En littérature seulement, c’est-à-dire roman, poëme et théâtre, on a pu trouver avec plus de fondement, en effet, que les promesses avaient quelque peu menti, que les saturnales duraient et s’étendaient avec insolence, que la boue des rues et l’ordure des bornes remontaient trop souvent jusqu’au balcon, que les grands talents à leur tour donnaient le pire signal et manquaient à leur vocation première, qu’ils s’égaraient, qu’ils gauchissaient à plaisir dans des systèmes monstrueux ou creux, en tout cas infertiles ; en un mot, qu’ils n’amusaient plus et qu’ils avaient cessé de charmer. […] Depuis les cinq ou six dernières années, cette disposition est manifeste dans le monde, et n’a fait que se confirmer à chaque occasion, en maint exemple grand ou petit ; mais, si elle a ses motifs que je viens de dire, ses avantages relatifs, son bon sens rapide et ses délicatesses, la disposition d’esprit que nous reconnaissons ici et que nous saluons à son heure manque pourtant trop essentiellement de doctrine, d’inspiration à soi, d’originalité et de fécondité, pour devenir le ton d’un siècle, à moins que ce siècle ne soit prédestiné avant le temps aux douces vertus négatives et au régime du déclin. […] Le fait est que l’ensemble, la composition, a manqué à d’admirables éléments ; le chef de l’orchestre a surtout fait défaut, et par le tort des circonstances, n’a jamais pu se rencontrer. […] On a dit d’un philosophe moderne qui ne pouvait s’accommoder de la petite morale à laquelle il manquait, et qui cherchait à en inventer une toute nouvelle, tout emphatique, à l’usage du genre humain, « que chez lui le creux du système était précisément adéquat au creux du gousset. » Mais ce genre de considérations va trop au vif et passerait le ressort de la juridiction critique.
Bailly, le grave Bailly, en son Éloge de Gresset (car Bailly a fait l’Éloge de Gresset, et il eut même pour concurrent Robespierre), a très-finement déduit comme quoi ce gracieux petit poème n’est qu’un transparent à travers lequel on devine les passions, les émotions chères au cœur, qui prennent ici le change pour éclore et s’amusent à ce qui leur est permis : Et dans le vrai c’était la moindre chose Que cette troupe étroitement enclose, A qui d’ailleurs tout autre oiseau manquait, Eût pour le moins un pauvre Perroquet. […] Ce qui manqua à Gresset, ce furent les idées, le renouvellement d’idées. […] Quelques mots épars, quelques indices recueillis par M. de Cayrol, semblent indiquer que les jouissances de cœur ne manquèrent pas à Gresset dans ces années mondaines ; mais la discrétion du poëte n’a rien laissé percer sur l’objet aimé, et, dans un monde où tout s’affichait, il sut couvrir d’un voile mystérieux le nom de sa Glycére. […] A part ce petit succès à huis clos, Gresset ne donna signe de vie durant ces années que pour essuyer de légers échecs qu’un manque de tact devenu trop habituel lui attirait.
Jeannine vient s’excuser d’avoir manqué à son engagement et prendre congé de madame Aubray. […] Il ne manquait pas à son coeur avant qu’elle le connût ; aujourd’hui, il ne lui manque pas davantage. […] Coups de main subits, sorties téméraires, retraites habiles, déploiements de force, aucune ressource ne manque à cette tactique de la scène, qui hasarde tout, sans rien compromettre.
En prenant le costume de reine, elle en prenait aussi le ton, c’est-à-dire qu’elle y parlait au naturel, sans faste, sans se croire obligée, comme faisaient les autres, de racheter par une solennité de commande ce qui avait manqué jusque-là dans le costume. […] Ne lui témoignez ni mépris ni aigreur ; j’aime mieux me charger de toute sa haine, malgré l’amitié tendre et la vénération que j’ai pour lui, que de l’exposer à la moindre tentation de vous manquer. […] « C’est une mode établie de dîner ou de souper avec moi, écrivait-elle, parce qu’il a plu à quelques duchesses de me faire cet honneur. » Cet honneur avait bien ses charges et entraînait des sujétions, elle nous l’avoue : Si ma pauvre santé, qui est faible, comme vous savez, me fait refuser ou manquer à une partie de dames que je n’aurais jamais vues, qui ne se souviennent de moi que par curiosité, ou, si j’ose le dire, par air (car il en entre dans tout) : « Vraiment, dit l’une, elle fait la merveilleuse ! […] Ce n’est pas que je manque de reconnaissance ni d’envie de plaire ; mais je trouve que l’approbation d’un sot n’est flatteuse que comme générale, et qu’elle devient à charge quand il la faut acheter par des complaisances particulières et réitérées.
