Si elle manquait, ces suites seraient la folie ; le malade imaginerait et raisonnerait d’après ses fantômes, comme il imagine et raisonne d’après les objets réels ; le micrographe essayerait d’effacer les taches grises qui recouvrent son papier ; Nicolaï demanderait aux amis imaginaires, qui viennent le visiter, comment ils se portent. […] Elle roule ainsi, banale ; si je lui découvre sa niche dans le lointain vague de l’enfance, c’est par conjecture et raisonnement ; d’elle-même, elle ne se la trouve point ; elle n’a plus son avant et son après, elle est privée de situation. — Et, si l’on regarde l’avenir, son cas est le même, puisque son existence future apparaît comme soumise à telle ou telle condition, entre autres à ma volonté variable, et puisque, dans le royaume de l’avenir, elle est encore banale, capable de s’intercaler à tel ou tel moment de mon expérience future aussi bien qu’à tel autre. — Des deux côtés, la situation lui manque ; par essence, elle flotte ; je ne puis la fixer, l’affirmer ; en cela, elle s’oppose aux jugements affirmatifs précédents, prévisions et souvenirs. […] On voit maintenant pourquoi nos conceptions et imaginations ordinaires nous apparaissent comme telles et ne nous font pas illusion ; toutes sont comprises entre deux états extrêmes, et chacun de ces deux états renferme une particularité qui réprime l’illusion. — Ou bien, ce qui est le cas ordinaire, elles sont vagues et dépouillées de circonstances précises, en sorte que, déjà rejetées hors du présent par la contradiction des sensations présentes, elles manquent d’attaches pour s’emboîter dans le présent et dans l’avenir ; d’où il suit que, dépourvues de situation dans le temps, elles apparaissent comme exclues du temps, c’est-à-dire de la vie réelle, et sont déclarées sensations apparentes, fausses et purement imaginaires.
« En résumé, dit-il, mêlant en lui à une vraie faculté créatrice de civilisation on ne sait quel esprit de procédure et de chicane, fondateur et procureur d’une dynastie, quelque chose de Charlemagne et quelque chose d’un avoué. » Nous l’avons connu aussi ; nous l’avons beaucoup estimé, peu aimé ; nous ne lui devons rien ; nous pourrions le peindre impartialement, la justice ne manquerait pas au portrait. […] Il semble que les années de solitude ont apporté au poète, dans son île, la seule note qui manquait à ses concerts avant cette heure, la note paisible, amoureuse, sympathique, celle qui fait rendre au cœur humain les vibrations les plus intimes, celle de Charlotte sous la main de Goethe, celle de Bernardin de Saint-Pierre dans Paul et Virginie, celle de René dans Chateaubriand. […] La maison, nous venons de le dire, était encore à peu près meublée des vieux ameublements du président ; le nouveau locataire avait ordonné quelques réparations, ajouté çà et là ce qui manquait, remis des pavés à la cour, des briques aux carrelages, des marches à l’escalier, des feuilles aux parquets et des vitres aux croisées, et enfin était venu s’installer avec une jeune fille et une servante âgée, sans bruit, plutôt comme quelqu’un qui se glisse que comme quelqu’un qui entre chez soi.
III Le corps de troupes que le pape avait fait marcher s’arrêta et se retira après l’assassinat manqué. […] Le marin qui nous raconte les dangers qu’il a courus dans sa navigation a plutôt en vue de nous faire admirer ses talents et sa prudence, que les faveurs dont il est redevable à sa bonne fortune ; et souvent, il lui arrive d’exagérer ses périls pour augmenter notre admiration : de même les médecins ne manquent guère à présenter la situation de leur malade comme beaucoup plus alarmante qu’elle ne l’est en effet, afin que, s’il vient à mourir, ce malheur soit plutôt attribué à la force de la maladie qu’à leur défaut d’habileté ; et que s’il en réchappe, le mérite de la cure paraisse encore plus grand. […] Il ne manqua à ce règne que la durée.
