/ 2546
539. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre troisième. De la sympathie et de la sociabilité dans la critique. »

Après avoir analysé l’œuvre littéraire en tant que produit du tempérament personnel de l’auteur (prédispositions héréditaires, genre de talent, etc.), et du milieu où ce tempérament s’est développé (époque, classe sociale, circonstances particulières de la vie), il reste toujours à considérer l’œuvre en elle-même, à évaluer approximativement la quantité de vie qui est en elle38. […] Ces vertus, nécessaires au philosophe, le sont bien plus encore au critique littéraire, car le sentiment a en littérature le rôle prédominant. […] Schérer, esprit philosophique, séduit par les analyses méticuleuses et exactes de Georges Elliot au point d’en faire « la plus grande personnalité littéraire depuis Gœthe », oubliera entièrement Balzac, ou, s’il rencontre chez Victor n’aime Hugo (qu’il pas) l’éloge de Balzac comme d’un « grand esprit », verra là une « exagération burlesque ». […] Il arrive qu’à telle époque telle personnalité littéraire s’est imposée avec une sorte de violence, qui, peu d’années après, reste isolée, n’éveillant plus guère de sympathie : Chateaubriand, par exemple.

540. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XXIV. Mme Claire de Chandeneux »

En moins de deux ans (de 1876 à 1877), elle a rudement attesté sa virilité littéraire par six volumes de romans, et l’éditeur Plon en annonce encore !! […] , pourquoi les femmes, avec leur liquide et inépuisable faculté d’écrire, ne pourraient-elles pas, dans la littérature de feuilleton, qui est maintenant, vu nos gigantesques conceptions, la grande littérature, remplacer Ponson du Terrail, cette vessie littéraire, qui n’en avait jamais fini de ses arabesques… ? […] Quelle que soit la verbeuse médiocrité du pauvre Ponson du Terrail, ce nain intellectuel et littéraire, le porte-queue du grand Dumas et l’héritier de sa gibecière aux feuilletons, il y a pourtant, dans ce nain, quelque chose qui ne se trouve pas dans les femmes qui font le plus l’homme dans la littérature. […] Elle a, juste, ce degré de médiocrité cultivée qui le constitue et qu’il faut qu’une femme ait pour être littéraire.

541. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre XXV. Mme Clarisse Bader »

Elles ont la poitrine trop étroite ou trop pleine pour pouvoir respirer à l’aise dans l’atmosphère des idées générales, et l’Histoire littéraire est là pour l’attester. […] L’imagination, ce singe de l’intelligence, a dit Schiller, — ce qui n’est pas mal pour un Allemand, — l’imagination, qui est la première des facultés de la femme et d’un misérable siècle, chez qui la Raison est épouvantablement affaiblie, doit entraîner la femme, quand elle veut être littéraire, vers le roman dans lequel, d’ailleurs, elle cherche toujours un peu une place pour ses souvenirs et un miroir pour sa personne… D’un autre côté, par cela seul que le Roman est la forme la plus populaire des formes littéraires de ce temps, il rapporte du succès à plus bas prix… et l’Histoire, la sévère, l’Histoire, la désintéressée, n’a pas ces avantages… Il faut se croire très homme pour l’aborder. […] Elle n’a rien de commun avec cette roide pédante, avec cet horrible Centaure littéraire, que d’avoir voulu être un historien et de ne l’avoir pas été.

542. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Madame de Montmorency » pp. 199-214

Renée, au milieu des distractions d’une vie politiquement active, est resté littéraire et se maintient tel. […] Sa Madame de Montmorency 20, dont il s’occupait avec un soin presque religieux, cette histoire qui commence par la Cour, l’éclat et le monde, et qui finit par l’affliction et une cellule, sa Madame de Montmorency a été pour lui pendant longtemps comme une espèce d’oratoire littéraire dans lequel il revenait à la dévotion de toute sa vie : l’amour des choses de l’esprit et des recherches de l’histoire. […] Née des Ursins, de race pontificale, et Montmorency par mariage, cette femme, qui ne fut jamais qu’une épouse et une veuve chrétienne, a plus attiré son délicat biographe que les gloires tapageuses d’une époque où les femmes se dessinaient, avec plus ou moins de prétentions ambitieuses, des rôles politiques et littéraires. […] Renée est si littéraire qu’il semble regretter que madame de Montmorency n’ait pas été une des lionnes (c’est le mot de ce temps-là comme du nôtre) de l’hôtel de Rambouillet, et il écrit, pour s’en consoler : « Il est vrai que les beaux jours de cette société n’étaient pas venus encore, et que l’histoire s’est médiocrement occupée de ces premières années. » Ah !