J’en suis charmé pour votre sexe, et même pour le mien ; car, quoiqu’en dise votre amie, sitôt qu’il y aura des Julie et des Claire, les Saint-Preux ne manqueront pas ; avertissez-la de cela, je vous supplie, afin qu’elle se tienne sur ses gardes… Puis tout à coup il s’enflamme à l’idée de retrouver quelque part une image des deux amies inséparables qu’il a rêvées ; l’apostrophe, cette figure favorite qui est son tic littéraire, lui échappe : « Charmantes amies ! […] Ce ne sont là que des manques de goût et de délicatesse, qui caractérisent l’époque, et surtout le genre dont Rousseau est le type. […] Si nos lecteurs n’ont pas tout à fait oublié un charmant Portrait, que nous avons cité autrefois, d’une grande dame du xviie siècle, se dépeignant elle-même, la marquise de Courcelles4, ils peuvent se représenter les deux tons et les deux siècles dans leur parfaite opposition : d’un côté, la grâce fine, délicieuse et légère ; de l’autre, des traits plus fermes, plus dessinés, nullement méprisables, et un tour de grâce auquel il ne manque qu’une certaine négligence aisée et naturelle. […] Je ne sais si les personnes du xviie siècle avaient, plus ou moins de toutes ces choses ; mais en général elles n’en disaient rien elles-mêmes, et cela est plus agréable, plus convenable en effet, soit qu’il vaille mieux ne pas afficher ce qui manque, soit qu’il y ait bon goût en ceci et bonne grâce à laisser découvrir aux autres ce qu’on a.
Rousseau a parlé d’elle dans ses Confessions avec peu de justice, même en ce qui concerne la beauté ; il a insisté sur de certains agréments, essentiels selon lui, et qui auraient manqué à Mme d’Épinay ; il a parlé d’elle, enfin, comme un amoureux qui n’aurait pas été écouté. […] Les conseils des bonnes âmes ne lui manquèrent pas. […] Laissez un peu Rousseau à part : auquel donc de ses amis Grimm a-t-il jamais manqué ? […] De grâce, ne manquez pas votre vocation : il ne tient qu’à vous d’être la plus heureuse et la plus adorable créature qu’il y ait sur la terre, pourvu que vous ne fassiez plus marcher l’opinion des autres avant la vôtre, et que vous sachiez vous suffire à vous-même.
Il semble souvent, en effet, qu’il ne manque chez lui qu’un rayon pour tout éclairer, et l’on dirait volontiers de l’athéisme de Diderot comme il disait de ces deux vues de Vernet, où le moment choisi de la chute du jour avait rembruni et obscurci tous les objets : « À demain, lorsque le soleil sera levé. » Avec tout cela, cependant, on ne fera jamais de Diderot un croyant sans le savoir, ni une manière de déiste selon le sens et l’esprit du mot ; une telle discussion serait ici, d’ailleurs, trop délicate et trop épineuse pour que je l’aborde de près ou de loin. […] J’avais en une journée cent physionomies diverses, selon la chose dont j’étais affecté : j’étais serein, triste, rêveur, tendre, violent, passionné, enthousiaste ; mais je ne fus jamais tel que vous me voyez là… » Et il ajoute, car il nous importe dès l’abord de le bien voir : « J’avais un grand front, des yeux très vifs, d’assez grands traits, la tête tout à fait d’un ancien orateur, une bonhomie qui touchait de bien près à la bêtise, à la rusticité des anciens temps. » Représentons-nous donc Diderot tel qu’il était en effet, selon le témoignage unanime de tous ses contemporains, et non tel que l’ont fait les artistes ses amis, Michel Van Loo et Greuze, qui l’ont plus ou moins manqué, à ce point que la gravure d’après ce dernier le faisait ressembler à Marmontel : « Son front large, découvert et mollement arrondi, portait, nous dit Meister, l’empreinte imposante d’un esprit vaste, lumineux et fécond. » On ajoute que Lavater crut y reconnaître des traces d’un caractère timide, peu entreprenant ; et il y a lieu de remarquer en effet qu’avec l’esprit hardi, Diderot avait le ressort de conduite et d’action un peu faible. Moyennant quelque adresse, on faisait de lui ce qu’on voulait ; et, avec toute sa chaleur soudaine et rapide, il manquait de foi en lui-même. […] Mais Diderot y tient et ne manque pas d’y revenir : « Habite les champs avec elle, continue-t-il ; va voir le soleil se lever et se coucher… Quitte ton lit de grand malin, malgré la femme jeune et charmante près de laquelle tu reposes… » La suite de la description du paysage a beau être ravissante de pureté, et comme tout humectée de rosée et de lumière, on sent combien ce coin entrouvert de l’alcôve maritale, qui revient à deux ou trois reprises, est déplacé et presque indécent.
