/ 3191
566. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Histoire de Louvois par M. Camille Rousset. Victor-Amédée, duc de Savoie. (suite et fin.) »

« Ce prince, disait dès lors un bon observateur, est naturellement caché et secret ; quelque soin qu’on prenne de pénétrer ses véritables sentiments, on les connaît difficilement, et j’ai remarqué qu’il fait des amitiés à des gens pour qui je sais qu’il a de l’aversion… Je suis fort trompé si Madame Royale elle-même doit faire beaucoup de fondement sur sa tendresse et sur sa déférence, quand il sera le maître. Comme il est dans un âge où il n’a point encore acquis tout le pouvoir sur lui qu’il aura sans doute avec le temps, il lui échappe quelquefois de dire de certaines choses dont Madame Royale est informée, par le soin qu’on a de veiller continuellement sur ses actions et sur ses paroles… Ce qui doit augmenter l’inquiétude de Madame Royale, c’est qu’on voit que M. le duc de Savoie est vif, impatient et sensible, et que, dans les premières années de sa régence, elle l’a traité avec une sévérité dont à peine elle s’est relâchée depuis quelques mois… » Le jeune prince en était dès lors à éprouver pour sa mère un sentiment de répulsion et presque d’aversion. […] Louvois, mieux avisé, en présence de ce naturel fermé de si bonne heure et de cette précoce dissimulation du jeune duc, et quand on lui parlait des variations de physionomie et de sentiments qu’il laissait apercevoir pour ce mariage de Portugal, écrivait à son agent : « Je crains également le chagrin et la gaieté de M. le duc de Savoie. » Le jeune prince, une fois majeur, n’eut plus qu’une pensée : prendre le pouvoir, mais aussi cacher ses desseins. […] Il me témoigne souvent, par des termes assez choisis, les sentiments respectueux et la reconnaissance qu’il a des bontés que Sa Majesté a pour lui. » Tant que l’ambassadeur Cadaval fut à Turin, le jeune duc semblait aller de mal en pis. […] L’oppression, la contrainte, le sentiment de sa faiblesse joint à la conscience de ce qu’il était et à l’orgueil de sa royale nature, avaient produit dans cetteâme adolescente des replis de l’âme avancée d’un Louis XI ou d’un Tibère.

567. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire de la Grèce, par M. Grote »

Je décris les temps plus anciens séparément, tels qu’ils ont été conçus par la foi et par le sentiment des premiers Grecs, et tels qu’ils sont connus seulement au moyen de leurs légendes, sans me permettre de mesurer la quantité, grande ou petite, d’éléments historiques que ces légendes peuvent renfermer. […] Pourtant le sentiment individuel, bien que très en peine et comme chassé de poste en poste, résista ; il y eut de vives protestations en sens contraire et en faveur d’une certaine unité préexistante. […] Il y avait quelque chose de vrai dans ce sentiment intime, dans cette résistance de la conscience littéraire. […] J’étais accoutumé à considérer comme un ensemble chacun des poëmes d’Homère, et je les voyais là séparés et dispersés, et, tandis que mon esprit se prêtait à cette idée, un sentiment traditionnel ramenait tout sur-le-champ à un point unique ; une certaine complaisance que nous inspirent toutes les productions vraiment poétiques me faisait passer avec bienveillance sur les lacunes, les différences et les défauts qui m’étaient révélés. » Mais n’était-ce qu’une illusion et une complaisance de sentiment, comme Gœthe paraît le croire ? […] Vieil Homère, grâce à ces explications et à ces compromis du bon sens, du sentiment et de la science, nous ne t’avons pas tout à fait perdu ; tu n’as pas péri, tu n’as été qu’éclipsé et un peu divisé, ô noble demi-dieu !

568. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE SOUZA » pp. 42-61

La société moderne, lorsqu’elle sera un peu mieux assise et débrouillée, devra avoir aussi son calme, ses coins de fraîcheur et de mystère, ses abris propices aux sentiments perfectionnés, quelques forêts un peu antiques, quelques sources ignorées encore. […] Les grâces discrètes reviendront peut-être à la longue, et avec une physionomie qui sera appropriée à leurs nouveaux alentours ; je le veux croire : mais, tout en espérant au mieux, ce ne sera pas demain sans doute que se recomposeront leurs sentiments et leur langage. […] Il y a un bien admirable sentiment entrevu, lorsque étant allée dans le parc respirer l’air frais d’une matinée d’automne, tenant entre ses bras le petit Victor, l’enfant de sa sœur, qui, attaché à son cou, s’approche de son visage pour éviter le froid, elle sent de vagues tendresses de mère passer dans son cœur : et le comte Ladislas la rencontre au même moment. […] L’auteur de Cinq-Mars a su seul de nos jours concilier (bien qu’imparfaitement encore) la vérité des peintures d’une époque avec l’émotion d’un sentiment romanesque. […] On lit des détails assez particuliers sur la vie et les sentiments de Mme de Flahaut à cette époque dans le Mémorial de l’Américain Gouverneur Morris qui arriva à Paris en février 1789 et ne tarda pas à être présenté chez elle (Voir, au tome I de l’édition française, les pages 236, 241, 249, 257, ne pas oublier la page 250).

569. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre II. L’époque romantique — Chapitre IV. L’Histoire »

Thierry en 1827, une histoire de France qui reproduise avec fidélité les idées, les sentiments, les mœurs des hommes qui nous ont transmis le nom que nous portons, et dont la destinée a préparé la nôtre ?  […] Dans une seconde partie, plus originale et plus profonde encore, Tocqueville nous découvre l’influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel, sur l’état moral et sentimental, sur les mœurs, et la réaction des idées, des sentiments et des mœurs sur le régime politique. […] Il explique l’influence de la littérature et de l’irréligion sur la Révolution, et la prédominance du sentiment de l’égalité sur la passion de la liberté. […] Michelet assiste, avec une pitié immense, à la naissance du sentiment de la patrie dans l’âme obscure des masses populaires, pendant l’horrible guerre de Cent Ans ; il voit éclore ce sentiment dans la dévotion chrétienne et monarchique, il le voit s’incarner dans la douce voyante qui sauve la France, dans Jeanne d’Arc ; et jamais la pieuse fille n’a été mieux comprise que par ce féroce anticlérical. […] La nature, si dure et si immorale au sentiment de beaucoup de nos contemporains, est pour Michelet une inépuisable source de joie, de force et de foi : il y renouvelle sa vie morale.

570. (1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. » pp. 432-452

Il y a eu là un Chateaubriand primitif, et, selon moi, le plus vrai en sentiment comme en style, un Chateaubriand d’avant Fontanes, mais qui offre, avec des beautés uniques, les plus étranges disparates et un luxe de sève, une extravagance de végétation qu’on ne sait comment qualifier. […] La seule chose que je veuille ici conclure, c’est que ces contradictions de sentiments déplaisent et déroutent. […] Ce qu’il a fait là littérairement, il l’a dû faire presque partout pour ces époques anciennes ; il a substitué plus ou moins les sentiments qu’il se donnait dans le moment où il écrivait, à ceux qu’il avait réellement au moment qu’il raconte. […] Ainsi, dans sa vue rétrospective de la première Révolution et dans les portraits qu’il trace des hommes de 89, il parle non d’après ce qu’il a vu et senti alors, mais d’après ses sentiments au moment de la rédaction. Et ce ne sont pas seulement les jugements et les sentiments qu’il modifie.

571. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Balzac. » pp. 443-463

Je tâcherai de le faire à l’égard de M. de Balzac, avec un sentiment dégagé de tout ressouvenir personnel31, et dans une mesure où la critique seulement se réserve quelques droits. […] Il y croyait, et ce sentiment d’une ambition, du moins élevée, lui a fait tirer de son organisation forte et féconde tout ce qu’elle contenait de ressources et de productions en tout genre. […] J’aime de son style, dans les parties délicates, cette efflorescence (je ne sais pas trouver un autre mot) par laquelle il donne à tout le sentiment de la vie et fait frissonner la page elle-même. […] Ce sentiment-là le soutenait et l’enflammait dans le labeur. […] Le sentiment de l’artiste ne doit porter que là-dessus, tout le reste est faux.

572. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Œuvres de Frédéric le Grand (1846-1853). — II. (Fin.) » pp. 476-495

Nous ne sommes plus ici à la hauteur où M. de Suhm nous a portés ; nous n’avons plus affaire à un métaphysicien, homme du monde, homme d’affaires, et à la fois resté plein d’enthousiasme, de l’esprit le plus vif uni avec l’ingénuité du sentiment. […] D’Argens, dans je ne sais quel de ses ouvrages, avait fait des réflexions critiques sur l’amitié, et avait voulu prouver qu’on peut s’en passer et être heureux : Je ne suis malheureusement point de votre sentiment sur l’amitié, lui répond Frédéric (31 août 1745) : je pense qu’un véritable ami est un don du ciel. […] Les sentiments d’amitié dont Frédéric était si capable se trouvent épars encore dans beaucoup de ses correspondances ; ce n’est pourtant ni dans celle avec Algarotti, ni dans celle avec d’Argens, qu’il les faut chercher. […] Dans cette disette réelle, ayant essayé vainement d’amener d’Alembert, il y eut un seul homme qui lui fut d’une cordiale ressource pendant de longues années encore, et qui continua de lui procurer le sentiment et l’exercice de cette amitié à laquelle il était destiné par la nature : je veux parler de Milord Maréchal, le noble Écossais, le frère du brave maréchal Keith, tué au service du roi, et le protecteur de Jean-Jacques dans la principauté de Neuchâtel. […] À défaut de la religion ou de la poésie, dont on lui voudrait quelque lueur, tel est du moins le sentiment sociable et amical encore qui préoccupe Frédéric jusque dans les horreurs de cette lutte prolongée.