543. (1880) Goethe et Diderot « Note : entretiens de Goethe et d’Eckermann Traduits par M. J.-N. Charles »

Même en critique littéraire, qui est son métier et dont on voudrait faire sa gloire, ses idées générales, quand il en ose, sont de ces platitudes ineffables que le premier venu rencontrerait. […] Gœthe prétendait à l’encyclopédisme, et il avait certainement une grande abondance de notions avec sa double aptitude scientifique et littéraire ; mais il n’avait — il faut bien le dire, malgré les préjugés contemporains, — ni l’originalité réelle, ni la profondeur, ni même l’acuité qui surprend par ce qu’elle a vu… J’ai fait mes citations plus haut. […] la véritable et la seule originalité de Gœthe, de cet Allemand qui, comme les autres Allemands, était idéaliste et poète, c’est d’avoir, Ixion infidèle, quitté la nuée pour embrasser la terre ; c’est d’avoir fait de la vie un art, bien plus qu’il n’a fait de l’art une vie ; c’est de s’être préoccupé, jusqu’à nous en faire mal au cœur, de l’utilité et de la pratique ; de jouer, enfin, au petit Machiavel, même littéraire, en n’étant qu’un petit Jérémie Bentham. […] Sainte-Beuve appela Gœthe un Talleyrand littéraire, et il se repent maintenant de cette idée juste.

544. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame de Sabran et le chevalier de Boufflers »

Nul siècle n’en a davantage à son budget littéraire. […] Même l’histoire littéraire du xviiie  siècle prit cette forme de la lettre, le moule forcené du temps ; car cette histoire, c’est la Correspondance de Voltaire et la Correspondance de Grimm. Il n’y a pas d’autres histoires littéraires du xviiie  siècle. […] Elle eut la prétention d’être littéraire.

545. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « III. Donoso Cortès »

Ils ont laissé la littérature de l’homme exclusivement littéraire (Donoso Cortès l’avait été un moment), et ils n’ont pris dans ses travaux que ce que le Catholicisme a animé de son inspiration toute-puissante. […] Il l’est aussi, même quand il croit et veut le moins l’être, même quand il insulte la beauté littéraire. « J’ai eu », dit-il dans une lettre à M. de Montalembert, « le fanatisme de l’expression, le fanatisme de la beauté dans les formes, et ce fanatisme est passé… Je dédaigne plutôt que je n’admire ce talent qui est plus une maladie de nerfs qu’un talent de l’esprit… », ce qui est assez insolent et assez faux, par parenthèse, et au moment même où il écrit cela, sans transition et comme pour se punir, il ajoute ce mot de rhéteur inconséquent, de rhéteur incorrigible, qui tout à coup reparaît « les formes d’une lettre ne sont ni littéraires ni belles », misérable axiome de rhétorique, non moins faux ! […] Plus oratoire que littéraire, Donoso Cortès a, même lorsqu’il s’efforce d’être didactique, comme dans son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme, les aspirations, les apostrophes, le mouvement et le redoublement antithétique.

546. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XVII. Saint-Bonnet »