Aussitôt qu’on les introduit dans une maison, on est assuré de jouir de toutes les divisions, de toutes les zizanies, de toutes les haines, les médisances, les calomnies, qui règnent ordinairement parmi les acteurs de profession : aussi je ne manque jamais de m’y fourrer. […] Un des premiers proverbes, Le Mariage manqué, nous rend au naturel la méchanceté de petite ville, la rivalité de comptoir, les ridicules de province. […] Théodore Leclercq, dans ses proverbes, a tout cela : il n’y manque, en général, qu’une action un peu nouée ou, ce qui y supplée, une charpente, ce qui est du métier, et qu’il a fallu y mettre pour les transporter au théâtre, mais ce qui n’était pas nécessaire entre deux paravents et pour l’horizon du salon. […] Esprit délicat, il avait besoin, même pour railler, de sentir autour de lui l’air tiède de la faveur et de l’indulgence : elle ne lui a jamais manqué.
« Il n’aimait pas les Grecs, a dit quelqu’un, et les Grecs le lui ont bien rendu : il manque d’atticisme. » Il manque de grâce, de délicatesse et de charme. […] Homme de foi, il manque de cette effusion qui soulève et qui entraîne. […] Ce sont moins les connaissances qui nous manquent, que le courage d’en faire usage.
Raynouard saisit l’occasion, ou du moins ne la manqua pas. […] Napoléon (on n’a pas tous les jours des feuilletonistes de ce calibre-là), entrant dans l’analyse de la pièce, remarque qu’en restant dans les données de l’histoire et de la tradition, l’auteur aurait pu imprimer à sa tragédie une force et une couleur dramatique qui lui manquent entièrement : Le caractère de Philippe le Bel, pense-t-il, prince violent, impétueux, emporté dans toutes ses passions, absolu dans toutes ses volontés, implacable dans ses ressentiments et jaloux jusqu’à l’excès de son autorité, pouvait être théâtral, et ce caractère eût été conforme à l’histoire. […] C’est là un mot spirituel qui manque au traité de rhétorique pour définir le « Moi ! […] Homme plein d’adresse et de finesse dans le détail et dans la pratique des mots, plein de force et de constance dans l’ensemble du labeur, Raynouard, bon grammairien et avec des éclairs du génie philologique, manquait, j’ose le dire, par l’idée philosophique élevée qui embrasse, qui lie naturellement tous les rapports d’un sujet, et que Fauriel et Guillaume de Schlegel, comme savants, entendaient bien autrement que lui.
Fréron, dans L’Année littéraire, ne manqua pas cette occasion de critique ; il y raillait l’enthousiasme lyrique du jeune poète, méconnaissait les beautés réelles de son ode, et disait en propres termes : « Il m’est passé bien des odes par les mains ; je n’en ai point encore lu d’aussi mauvaise que celle de M. […] C’est cette gaieté qui manqua toujours aux critiques de Le Brun ; il y est amer, âcre, envenimé et aisément cruel19. […] Ce qui manqua donc à Le Brun pour aider son génie lyrique naturel et pour le nourrir dignement, nous le voyons, ce fut une vie chaste et pure au sens poétique, une vie studieuse et recueillie au sein de laquelle il aurait invoqué dans le silence des nuits, non les Furies, mais les Muses. […] Il manque d’idées.
