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662. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire des cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire, par M. Armand Lefebvre. »

Si, pour sa nouvelle existence à Berlin, il vous est possible de lui donner des renseignements ou de faire quelque chose pour lui, je vous en serai bien reconnaissant ; même en dehors de ces bons offices que vous pouvez lui rendre, il attache le plus grand prix à faire votre connaissance ; jusqu’à présent il vous aime, vous apprécie et vous admire un peu sur parole ; je suis d’autant plus charmé que votre vue le confirme dans ses sentiments. » Gœthe répondit par un mot de remerciement à M.  […] Gœthe, mis ainsi en regard de lui-même et comme devant un miroir, ne trouva qu’un mot à relever dans les paroles que lui représentait la dépêche du fidèle diplomate ; c’était pour l’éloge qu’il avait fait de l’esprit français : « Il m’a été très-agréable, disait-il, de voir avec quelle exactitude M.  […] Armand Lefebvre avait cette forme d’esprit exigeante ; il était un peu comme Tocqueville, et, sans avoir comme lui le style qui grave, il avait la pensée qui pénètre et qui creuse ; il pesait longtemps avant de conclure, il concentrait plus qu’il ne déployait ; et, dans la conversation même, si mes souvenirs sont bien fidèles, son œil pétillant et vif, son sourire fin, laissaient deviner plus encore que sa parole n’en disait ; son geste fréquent, moins décisif que consultatif, et qui semblait s’adresser à sa propre pensée, exprimait cette habitude de réflexion et comme de dialogue intérieur.

663. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite.) »

Les jeunes auteurs de Lyon déclament ; ils ne savent ni les hommes ni les choses, pas même celles de la grande Révolution dont ils se sont épris sur parole : à un endroit ils parlent de Lanjuinais comme de l’une des victimes de la guillotine, à côté de Danton et de Desmoulins51. […] La jeunesse est sujette à prendre au pied de la lettre tout ce qui s’écrit ; et, ce qui doit donner à penser à ceux qui écrivent, elle met ses actions, sa personne et sa vie au bout des phrases ; elle s’embarque, corps et âme, sur la foi des paroles. […] On lit dans son Journal à cette date : « Le poëte sans fortune est le plus malheureux des hommes : la courtisane ne livre que son corps, libre de garder au fond du cœur les sentiments qui lui restent ; l’autre, au contraire, doit, pour vivre, livrer ses soupirs, ses émotions, les pensées qui lui sont chères, et jusqu’aux plus secrètes profondeurs de son âme, et cela à un public libre de noircir le tout de la plus injurieuse critique ou du mépris le plus insultant. » — C’est le Journal d’où sont tirées ces paroles si senties, qu’il serait curieux de connaître : on nous le doit.

664. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Racine — II »

Auguste est assis avec Cinna dans son cabinet et lui parle longuement ; chaque fois que Cinna veut l’interrompre, l’empereur l’apaise d’autorité, étend la main, ralentit sa parole, le fait rasseoir et continue. […] Le procédé en est d’ordinaire analytique et abstrait ; chaque personnage principal, au lieu de répandre sa passion au dehors en ne faisant qu’un avec elle, regarde le plus souvent cette passion au dedans de lui-même, et la raconte par ses paroles telle qu’il la voit au sein de ce monde intérieur, au sein de ce moi, comme disent les philosophes : de là une manière générale d’exposition et de récit qui suppose toujours dans chaque héros ou chaque héroïne un certain loisir pour s’examiner préalablement ; de là encore tout un ordre d’images délicates, et un tendre coloris de demi-jour, emprunté à une savante métaphysique du cœur ; mais peu ou point de réalité, et aucun de ces détails qui nous ramènent à l’aspect humain de cette vie. […] Au reste, Racine a tellement pris garde à ce genre de reproche, qu’au risque de violer les convenances dramatiques, il a su prêter des paroles pompeuses ou fleuries à ses personnages les plus subalternes comme à ses héros les plus achevés.

665. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « Oscar Wilde à Paris » pp. 125-145

On y rencontrait encore cet extraordinaire Meyerson, polyglotte et omniscient, dernière incarnation de Pic de la Mirandole, toujours prêt à discuter de toutes choses connues et quibusdam aliis et aussi ce pauvre et malchanceux Frédéric Corbier, mathématicien et philologue, qui se grisait de bruit et de paroles en société, mais qui retombait, dès qu’il était seul, à un découragement si noir qu’il finira, une nuit d’hiver, par se jeter du haut du pont d’Arcole, dans la Seine charrieuse de glaçons. […] Gros, lymphatique, lippu, les dents gâtées, il offrait un aspect peu séduisant, bien vite corrigé par l’intelligence du regard, l’onction des gestes et le charme de la parole. […] C’est un métier si difficile qu’aucun autre n’a pu y réussir et qui exige une telle tension d’esprit, une telle attention de soi-même, de tous ses gestes, de toutes ses paroles, que lui-même y a laissé sa raison.