Mais il est bien certain qu’il y a un parfait accord entre la conception psychologique de Racine et le dogme caractéristique du jansénisme : de là vient la facilité avec laquelle Arnauld accepta Phèdre, lorsqu’on voulut réconcilier Racine avec lui, et de là le mot fameux que la reine incestueuse est « une chrétienne à qui la grâce a manqué ». […] Racine se retrouve dans les amants qu’on n’aime pas : Pyrrhus, fier et épris, un soupirant qui a de belles révoltes, et qui donne parfois de rudes secousses à sa chaîne ; Oreste, passionné et sombre, proche de la folie, et capable de crime ; et Mithridate, l’amoureux en cheveux gris, qui sait qu’on ne peut l’aimer et s’acharne à exiger l’amour, étalant avec emportement toutes les compensations qu’il a de la jeunesse qui lui manque ; et Néron, l’amoureux qui est un maître, et qui le sait. […] Les éléments d’une vision complète et colorée lui ont manqué, et le style de la pièce est plus pragmatique que poétique ; cependant il est visible qu’il a utilisé avec soin toutes les indications de mœurs et d’institutions, qui pouvaient l’aider à former une représentation sensible du sujet.
C’est ce que les décadents n’ont pas manqué de faire. […] Par moments, des volontés individuelles se manifestent ; elles s’attirent, s’agglomèrent, se généralisent pour un but qui, atteint ou manqué, les disperse en leurs éléments primitifs. — Tantôt de mythiques phantasmes évoqués, depuis l’antique Démogorgôn jusques à Bélial, depuis les Kabires jusques aux Nigromans, apparaissent fastueusement atournés sur le roc de Caliban ou par la forêt de Titania aux modes mixolydiens des barbitons et des octocordes. […] Taine a manqué à sa mission.
Autant le monde régi par un Dieu parfait nous fixe avec précision des devoirs de respect et d’amour, autant le monde chaotique et dispersé que la réalité nous impose manque d’autorité morale. […] Et pourtant si l’homme pèche de quelque côté, il semble bien que ce soit moins par défaut d’impulsion que par manque de clairvoyance. […] Comme toutes les manières générales de penser, comme toutes les institutions, comme toutes les fonctions sociales, elle dérive d’une imperfection, d’un manque d’équilibre, elle en est le signe, et elle n’a d’autre raison d’être que de la corriger pour disparaître ensuite avec elle.
Une publication du genre de celles qui ont fait récemment connaître Mirabeau et Joseph de Maistre lui manque jusqu’ici. […] Il les compare à des pièces de musique qui manquent de l’unité de mélodie : « Les gens de lettres ressemblent trop à la musique sans unité. » Pour lui, dans toute cette première partie de sa vie, et quand on le surprend comme je l’ai pu faire, grâce à cette masse de témoignages de sa main, dans l’intimité de sa méditation et de son intelligence, on le reconnaît et on le salue tout d’abord (indépendamment de ses erreurs) un grand harmoniste social, un esprit qui a sincèrement le désir d’améliorer l’humanité et d’en perfectionner le régime ; qui a en lui, sinon l’amour qui tient à l’âme et aux entrailles, du moins le haut et sévère enthousiasme qui brille au front de l’artiste philosophe pour la grande architecture politique et morale. […] L’affaire ainsi commencée, puis bientôt négociée auprès de l’abbé Sieyès, qui y donna les mains, n’aurait manqué, selon Bertrand de Moleville, que par une distraction du ministre qui, deux fois, ne se souvint ni de sa promesse ni de celui qui en était l’objet.
Dans le même livre (les Amours de Psyché), il s’est dépeint lui-même de la façon suivante ; et l’on y trouvera, avec moins de beauté de forme, exactement les mêmes traits : « Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu hors de la ville, qui fût éloigné, et où peu de gens entrassent. […] Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses, Ni le mélange exquis des plus aimables choses, Ni ce charme secret dont l’œil est enchanté, Ni la grâce plus belle encor que la beauté. […] L’âne un jour, pourtant, s’en moqua : Et ne sais comme il y manqua ; Car il est bonne créature.