Ce sont les petites choses qui l’ont décidé, les petites vexations locales, de voir des abus de pouvoir dans l’endroit, de voir un homme trop puni pour avoir manqué au curé, d’entendre ce curé défendre le cabaret aux paysans le dimanche, enfin des querelles de maire et de garde champêtre ; c’est ce qui le décida pour l’opposition ; et, une fois piqué au jeu, il y prend goût : le talent, chez lui, qui cherchait jour et matière et qui s’ennuyait à ne point s’exercer, s’empare de ces riens et en fait à la fois des thèmes d’art achevés et de merveilleuses petites pièces de guerre. […] Renouard sur le pâté d’encre de Florence, et il en disait sous les verrous : « J’ai heureusement donné quelques touches imperceptibles à ma Lettre à Renouard, qui, sans y rien changer, raniment quelques endroits, mettent des liaisons qui manquaient. […] Avant de se constituer prisonnier et aussitôt après son jugement, Courier n’avait pas manqué d’écrire l’histoire de son procès, en y joignant le discours qu’il aurait voulu prononcer pour sa défense ; il appelait cela son Jean de Broé, du nom de l’avocat général qu’il y tournait en ridicule : « Ma brochure a un succès fou, écrivait-il à sa femme ; tu ne peux pas imaginer cela ; c’est de l’admiration, de l’enthousiasme. […] Il le sentait bien au reste ; dans son Pamphlet des pamphlets il a fait sa théorie tout à sa portée et à son usage ; mesurant la carrière à son haleine, il a posé en principe qu’il fallait faire court pour faire bien : La moindre lettre de Pascal, dit-il, était plus malaisée à faire que toute l’Encyclopédie… Il n’y a point de bonne pensée qu’on ne puisse expliquer en une feuille, et développer assez ; qui s’étend davantage, souvent ne s’entend guère, ou manque de loisir, comme dit l’autre, pour méditer et faire court.
Je ne manquerai pas d’occupation ici, je vous assure ; car tout y est tellement ruiné qu’il faut de l’exercice pour le remettre. […] La reine régente Marie de Médicis, paresseuse, opiniâtre et sans vue précise, était restée entourée des principaux conseillers de Henri IV, Villeroi, Jeannin, le chancelier de Sillery, mais auxquels manquait désormais l’impulsion du maître. […] C’est alors qu’il intervint lui-même à titre de confident, d’abord caché, et de conseiller inaperçu ; mais, à partir d’un certain jour, on sent dans les actes de la reine cette suite et cette vigueur qui, précisément, avaient jusque-là manqué. […] Il est l’âme de ce premier petit ministère, composé d’hommes assez obscurs, mais fortement unis entre eux ; cabinet vigoureux, énergique, auquel il ne manqua, pour accomplir de grandes choses, que de durer plus longtemps, et de n’être pas né à l’ombre du patronage du maréchal d’Ancre et avec cette enseigne qui le rendait impopulaire.
Nisard semble en avoir imité le procédé en nous montrant l’idée de l’esprit français s’enrichissant successivement dans chaque nouvel écrivain, d’un trait nouveau, d’un caractère nouveau qui manquait au type ; il nous montre cette idée passant par degrés de l’abstrait au concret, du simple au composé ; il nous en montre l’éclosion au xvie siècle, l’épanouissement au xviie siècle, la décadence, coïncidant toutefois avec un nouvel enrichissement, au xviiie. […] Cette théorie une fois admise, on accordait que Racine et surtout Corneille ne manquaient pas de génie, mais que ce génie avait été enchaîné et gâté par un faux système. […] Enfin dans ce magnifique Discours sur l’Histoire universelle, fait à l’usage d’un prince moderne et d’un prince français, il ne manque que deux petites choses : l’histoire moderne et l’histoire de France. […] « Là où Bossuet a manqué, nous dit M.