666. (1785) De la vie et des poëmes de Dante pp. 19-42

Dante parlait à des esprits religieux, pour qui ses paroles étaient des paroles de vie, et qui l’entendaient à demi-mot : mais il semble qu’aujourd’hui on ne puisse plus traiter les grands sujets mystiques d’une manière sérieuse. […] Il suppose aussi, d’après les anciens, que les ombres parlent la bouche béante, parce que la parole leur sort toute formée du fond de la poitrine ; et il est reconnu lui-même pour un homme encore vivant, aux mouvements de ses lèvres.

667. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame, duchesse d’Orléans. (D’après les Mémoires de Cosnac.) » pp. 305-321

On a les détails de ses moindres actions et de ses paroles dans l’intervalle. En cette soudaine atteinte où la mort la prit comme à la gorge, elle garda sa présence d’esprit, pensa aux choses essentielles, à Dieu, à son âme, à Monsieur, au roi, aux siens, à ses amis, adressa à tous des paroles simples, vraies, d’une mesure charmante et, s’il se peut dire, d’une décence suprême. […] Feuillet, mon père, lui dit-elle avec une douceur admirable (comme si elle eût craint de le fâcher) ; vous parlerez à votre tour. » Cependant ce docteur Feuillet lui disait à haute voix de rudes paroles : « Humiliez-vous, Madame ; voilà toute cette trompeuse grandeur anéantie sous la pesante main de Dieu.

668. (1889) Méthode évolutive-instrumentiste d’une poésie rationnelle

mon ironie et dès l’entrée en l’art ma méditation scientifiquement s’avère ont levé une rationnelle révolte, J’ai dit : Le devoir du Poète ; maintenant, est : « de penser et de savoir, selon en premier lieu la pensée et le savoir du savant qui expérimenta, et ensuite, lorsque, lui, le savant, est pour longtemps épars, de, induisant et déduisant plus vite et plus loin, d’un nœud génial, lois et loi et lois aidantes, synthétiser en une parole multiple et logique et musique ! […] « Quant à la preuve à faire, par un poète, du moderne savoir assez disant partiellement pour une unanime vérité, une œuvre immense et simple est à venir : qui serait en une adéquate parole la philosophie de la matière en mouvement évolutive et transformiste. » Traité du Verbe. […] Il n’est doute, en effet, qu’à l’époque seulement de la pensée naquit le langage : et ainsi la parole est liée fatalement et essentiellement, et quant à ses sonorités !

669. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre IV : M. Cousin écrivain »

Jouffroy, Ils n’ont point toujours été d’accord, et, sous une apparente conformité de paroles, ils sont allés par des voies distinctes vers des conclusions différentes ; mais, quoique divers, ils sont unis pour nous conduire. […] Qui leur a dicté ces grandes paroles : Un ami est un autre moi-même ; il faut aimer ses amis plus que soi-même, sa patrie plus que ses amis, et l’humanité plus que sa patrie ? […] Elle est plus visible encore quand l’orateur est capable d’enthousiasme, quand il s’enivre du son de ses paroles, quand ses idées ailées, accourant par multitudes et toujours plus pressées, s’accumulent, tourbillonnent, le soulèvent et l’emportent, d’une course précipitée et aventureuse, à travers toutes les vérités et toutes les erreurs.

670. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre V : M. Cousin historien et biographe »

Il admirera sur parole, et s’en ira disant : « M.  […] Ces mots magiques, nul raisonnement, nulle science ne les découvre ; ils sont le langage de l’imagination qui parle à l’imagination ; ils expriment un état extraordinaire de l’âme qui les trouve, et mettent dans un état pareil l’âme qui les écoute ; ils sont la parole du génie ; ils ne sont donnés qu’à l’artiste, et changent la triste langue des analyses et des syllogismes en une sœur de la poésie, de la musique et de la peinture. […] Ce sont les propres paroles de Retz, et Godeau, le galant évêque de Grasse, les confirme… » Puis en note : « Mademoiselle a beau dire que Mme de Longueville resta marquée de petite vérole.

671. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Histoire de la querelle des anciens et des modernes par M. Hippolyte Rigault — I » pp. 143-149

[NdA] Ce sont les paroles de Scipion l’Africain à son petit-fils adoptif dans cet admirable Songe raconté par Cicéron. Mais comme de belles paroles d’un ancien viennent éclairer à propos les bonnes raisons d’un moderne !

672. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « EUPHORION ou DE L’INJURE DES TEMPS. » pp. 445-455

. — C’était, je vous assure, un lamentable spectacle que celui de toutes ces ombres une fois illustres, et qui elles-mêmes en leur temps, à des époques éclairées et florissantes, avaient paru distribuer la gloire et l’immortalité, — de les voir aujourd’hui découronnées de tout rayon, privées de toute parole sonore, et essayant vainement, d’un souffle grêle, d’articuler leur propre nom, pour qu’au moins le passant pût le retenir et peut-être le répéter. […] Il est, je le sais, des paroles de mauvais augure qu’on n’aime pas à prononcer devant ce qui est vivant, et qu’on hésite presque à murmurer en présence de soi-même, fût-ce en pur rêve.