573. (1889) Émile Augier (dossier nécrologique du Gaulois) pp. 1-2

Ils ont des sentiments cossus et des vices riches. […] Qu’il se fâche ou qu’il sourie, qu’il fouaille ou caresse, il cherchera et trouvera le mot juste qui traduit avec le plus de relief, mais aussi avec le plus d’exactitude, le sentiment qu’il veut exprimer. […] On éprouvait un sentiment analogue à celui qui plisserait en un sourire sceptique le coin des lèvres des baigneuses de Trouville, auxquelles on ferait part des pudeurs de Virginie, préférant la mort par immersion à la souillure des mains d’un matelot, se dévouant pour l’arracher aux flots et la rendre à Paul. […] Sentiments religieux d’Augier. […] Comme nous le rapportons un peu plus loin, lorsqu’il se maria, en 1873, il se confessa dans les sentiments les plus chrétiens.

574. (1911) Jugements de valeur et jugements de réalité

Comment un état de sentiment peut-il être indépendant du sujet qui l’éprouve ? […] Il n’est pas d’être, si humble soit-il, pas d’objet vulgaire qui, à un moment donné de l’histoire, n’ait inspiré des sentiments de respect religieux. […] Chaque groupe humain, à chaque moment de son histoire, a, pour la dignité humaine, un sentiment de respect d’une intensité donnée. C’est ce sentiment, variable suivant les peuples et les époques, qui est à la racine de l’idéal moral des sociétés contemporaines. […] Les sentiments qui naissent et se développent au sein des groupes ont une énergie à laquelle n’atteignent pas les sentiments purement individuels.

575. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « J. de Maistre » pp. 81-108

C’est la notion de l’unité, je n’en doute pas, qui le fit rationnellement et scientifiquement catholique, quand l’heure eut sonné dans sa vie de le devenir ainsi, après l’avoir été d’abord d’éducation, de sentiment et de foi. […] Je ne parle point de ses sentiments. […] VII Voilà pourtant à quoi se bornent, en vérité, les cruautés du comte de Maistre, de cet esprit sublime et aimable dont les idées et les sentiments s’accordaient comme les cordes de la lyre, qui avait le cœur de son esprit autant que les sentiments de son cœur. […] Il est vrai que, depuis ses lettres à sa fille, le bourreau de sentiment n’a plus été visible. […] Sans argent, dans la société la plus fastueuse, il écrivait, avec la légèreté qu’ont les grands cœurs dans la misère : « Qu’est-ce que le sentiment fait au prix des choses !

576. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « M. de Rémusat (passé et présent, mélanges) »

Quelquefois c’est une romance plaintive qui s’échappe, ou bien quelque élégie inspirée par le sentiment, et qui me rappelle sans trop d’infériorité la belle pièce de Parny sur l’ absence . […] C’était à la fois instinct d’un goût délicat, ennemi du commun, et sentiment d’un esprit équitable, qui lient compte des choses. […] L’homme d’esprit et l’homme du monde gardaient encore à vue le théoricien, et le sentiment du réel ne l’abandonnait pas. […] Mais l’exemple n’en a que plus de valeur ; ce qui a pu exciter dans un esprit naturellement distingué tant d’idées saines, tant de sentiments nobles, ne manquera pas, à coup sûr, de les propager dans un grand nombre d’autres esprits. […] Thiers à M. de Rémusat, indépendamment du seul esprit, il y avait encore un sentiment public élevé, une chaleur de bonne intelligence politique qui s’y joignait et qui scella le lien.

577. (1896) Écrivains étrangers. Première série

Il a analysé l’amour, l’amitié, les sentiments esthétiques. […] Mes sentiments, sur cette œuvre sont si mélangés, que je ne puis me résoudre à la juger dans l’ensemble. […] Dans les lettres qu’il écrivait, nul moyen de deviner s’il mettait quelque chose, de ses sentiments intérieurs. […] Pater ont, malgré toute leur science, prêté à des personnages anciens des sentiments modernes ? […] Il n’y a point même d’analyse des sentiments, comme dans nos tragédies ou dans les romans : les personnages expriment d’un bout à l’autre de la pièce les mêmes sentiments, et des sentiments en quelque sorte trop simples, rétrécis, figés, privés de toute vie.

578. (1902) Propos littéraires. Première série

Seulement il élève les hommes à un sentiment désintéressé, le seul qui soit désintéressé, et il les réunit dans un sentiment désintéressé, le seul qui soit désintéressé. […] Car ici les sentiments qui se combattent se renfoncent l’un l’autre en se combattant. […] Il n’exprimera que des sentiments, pour en exciter ? […] Mais quels sentiments exprimera-t-il, excitera-t-il ? De bons sentiments seulement, répond M. 

579. (1884) Cours de philosophie fait au Lycée de Sens en 1883-1884

Le troisième caractère de ces sentiments est la relativité. […] Platon rejette le sentiment domestique et ne connaissant pas l’amour de l’humanité fait tout du patriotisme. […] Lorsqu’on sent le beau vivement, ne cherche-t-on pas quelqu’un à qui faire partager ce sentiment ? […] Si l’amateur cherche à collectionner les tableaux, il obéit à un sentiment qui n’a rien d’esthétique. […] Les personnages ont un, ou deux sentiments tout en énergie, mais sans variété.

/ 3191