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584. (1894) Propos de littérature « Chapitre IV » pp. 69-110

Les vers que voici montrent ce défaut adventice ; ils sont en même temps un bon paradigme des quelques combinaisons d’harmonies auxquelles se prête ce poète : Viens dans les calmes eaux laver tes mains coupables Et ton manteau froissé de vents et d’orages Et les yeux remplis du sable Des routes d’ombre et des plages Interminables à tes voyages Des terres de folie au pays des sages Où l’eau terne languit en âges de sommeil Parmi les arbres grêles et sous de pâles ciels. […] Le marbre et le basalte et l’ombre et le silence Érigent, dans la Nuit, des tombeaux Où la face sculptée au fronton du silence Éternise sa vigilance À revoir sa durée aux taciturnes eaux. […] Printanière, dans l’aube éternelle du rêve Et dans l’aurore assise, Elle tisse en rêvant Des choses qu’Elle sait, et sourit ; et, devant Elle, au gré de sa main agile, court sans trêve La navette laborieuse, et le doux vent D’avril emmêle ses cheveux qu’Elle soulève Et rejette sur son épaule ; et, relevant La tête, Elle fredonne un air qu’Elle n’achève… De l’ombre, Elle apparaît, comme en un cadre d’or : Derrière Elle l’azur et des plaines qu’arrose Un fleuve ; et, sur sa tête, un rameau de laurose Étend ses fleurs contre l’azur clair ; — et l’effort Du métier, comme un chant monotone et morose Se plaint très doucement : — on envierait le sort De celui qui baiserait la main qu’Elle pose Négligemment, parfois, et lasse de l’effort… Mais moi, la voyant rire en rappelant sans doute Quelque doux jour mort de sa joie un soir de mai, Je songeai que, peut-être, pour avoir aimé Son rire, d’autres ont repris la lente route Tristes d’un souvenir et le cœur affamé D’un mets où nulle lèvre impunément ne goûte.

585. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — CHAPITRE IX »

Il était difficile, en effet, d’oublier, après l’avoir vu, ce visage ovale et blanc comme une perle parfaite, cette pâle fraîcheur, cette bouche enfantine et pieuse, ces sourcils fins et légers comme des touches d’ombres sur une transparence. […] Ordinairement, ces sortes de femmes disparaissent sans laisser sur leur mémoire l’ombre d’un regret, la trace d’une larme. […] A Paris, toutes les reines de la galanterie traînent après elles, dans leurs voitures, dans leurs loges, dans leurs fêtes, dans tous les endroits où il fait clair autour d’elles, une de ces ombres, flétries et obscures, qui repoussent en vigueur le frais éclat de leur beauté.

586. (1892) Journal des Goncourt. Tome VI (1878-1884) « Année 1878 » pp. 4-51

C’est vraiment charmant cette petite et rustique maison japonaise du Trocadéro, avec son enclos de bambous, sa porte aux grosses fleurs sculptées dans un bois tendre, ses petits arbres en paraphes d’écriture, ses parasols, sous l’ombre desquels se remuent des volatiles minuscules, ses resserres en essences joliment veinées : tout ce goût et tout cet art décoratif dans une habitation des champs. […] Et le murmure de la rivière, et les fanfares lointaines des trompes de chasse se rapprochant, et les poursuites aériennes des femmes, passant brusquement de la lumière dans l’ombre, et de l’ombre dans la lumière, donnent à cette partie de plaisir dans la nuit, avec cette musique de ballade, un rien de fantastique.

587. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Alphonse Daudet »

Sur le fond de l’immense pièce noyée d’ombre et ne recevant presque de clarté que par le vitrage arrondi, où la lune montait dans un ciel lavé, bleu de nuit, un vrai ciel d’opéra, la silhouette de la célèbre danseuse se détachait toute blanche, comme une petite ombre falotte, légère, impondérée, volant bien plus qu’elle ne bondissait ; puis debout, sur ses pointes fines, soutenue dans l’air seulement par ses bras étendus, le visage levé dans une attitude fuyante où rien n’était visible que le sourire, elle s’avançait vivement vers la lumière, ou s’éloignait en petites saccades si rapides qu’on s’attendait toujours à entendre un léger bris de vitre et à la voir ainsi monter à reculons la pente du grand rayon de lune jeté en biais dans l’atelier… Ce qui ajoutait un charme, une poésie singulière à ce ballet fantastique, c’était l’absence de musique, le seul bruit du rhythme, dont la demi-obscurité augmentait la puissance, de ce taqueté vif et léger, pas plus fort sur le parquet que la chute, pétale par pétale, d’un dahlia qui s’effeuille.. […] Alors la petite ombre blanche s’arrêta au bord d’un fauteuil et resta là, posée, prête à repartir, souriante et haletante, jusqu’à ce que le sommeil la prit, se mît à la bercer, à la balancer doucement sans déranger sa jolie pose, comme une libellule sur une branche de saule, trempant dans l’eau et remuée par le courant… » Certes !

588. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Balzac » pp. 17-61

Un jour, ces Contes — bijoux oubliés au pied de La Comédie humaine, qui fait ombre sur tout ce qui l’entoure, — reprendront leur place aux yeux des hommes. […] Dans les Contes drolatiques, au contraire, la naïveté et la bonhomie ont une expression continue, et versent partout les lueurs de leur surprise ou les ombres de leur profondeur. […] Un jeune homme va se mettre à genoux, les mains jointes, aux pieds de sa dame de beauté, pour la requérir d’amour, quand une foudre de fer, l’épée du mari, vu à mi-corps dans l’ombre, s’abat sur le damoiseau et le fend, du haut en bas, comme le couteau d’un enfant partage une pomme.

589. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Œuvres de Maurice de Guérin, publiées par M. Trébutien — II » pp. 18-34

La pure amitié de la chaste épouse et le bonheur dont il était témoin, sans effacer ni abolir l’autre image, la firent passer à l’état d’ombre légère. […] Le soleil qui s’est retiré, il y a peu d’instants, a laissé derrière lui assez de lumière pour tempérer quelque temps les noires ombres et adoucir en quelque sorte la chute de la nuit.

590. (1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Ducis épistolaire. »

La vie n’est qu’une ombre qui marche ; un pauvre comédien qui piaffe et trépigne, son heure durant, sur ses tréteaux, et puis on n’en entend plus parler ; c’est un conte raconté par un idiot, plein de bruit et de fracas, qui ne signifie rien !  […] J’ai bien regretté cependant de ne pouvoir y transporter l’Ombre terrible qui expose le crime et demande vengeance.

591. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Théophile Gautier (Suite et fin.) »

» Il le redit, non moins excellemment, dans un article sur Ary Scheffer, en faisant remarquer que cet esprit si distingué et si élevé n’a pas assez compris que la pensée pittoresque n’avait rien de commun avec la pensée poétique : « Un effet d’ombre ou de clair, une ligne d’un tour rare, une attitude nouvelle, un type frappant par sa beauté ou sa bizarrerie, un contraste heureux de couleur, voilà des pensées comme en trouvent dans le spectacle des choses les peintres de tempérament, les peintres nés. » Aussi, tout en rendant justice aux sentiments et aux intentions épurées de ce « poète de la peinture » comme il l’appelle, il ne l’a loué en toute sincérité et franchise que pour certains portraits où le sens moral n’a fait qu’aiguiser l’observation et donner plus de vie à la vérité. […] Dans cette espèce d’Élysée bizarre et bachique qu’on se figure aisément pour ces libres et un peu folâtres esprits d’avant Louis XIV, il me semble d’ici les voir, à cette heure de réveil, à cette nouvelle d’un regain si inattendu : l’Ombre du joyeux Saint-Amant a tressailli ; le poète Théophile se tient pour consolé et vengé dorénavant de ses disgrâces ; Scarron a bondi d’aise sur son escabeau, et Cyrano enfin, retroussant sa moustache, passe et repasse en idée, plus fier que jamais, sur ce Pont-Neuf populeux où une double haie de bourgeois et de marauds ébahis l’admire.

592. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Histoire de Louvois par M. Camille Rousset. Victor-Amédée, duc de Savoie. (suite et fin.) »

Louvois, moins confiant en cette jeune âme d’ambitieux, faisait représenter à sa mère que si elle voulait garder le pouvoir, elle se mît au plus tôt en mesure et prit ses sûretés en se donnant toute à la France ; il essayait de lui forcer la main pour qu’elle livrât au roi places et citadelles de son pays, afin de retenir à ce prix cette ombre d’autorité qu’on lui aurait laissée. […] Réservons ce beau sujet bien fait pour tenter tout peintre moraliste qui ne craint pas d’entremêler dans une figure les lumières et les ombres.

593. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Histoire de la littérature anglaise, par M. Taine, (suite et fin.) »

Bowles, un des précurseurs du mouvement romantique anglais, a fait à son auteur bien des querelles et lui a reproché bien des infériorités : « Le vrai poète, disait Bowles, doit avoir un œil attentif et familier à chaque changement de saison, à chaque variation de lumière et d’ombre dans la nature, à chaque rocher, à chaque arbre, — que dis-je ? […] Il y en a qui aiment la vie à l’ombre, au point de croire que c’est une même chose d’être à la lumière ou dans le tourbillon.

594. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette (suite.) »

Entre les divers sentiments publics, c’est le mépris avant tout, et à tout prix, qu’il faut éviter et dont celui qui gouverne ne doit jamais laisser approcher de lui l’ombre même et le soupçon. […] On assiste une fois de plus à ce spectacle dans cette Correspondance aujourd’hui publiée, et il n’y a que des esprits bien prompts, bien peu historiques, qui puissent y voir matière à une glorification sans ombre et sans mélange.

595. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Mlle Eugénie de Guérin et madame de Gasparin, (Suite et fin.) »

L’une, la plus jeune, semble se dérober à l’arrière-plan ; elle a le geste furtif, la démarche hésitante ; elle glisse et se perd à chaque instant dans les ombres froides qui emplissent le fond. […] Si mon âme aspire au soleil, mon pauvre individu se traîne dans l’ombre

596. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Le comte de Clermont et sa cour, par M. Jules Cousin. »

Voltaire, de son côté, prenait acte de l’admiration des bourgeois de Paris, lorsque dans une pièce, assez faible d’ailleurs, sur les événements de l’année 1744, il s’écriait : L’Ombre du grand Condé, l’Ombre du grand Louis, Dans les champs de la Flandre ont reconnu leurs fils, L’envie alors se tait, la médisance admire.

597. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « UN FACTUM contre ANDRÉ CHÉNIER. » pp. 301-324

remy : « Souvent, dit-il, André Chénier étale une sorte d’érudition de commande qui achève de donner à ses poésies un air d’emprunt et de placage ; il commence ainsi une de ses élégies : Mânes de Callimaque, ombre de Philétas, Dans vos saintes forêts daignez guider mes pas… » C’est M. […] Celui qui demain va mourir sent un regret à quitter la vie que consolait sous les barreaux une vue si charmante, mais il exprime ce regret à peine, et son émotion prend encore la forme d’une pensée légère, de peur de jeter une ombre sur le jeune front souriant94.

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