.

505. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXIV. Siècles de barbarie. Renaissance des lettres. Éloges composés en latin moderne, dans le seizième et le dix-septième siècles. »

Les panégyriques parurent en foule, et de son vivant et après sa mort. […] On sait que de son vivant même elle trouva des censeurs ; les femmes, en France, lui reprochèrent de n’avoir point les manières et les agréments de son sexe ; les protestants, d’avoir changé de religion ; les politiques, d’avoir quitté un trône ; tous ceux qui avaient quelque humanité, d’avoir pu croire que sa qualité de reine pût autoriser un assassinat : mais elle fut l’objet éternel des hommages des savants et des gens de lettres.

506. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXXIV. Des panégyriques depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu’en 1748 ; d’un éloge funèbre des officiers morts dans la guerre de 1741. »

« Mon cœur rempli de toi, dit-il, a cherché cette consolation, sans prévoir comment ce discours sera reçu par la malignité humaine, qui, à la vérité, épargne d’ordinaire les morts, mais qui quelquefois aussi insulte à leurs cendres, quand c’est un prétexte de plus de déchirer les vivants. » Cet éloge funèbre doit être mis au rang des ouvrages éloquents de notre langue. […] Toute la fin respire le charme de l’amitié, et porte l’impression de cette mélancolie douce et tendre, qui quelquefois accompagne le génie, et qu’on retrouve en soi-même avec plaisir, soit dans ces moments, qui ne sont que trop communs, où l’on a à se plaindre de l’injustice des hommes ; soit lorsque blessée dans l’intérêt le plus cher, celui de l’amitié ou de l’amour, l’âme fuit dans la solitude pour aller vivre et converser avec elle-même ; soit quand la maladie et la langueur attaquant des organes faibles et délicats, mettent une espèce de voile entre nous et la nature ; ou lorsqu’après avoir perdu des personnes que l’on aimait, plein de la tendre émotion de sa douleur, on jette un regard languissant sur le monde, qui nous paraît alors désert, parce que, pour l’âme sensible, il n’y a d’êtres vivants que ceux qui lui répondent.

507. (1873) Molière, sa vie et ses œuvres pp. 1-196

Suprême qualité, en outre : elle est essentiellement moderne, cette pièce vivante, et pour ainsi dire contemporaine. […] Tout cela est vivant. […] Placez le portrait de Molière dans un tel milieu, et vous aurez Molière vivant, redivivus. […] Le regard est brûlant, le visage singulièrement vivant et beau. […] Sa parole, nette et vivante, n’a jamais les profondeurs immenses du Monologue inoubliable.

508. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon » pp. 423-461

Ce n’est pas à dire qu’on n’ait pas eu avant lui de très belles formes de mémoires et très variées : il serait le premier à protester contre une injustice qui diminuerait ses devanciers, lui qui s’est inspiré d’eux, il le déclare, et de leur exemple, pour y puiser le goût de l’histoire, de l’histoire animée et vivante. […] On a cité comme une singularité et un prodige, dans un livre imprimé du vivant même du père92, qu’il ait eu cet enfant à l’âge de soixante-douze ans ; il n’en avait en réalité que soixante-huit. […] ici l’on va plus sûrement ; si l’on a le don d’observation et la faculté dont j’ai parlé, on va loin, on pénètre ; et si à ce premier don d’observer se joint un talent pour le moins égal d’exprimer et de peindre, on fait des tableaux, des tableaux vivants et par conséquent vrais, qui donnent la sensation, l’illusion de la chose même, qui remettent en présence d’une nature humaine et d’une société en action qu’on croyait évanouie. […] Une telle nature de grand écrivain posthume 95 ne laissait pas de transpirer de son vivant ; elle s’échappait par éclat ; il avait ses détentes, et l’on conçoit très bien que Louis XIV, à qui il se plaignait un jour des mauvais propos de ses, ennemis, lui ait répondu : « Mais aussi, monsieur, c’est que vous parlez et que vous blâmez, voilà ce qui fait qu’on parle contre vous. » Et un autre jour : « Mais il faut tenir votre langue. » Cependant, le secret auteur de Mémoires gagnait à ces contretemps de la fortune. […] Ma curiosité, indépendamment d’autres raisons, y trouvoit fort son compte ; et il faut avouer que, personnage ou nul, ce n’est que de cette sorte de nourriture que l’on vit dans les cours, sans laquelle on n’y fait que languir. » L’ambitieux pourtant ne laissait pas sa part d’espérances : il était jeune ; le roi était vieux ; Louis XIV vivant, il n’y avait rien à faire ; mais après lui le champ était ouvert et prêtait aux perspectives.

509. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIIIe entretien. Littérature latine. Horace (2e partie) » pp. 411-480

Vicovaro ; le torrent de la Digentia qui écume encore sous les chênes disséminés au fond de la vallée d’Ustica ; le site parsemé de débris de briques de la maison rurale du poète ; Rocca-Giovanni qui s’élève avec ses ruines de forteresse féodale comme une sentinelle à l’ouverture de la vallée ; la plaine de Mandéla fumante çà et là au soleil ; des feux d’herbes sèches allumés et oubliés par les bergers ; la grotte des nymphes au bord de laquelle rêve le poète endormi dont on voit danser les songes sous la figure des femmes qu’il aima ; la fontaine de Blandusie en Calabre, qui a changé tant de fois de nom depuis Horace, et à laquelle un vers du lyrique rend éternellement son premier nom ; la barque pleine de musique et pavoisée de voiles qui portait Mécène, Horace et leurs amis pendant le voyage de Brindes ; la treille de Tibur entre deux colonnes à l’ombre desquelles le nonchalant ami de Mécène écrit une strophe entre deux sommeils ; l’entretien du maître d’Ustica avec son métayer, au milieu de ses troupeaux de chèvres ; Horace, ses tablettes sur ses genoux dans sa bibliothèque de Tibur, écrivant au milieu de ses rouleaux de livres grecs les préceptes de son épître aux Pisons, chacun de ces tableaux est une évocation vivante d’un passé de deux mille ans, mais auquel ces deux mille ans n’ont enlevé ni un rocher, ni une source, ni un arbre aux paysages, ni un vers au génie aimable du poète. […] Après ce sacrilège du feu enlevé aux demeures célestes, les fléaux vengeurs, de nouvelles fièvres et des maigreurs décharnées, furent infligés à la terre ; la mort, jusque-là tardive, précipita ses pas contre les vivants : c’est ainsi que, sur des ailes refusées à l’homme par les dieux, Dédale osa tenter le vide des airs, le bras d’Hercule força les portes de l’Achéron. […] « C’est l’heure de ceindre, d’enlacer à nos cheveux ou le myrte vert ou les fleurs nouvelles que la terre attiédie fait éclore. » Puis, tout à coup, passant sans transition de ces images de toutes les choses renaissantes qui convient les sens à jouir à la pensée de la mort qui commande aux vivants de se hâter de vivre : « La pâle Mort, s’écrie-t-il dans un vers d’un accent aussi funèbre qu’inattendu, la pâle Mort secoue d’un pied indifférent la porte de la cabane du pauvre ou des tours des palais des rois ; là, heureux Sextius, la brièveté de la vie nous interdit de concevoir les longues espérances. […] vous êtes mes protectrices, soit quand je gravis les rocs escarpés de ma Sabine, soit que la froide température de Præneste, ou les hauteurs de Tibur, ou les vagues onduleuses qui baignent Baïa, m’appellent dans leurs divers séjours ; ainsi de vos fontaines et de vos mélodieux murmures : c’est par vous et pour vous que la défaite et la déroute de Philippes m’ont laissé vivant ! […] Là il se souvint de son heureuse enfance, et il versa des larmes de tendresse sur tous ces souvenirs vivants, qu’il voulait revoir une dernière fois.

510. (1870) La science et la conscience « Chapitre III : L’histoire »

Toujours plus ou moins épique et dramatique, elle est une source inépuisable d’émotion et de plaisir ; elle est l’école de toutes les grandes et fortes vertus, un enseignement vivant d’héroïsme, de patriotisme, de civisme, de stoïcisme. […] Histoire matériellement incomplète, de brusque allure, d’accent passionné, tant qu’on voudra, mais histoire vivante, s’il en fut ! […] L’histoire n’est qu’une logique concrète et vivante qui va d’idée en idée, d’évolution en évolution, passant par toutes les phases du procès dialectique, sans trouver d’obstacle à son développement nécessaire dans l’initiative plus apparente que réelle des volontés et des passions individuelles. […] Républiques, empires, monarchies, aristocraties, démocraties, liberté et despotisme, civilisation et barbarie, ordre et anarchie, vertus et vices, la dialectique vivante de l’idée fait son chemin à travers toutes les ruines où disparaissaient successivement ces choses, au grand profit de la civilisation universelle37. […] Michelet est un vivant enseignement de la justice.

511. (1913) Les idées et les hommes. Première série pp. -368

Non : l’esthétique de Flaubert est vivante ; et lui, parmi les romanciers de génie, l’un de ceux qui ont saisi et mis dans leurs ouvrages le plus de réalité, intellectuelle et physique, vivante elle-même. […] C’est ainsi qu’un système est vivant. […] Il se replie sur lui-même et, au fond de lui, comme dans une tombe vivante qui serait lui, trouve ses morts. […] Il faut passer, du point vivant, à la série morte, où il nous semble nécessaire, avant tout, de n’être pas dépaysés. […] — un vivant récit.

512. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — F — Frémine, Charles (1841-1906) »

Camille de Sainte-Croix Charles Frémine publie un recueil de poésies : Floréal, Chanson d’été, Bouquet d’automne, où son heureuse et libre nature s’épanche en vivantes confidences, exhalant une inlassable tendresse pour tous les francs esprits de nature, à la ville et aux champs.

513. (1911) Psychologie de l’invention (2e éd.) pp. 1-184

Comment une sélection analogue à celle des éleveurs pouvait-elle s’effectuer sur des organismes vivants à l’état de nature ? […] Par conséquent il ne faut pas se représenter le développement de l’invention comme complètement analogue au développement du germe vivant dans une espèce fixée. […] Et c’est l’instinct et la routine qui dominent dans l’évolution du jeune vivant, tandis que l’invention tient une place bien plus importante dans l’évolution de l’invention même. […] L’œuvre n’est pas contenue dans le germe, même en puissance, de la même façon qu’un être vivant est impliqué, si je puis dire, par son œuf, un chêne par le gland. […] Le système vivant profite de ce qu’il rencontre, mais peut se laisser engager en bien des directions différentes et même opposées.

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