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50. (1892) Boileau « Chapitre IV. La critique de Boileau (Suite). Les théories de l’« Art poétique » » pp. 89-120

De l’imagination pas un mot, ou, s’il y pense, ce n’est que pour l’emmailloter de préceptes, à la rendre incapable de bouger. […] Mais alors que doit penser Boileau de sa propre poésie, dont la caractéristique est précisément d’exprimer avec vigueur des choses particulières dans leur particularité même ? […] Mais Boileau, sur ce point, ne pense pas autrement que ses contemporains : et ces contemporains, qui ne sont pas suspects de s’être reposés dans la banalité, c’est Corneille et Racine, c’est Descartes, Bossuet, La Fontaine, c’est La Bruyère, c’est Pascal ; tous ont écrit ou agi comme s’ils pensaient que la nouveauté n’est pas une condition nécessaire de l’originalité. […] Le poète, qui se proposerait de ne rien penser qu’on ait pensé avant lui, s’exposerait à marcher contre la raison et loin de la nature : il ferait des vers « monstrueux ». […] Il n’y pense même pas ; et l’épopée qu’il définit, ce roman mythologique, allégorique et moral, n’a rien de commun avec l’Iliade ni l’Énéide.

51. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame de Lambert et madame Necker. » pp. 217-239

Cette historiette de Tallemant donne fort à penser (pour tout dire) sur les droits du bonhomme Courcelles à la paternité réelle, et il ne serait pas sûr ici d’aller conclure trop vite du père à l’enfant, quand même il y paraîtrait plus de ressemblance. […] C’est souvent bien pensé, mais c’est encore mieux dit. […] On ne saurait mieux dire, ni penser plus dignement. […] Elle veut qu’elle aussi, pour être heureuse, elle apprenne à penser sainement, à penser différemment du peuple sur ce qui s’appelle morale et bonheur de la vie : « J’appelle peuple, ajoute-t-elle, tout ce qui pense bassement et communément : la Cour en est remplie. » Ces réflexions philosophiques, qui, plus tard, passeront aisément à la déclamation et à l’excès, percent déjà à l’état d’analyse très distincte chez Mme de Lambert. […] Elle veut qu’une femme sache penser.

52. (1694) Des ouvrages de l’esprit

Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. […] Il faut chercher seulement à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments ; c’est une trop grande entreprise. […] L’un ne pensait pas assez pour goûter un auteur qui pense beaucoup ; l’autre pense trop subtilement pour s’accommoder de pensées qui sont naturelles. […] Il y a des esprits, si je l’ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent faits, que pour être le recueil, le registre, ou le magasin de toutes les productions des autres génies : ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs ; ils ne pensent point, ils disent ce que les auteurs ont pensé ; et comme le choix des pensées est invention, ils l’ont mauvais, peu juste, et qui les détermine plutôt à rapporter beaucoup de choses : que d’excellentes choses ; ils n’ont rien d’original et qui soit à eux ; ils ne savent que ce qu’ils ont appris, et ils n’apprennent que ce que tout le monde veut bien ignorer, une science aride, dénuée d’agrément et d’utilité, qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors de commerce, semblable à une monnaie qui n’a point de cours : on est tout à la fois étonné de leur lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. […] Horace ou Despréaux l’a dit avant vous, je le crois sur votre parole ; mais je l’ai dit comme mien, ne puis-je pas penser après eux une chose vraie, et que d’autres encore penseront après moi ?

53. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre IV : La philosophie — I. La métaphysique spiritualiste au xixe  siècle — Chapitre III : Le présent et l’avenir du spiritualisme »

Les uns pensent qu’il n’y a pas de christianisme sans un dogme chrétien : c’est ce qu’on appelle le protestantisme orthodoxe ; les autres pensent que le christianisme consiste dans l’esprit et dans le sentiment chrétien et non dans un dogme déterminé : c’est le protestantisme libéral. […] Ils voudraient ne rien sacrifier de ce qu’ils ont pensé jusqu’ici et y ajouter quelque chose ; ils cherchent à résoudre le problème que la société elle-même poursuit depuis quatre-vingts ans, perfectionner sans détruire, conserver en transformant. […] Comme eux, nous croyons à Dieu et à l’âme ; mais pour eux la liberté de penser est un crime, pour nous c’est le droit et la vie, et nous aimons mieux l’erreur librement cherchée que la vérité servilement adoptée. […] Nous sommes donc aussi peu disposés que personne à transiger avec ces folies, et nous ne pensons pas que la philosophie se soit affranchie de la Sorbonne pour se soumettre au joug de telle ou telle école. […] Les métaphysiciens qui ne sont préoccupés que de la distinction des choses sont semblables aux politiques qui ne pensent qu’à la séparation des pouvoirs.