673. (1874) Premiers lundis. Tome I « Diderot : Mémoires, correspondance et ouvrages inédits — I »

La vie, le sentiment de la réalité, y respirent ; de frais paysages, l’intelligence poétique symbolique de la nature, une conversation animée et sur tous les tons, l’existence sociale du xviiie  siècle dans toute sa délicatesse et sa liberté, des figures déjà connues et d’autres qui le sont du moment qu’il les peint, d’Holbach et le père Hoop, Grimm et Leroy, Galiani le cynique ; puis ces femmes qui entendent le mot pour rire et qui toutefois savent aimer plus et mieux qu’on ne prétend ; la tendre et voluptueuse madame d’Épinay, la poitrine à demi nue, des boucles éparses sur la gorge et sur ses épaules, les autres retenues avec un cordon bleu qui lui serre le front, la bouche entr’ouverte aux paroles de Grimm, et les yeux chargés de langueurs ; madame d’Houdetot, si charmante après boire, et qui s’enivrait si spirituellement à table avec le vin blanc que buvait son voisin ; madame d’Aine, gaie, grasse et rieuse, toujours aux prises avec le père Hoop, et madame d’Holbach, si fine et si belle, au teint vermeil, coiffée en cheveux, avec une espèce d’habit de marmotte, d’un taffetas rouge couvert partout d’une gaze à travers la blancheur de laquelle on voyait percer çà et là la couleur de rose ; et au milieu de tout ce monde une causerie si mélangée, parfois frivole, souvent souillée d’agréables ordures, et tout d’un coup redevenant si sublime ; des entretiens d’art, de poésie, de philosophie et d’amour ; la grandeur et la vanité de la gloire, le cœur humain et ses abîmes, les nations diverses et leurs mœurs, la nature et ce que peut être Dieu, l’espace et le temps, la mort et la vie ; puis, plus au fond encore et plus avant dans l’âme de notre philosophe, l’amitié de Grimm et l’amour de Sophie ; cet amour chez Diderot, aussi vrai, aussi pur, aussi idéal par moments que l’amour dans le sens éthéré de Dante, de Pétrarque ou de notre Lamartine ; cet amour dominant et effaçant tout le reste, se complaisant en lui-même et en ses fraîches images ; laissant là plus d’une fois la philosophie, les salons et tous ces raffinements de la pensée et du bien-être, pour des souvenirs bourgeois de la maison paternelle, de la famille, du coin du feu de province ou du toit champêtre d’un bon curé, à peu près comme fera plus tard Werther amoureux de Charlotte : voilà, et avec mille autres accidents encore, ce qu’on rencontre à chaque ligne dans ces lettres délicieuses, véritable trésor retrouvé ; voilà ce qui émeut, pénètre et attendrit ; ce qui nous initie à l’intérieur le plus secret de Diderot, et nous le fait comprendre, aimer, à la façon qu’il aurait voulu, comme s’il était vivant, comme si nous l’avions pratiqué. […] mon amie, ne faisons point de mal ; aimons-nous pour nous rendre meilleurs ; soyons-nous, comme nous l’avons toujours été, censeurs fidèles l’un à l’autre. » « Je disais autrefois à une femme que j’aimais et en qui je découvrais des défauts (madame de Puisieux) : Madame, prenez-y garde ; vous vous défigurez dans mon cœur : il y a là une image à laquelle vous ne ressemblez plus. » Dans une lettre, Diderot raconte comment il est tout occupé de la philosophie des Arabes, des Sarrasins et des Étrusques ; puis il s’écrie avec un élan de tendresse incomparable : « J’ai vu toute la sagesse des nations, et j’ai pensé qu’elle ne valait pas la douce folie que m’inspire mon amie, j’ai entendu leurs discours sublimes, et j’ai pensé qu’une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu’ils ne me donneraient pas.

674. (1874) Premiers lundis. Tome II « E. Lerminier. De l’influence de la philosophie du xviiie  siècle sur la législation et la sociabilité du xixe . »

Avant d’être un livre, cet exposé du xviiie  siècle a été un cours ; dans sa préface, l’écrivain a très habilement posé la différence du style à la parole, les sacrifices que l’un exige, auprès des licences heureuses que l’autre se permet. […] Il arrive en effet que dans cet orage naturel qui s’agite au dedans de lui aux heures de paroles ou de composition, il se fait des éclats peu mesurés, qui vont au-delà de l’équitable pensée, qui dévient et frappent à faux, qui heurtent en face les scrupuleux et les superstitieux, qui pourraient en aveugler à tort quelques-uns sur un ensemble plein d’utilité et de puissance.

675. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Note sur les éléments et la formation de l’idée du moi » pp. 465-474

Je ne saurais vous dire combien cette sensation était profonde ; il me semblait être transporté extrêmement loin de ce monde, et machinalement je prononçais à haute voix les paroles : Je suis bien, bien loin. […] J’assistais en spectateur désintéressé à mes mouvements, à mes paroles, à tous mes actes.

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