Renan avait exprimé dans ses écrits bien des pensées odieuses, mais cet homme d’art, qui veut être savant, à toute force, comme Ingres voulait jouer du violon, avait eu soin toujours, pour voiler l’odieux de ses pensées, de leur donner une forme qui ne manquait pas d’agrément, et c’était même ce mélange d’odieux et d’agréable qui faisait sa spécialité. […] Sans la puissance de s’affirmer, le style manque de solidité et de mouvement ; la phrase ne sait ni se tenir debout, — ce qui est la force, — ni se lancer en haut, — ce qui est le mouvement et l’emportement vers l’idéal ! […] Renan n’a pas manqué de noter la force et la profondeur de ces infiltrations… Chose fatale !
Les modèles nous manquent. […] Quelles nuances rares de charme, d’attitudes, de politesse, d’émotion, un écrivain ne pourra-t-il pas donner à des personnages auxquels rien n’aura manqué de ce qui peut constituer l’exception humaine ! […] La longue fréquentation leur a manqué.
Il ne coupe pas le récit par d’interminables descriptions, où rien ne manque, si ce n’est justement le sens le plus profond de l’observation humaine. […] Les écrivains auxquels manque ce don d’émotion ne peuvent être, dans la littérature de fiction, que des descriptifs. […] En tout cas, il est permis de soutenir que le génie créateur y est incomplet, et que quelque chose manque à ce livre pour prendre place au premier rang, soit dans la littérature de mémoires, parce que nous n’avons là qu’un épisode d’une vie, soit dans la littérature de roman, parce que les grandes œuvres d’imagination possèdent plus d’énergie vitale, plus de force créatrice, et animent, sinon des foules, du moins des groupes entiers de personnages sortis de la pensée humaine.
Je comptais y calmer les inquiétudes que ma lecture ne manquerait pas d’éveiller chez les derniers dévots du rationalisme, et mettre à profit les critiques, les suggestions diverses qu’on voudrait bien me communiquer. […] Il lui manque le don premier, les antennes spirituelles, le sens du mystère, la poésie. […] Une série d’analyses m’ayant démontré que, d’une part, il n’est pas impossible qu’un théologien éminent manque tout à fait de vie religieuse, que, d’autre part, il se rencontre des âmes profondément religieuses qui manquent tout à fait de théologie, je conclus sans hésiter de ces deux séries extrêmes d’expériences, que religion et théologie cela fait deux, sans contester pour si peu les relations nécessaires qui existent entre religion et théologie. […] Si elle manque à ce point d’humour, de tendresse, de poésie, c’est tout bonnement, d’une part, qu’elle a pour unique objet l’intelligible, et que, d’un autre côté, l’intelligible, n’est ni amusant, ni émouvant, ni poétique. […] Ses mots dépendent étroitement de l’expérience poétique elle-même ; ils ne s’en distinguent pas ; aussi longtemps que cette expérience ne s’achève pas en un poème, elle est incomplète, disons mieux, elle est manquée ; tout comme serait manquée une inspiration héroïque qui ne se dénouerait par aucun geste.
Tout Mallarmé consiste en ceci : une expérience désintéressée sur des confins de poésie, à une limite où l’air respirable manquerait à d’autres poitrines. […] Pour le poète le seul être qui manque ne dépeuple pas tout, — mais au contraire peuple tout. […] Absence, néant, qui contribuet à ce déficit qu’est la conscience, à cette conscience d’un manque qu’est la vie. […] Nous n’avons pas manqué de poésie néo-classique qui a fourni des bras au classicisme, comme Ravaisson à la Vénus. […] La réflexion métaphysique de Valéry avait été vite conduite à une impasse, à un jeu de glaces incertaines, parce que l’habitude de la technique métaphysique lui manquait.
Le jour de son arrivée, Cros et moi, nous étions si pressés de le recevoir en gare de Strasbourg… ou du Nord, que nous le manquâmes et que ce ne fut qu’après avoir pesté, Dieu sait comme ! […] Le manque d’espace m’empêche, à mon vif regret, de citer quelques fragments de ce volume qu’il faut lire pour le relire souvent. […] Barbey d’Aurevilly contre Hugo est le manque de sincérité. […] Barbey d’Aurevilly ne trouve dans tout cela que fatras, ennui, fausse érudition et manque d’âme. […] Tout y était : des geôles, de vagues assassinats, rien, jusqu’aux « bouges sans nom », jusqu’à la grosse Margot, n’y manquait.