54. (1856) Cours familier de littérature. I « IIe entretien » pp. 81-97

La parole contenue dans la première langue a dû être révélée divinement à l’homme le jour où l’âme a pensé, c’est-à-dire le jour où elle a été créée avec la faculté d’avoir des sensations, de produire et de combiner des idées, d’avoir conscience de son existence et des choses existantes en elle et hors d’elle. […] Parce qu’il pense. Et pourquoi pense-t-il ? […] Mais laissez-lui à la fois cette enveloppe matérielle des sens qui le dégrade, et cette pensée parlée qui le divinise, ce n’est plus ni un vermisseau ni un Dieu, c’est un homme, c’est-à-dire un être complexe et énigmatique, qui fait pitié quand on le regarde ramper, qui fait envie et gloire quand on le regarde penser. […] Des peuples nouveaux recommencent à penser, à parler, à écrire des choses dignes de mémoire.

55. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [1] Rapport pp. -218

Il dit une seconde fois penser, aimer, admirer, vivre, comme on avait pensé, aimé, admiré, vécu. […] Que cela est justement pensé ! […] Reproche moins mérité qu’on ne pense. […] Je pense que j’en entrevois la double raison. […] Je pense que je démêle d’où cette erreur est née.

56. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « De l’état de la France sous Louis XV (1757-1758). » pp. 23-43

Croirait-on qu’en apprenant ce malheur, on n’ait pensé à Versailles qu’à ce pauvre général qui s’était laissé battre : « On n’a vu à la Cour dans la bataille perdue que M. de Soubise, et point l’État. […] Quand je saurai ce que le roi pense de cette idée, que je n’ai pas trouvée dans ma façon de penser, mais que le bon sens, la raison et la nécessité me présentent, je vous la détaillerai. […] On est sur le point de faire banqueroute, en ce mois d’avril, pour 12 millions de lettres de change de la Marine « qui ont pensé être protestées ». […] Cette ouverture n’était pas un leurre, et Bernis pensait ce qu’il disait. […] Vous avez du nerf, et vous en donnerez plus que moi, parce que vous ne ferez peur qu’au bout d’un certain temps ; car vous méritez bien d’en faire autant qu’un autre ; mais du moins vous n’en ferez pas à vos amis, et je pense que notre union à tous trois n’en sera que plus forte, plus douce et plus solide.

57. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Saint-Évremond et Ninon. » pp. 170-191

Elle réfléchissait dans un âge et dans un train de vie où à peine les autres sont capables de penser, et elle, qui resta jeune si longtemps par l’esprit, elle se trouva mûre par là aussi avant l’âge. […] Ninon regrette son ami et le voudrait près d’elle : « J’aurais souhaité de passer ce qui me reste de vie avec vous : si vous aviez pensé comme moi, vous seriez ici. » À cette date, en effet, il ne tenait qu’à Saint-Évremond de rentrer dans sa patrie. […] Ninon essaie de le consoler par une lettre sentie et sensée qu’elle ne peut s’empêcher de terminer par ces mots : « Si l’on pouvait penser comme Mme de Chevreuse, qui croyait en mourant qu’elle allait causer avec tous ses amis en l’autre monde, il serait doux de le penser. » En parcourant ces pages, on se prend à désirer entre ces deux vieillards aimables un ressort, un mobile de plus, ne fût-ce qu’une illusion. […] Comme il faut pourtant toujours un motif plus ou moins, prochain et une récompense, à défaut de la postérité les deux amis se donnent des louanges et des compliments d’une lettre à l’autre : Plût à Dieu que vous pussiez penser de moi ce que vous dites ! […] Ce n’est pas assez d’être sage, il faut plaire ; et je vois bien que vous plairez toujours tant que vous penserez comme vous pensez.

58. (1907) L’évolution créatrice « Chapitre IV. Le mécanisme cinématographique de la pensée  et l’illusion mécanistique. »

Disons simplement que nous le pensons « inexistant ». […] Dès lors, qu’est-ce que penser l’objet A inexistant ? […] Penser l’objet A inexistant, c’est penser l’objet d’abord, et par conséquent le penser existant ; c’est ensuite penser qu’une autre réalité, avec laquelle il est incompatible, le supplante. […] C’est pourquoi nous pensons à l’expulsion plutôt qu’à la cause qui expulse. […] Nous sommes faits pour agir autant et plus que pour penser ; — ou plutôt, quand nous suivons le mouvement de notre nature, c’est pour agir que nous pensons.

59. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre troisième »

On y pense d’abord aux faits, puis au récit ; à la matière, puis à l’art. […] Descartes avait dit : « Je pense, donc je suis. » Buffon dit à son tour : « Je pense, donc je sais. » Il est plus certain de ce qu’il pense que de ce que d’autres ont vu. […] Ainsi le pensait Perrault, et, après lui, Lamotte-Houdard, pour Homère. […] S’il y a pensé, comme toutes ses pages le disent, il était trop modeste pour en annoncer le dessein. […] Le neuf, le pensé, l’avaient fait oublier.

60. (1896) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Sixième série « La Tolérance »

On vous honore, on se préoccupe de ce que vous pensez. […] Or, les gens qui lisent mal m’ont accusé de ne pas savoir ce que je pense, même quand il s’agit d’un vaudeville. […] Enfin, quand je saurais (et je le sais peut-être) ce que je pense sur les sujets les plus importants, j’aurais encore la crainte de ne pas m’y rencontrer pleinement avec vous tous et, d’aventure, de déplaire à une partie de mes hôtes, ce qui serait mal. […] Prenez-y garde, notre premier mouvement, et même le second, est de haïr quiconque ne pense pas comme nous. […] L’important, pour arriver à s’entendre, c’est de penser sincèrement tout cela, de n’être pas des hypocrites, d’être d’abord de braves gens, des hommes de bonne volonté.

61. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Léon Bloy »

Désormais, qui pensera au héros pensera forcément à l’historien qui l’a raconté. […] Mais il a pensé sur ce sujet, en son propre et privé nom, avec une profondeur et une énergie nouvelles. […] Polémiste de tempérament, fait pour toutes les luttes, tous les combats, toutes les mêlées, et sentant cette vocation pour la guerre bouillonner en lui comme bouillonne cette sorte de vocation dans les âmes, quand elle y est, il a de bonne heure demandé instamment à ceux qui semblaient penser comme lui sa place sur leurs champs de bataille, mais ils lui ont toujours fermé l’entrée de leur camp. […] Cette partie dogmatique du livre de Léon Bloy est réellement de l’histoire sacrée, comme aurait pu la concevoir et l’écrire le génie même de Pascal, s’il avait pensé à regarder dans la vie de Christophe Colomb et à expliquer la prodigieuse intervention, dans les choses humaines, de ce Révélateur du Globe, qu’on pourrait appeler, après le Rédempteur Divin, le second rédempteur de l’humanité !

62. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La Margrave de Bareith Sa correspondance avec Frédéric — II » pp. 414-431

J’ai cru qu’étant roi, disait Frédéric, il me convenait de penser en souverain, et j’ai pris pour principe que la réputation d’un prince devait lui être plus chère que la vie. » Elle épouse donc complètement ses intérêts et sa destinée. […] Vous pourriez aisément, dans la conversation, savoir ce qu’en pense l’homme instruit dont j’ai l’honneur de vous parler. […] C’est le changement subit de la fortune pour les deux partis : ce changement peut se renouveler lorsqu’on y pensera le moins. […] toute malade et infirme que vous êtes, vous pensez à tous les embarras où je me trouve ! […] Pensez plutôt, pensez-le et persuadez-vous-le bien, que sans vous il n’est plus de bonheur pour moi dans la vie, que de vos jours dépendent les miens, et qu’il dépend de vous d’abréger ou de prolonger ma carrière… Si vous m’aimez, donnez-moi quelques espérances de votre rétablissement.

63. (1923) Paul Valéry

Là où la pente de l’intelligence nous mène à penser substance, il appartient à la famille de ceux qui pensent relation. […] Cette notion de rapport est familière au mathématicien et au philosophe, qui arrivent à penser rapports plus naturellement et plus clairement encore que le vulgaire ne pense choses. […] C’est donc par la réflexion sur nous-même, par notre intérieur, que nous prenons contact avec l’univers, que nous pouvons essayer de penser l’univers, de penser universellement, de penser métaphysiquement, d’atteindre Dieu. […] Le symbolisme a pensé beaucoup plus que le Parnasse ; mais il faudrait d’abord bien s’entendre sur le sens, ici, de ce mot penser. […] Herder écrit : « Les Allemands pensent beaucoup et ne pensent rien. » Entendez par là une activité intense de pensée qui se consume en elle-même, et qui ne s’emploie pas à penser des choses extérieures, des formes, des idées distinctes.

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