C’est cette question des classiques grecs et latins, en apparence toute littéraire, mais dont le sens profond n’a frappé personne quand on l’a agitée, puisqu’elle cache, — et tout le monde l’a senti, — sous son intitulé modeste, cet énorme problème politique et social de l’éducation, qui déjà faisait sourciller le vaste et serein génie de Leibnitz bien avant que l’Europe n’eût vu le dix-huitième siècle et la Révolution française. […] Ou n’a pas oublié sans doute que les prétentions en présence sur cette question de l’enseignement, c’étaient, d’une part, l’innocuité morale, des classiques et leur convenance littéraire, et de l’autre, le danger auquel ils exposent de jeunes esprits qui prennent leurs premiers plis et reçoivent les terribles premières impressions de la vie, — terribles, car ce sont peut-être les seules qui doivent leur rester ! […] La question qui a dernièrement scandalisé MM. les dandies littéraires, cette fine fleur d’humanistes à gants blancs de cette époque de Doctrinaires en toutes choses, lesquels prétendent savoir le latin et ne vouloir l’étudier que dans les sources les plus pures, cette question, qui n’est pas seulement une question de pédagogue, mais une question d’âme, sera plus que résolue : elle sera épuisée. […] Naturalisme d’abord, scepticisme ensuite, toutes les influences qui sortent, pour l’enfant, des premières impressions littéraires, des premières ivresses de son imagination ravie, M. 

547. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « XXXI. Sainte Térèse »

Quel critique enfin a signalé au public, d’une façon quelconque, l’existence d’une traduction qui met à sa portée une œuvre littéraire, comptée au premier rang dans la littérature espagnole, et qui de plus lui fait connaître une de ces prodigieuses individualités, comme on dit maintenant, d’autant plus curieuse qu’elle est inexplicable à la sagacité purement humaine de l’Histoire, mais dont, pour cette raison peut-être, l’Histoire aime peu à s’occuper. […] Cette héroïne de la vie spirituelle est infinie d’intuition, de profondeur, de subtilité, mais ne l’entendez pas dans le sens littéraire qui voudrait dire excessivement intuitive, excessivement profonde, excessivement subtile. […] Moins encore que Pascal, qui songeait peu à faire de la littérature, lorsque dans ses Pensées il essayait de se faire de la foi, Sainte Térèse, dont la littérature espagnole a le très juste orgueil, n’était pas littéraire, et c’est pourquoi peut-être ce qu’elle nous a laissé est si beau ! […] En restant dans une appréciation purement humaine et littéraire, et en écartant toutes les questions théologiques qui se rattachent à une existence prodigieuse et impossible à expliquer avec les lois physiologiques dont nous sommes si fiers, la vie de Sainte Térèse, confessée par elle, est un de ces grands fragments de l’esprit humain, qui importent à l’esprit humain tout entier.

548. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « André Chénier »

Elles en diffèrent essentiellement, et par leur forme extérieure, — brillante et solide, — et même par leur fond littéraire très exceptionnel ; car Lemerre est peut-être le seul éditeur de Paris qui publie spécialement des poètes. […] Le reste de la vie d’André n’est plus qu’une vie littéraire et nous ne savons que trop ce que c’est qu’une vie littéraire, le reste n’est qu’une existence de gratte-papier et de journaliste ; car il le fut, et il n’y a pas là de quoi faire rêver. […] Les païens modernes, qui sont partout, se sont particulièrement épris de ce tour de force et de souplesse d’André, se faisant Grec du temps de Périclès, à la fin du xviiie  siècle, comme Chatterton, le seul analogue de Chénier dans l’histoire littéraire, s’était déjà fait du Moyen Age, avec un talent peut-être égal.

549. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Agrippa d’Aubigné »

… Toujours est-il que les éditeurs qui les ont retrouvés ont mis l’Histoire littéraire et la Critique à même de juger un homme seulement entrevu par la postérité, et sur lequel la Gloire, cette ignorante bâtarde de tout le monde, s’était tue longtemps — comme elle va parler — sans trop savoir pourquoi. […] III Mais, il faut bien le dire aux éditeurs des Œuvres complètes, si c’est l’enthousiasme pour l’auteur des Tragiques qui les a poussés à publier cette masse de poésies inédites, leur publication servira plus à l’Histoire et à la Critique littéraires qu’à l’homme dont ils auront voulu augmenter la renommée et fixer incommutablement la gloire. […] je ne suis pas de ceux-là qui prétendent que la langue française commence aux Provinciales, — opinion ridicule de Villemain, cet eunuque littéraire opéré par le Goût, — quand, avant Pascal, on avait Rabelais d’abord, ce mastodonte, émergé radieusement du chaos dans le bleu d’un monde naissant, puis, après Rabelais, — qui suffisait seul, — Ronsard, Régnier, Racan et d’Aubigné lui-même. […] Lyrique, élégiaque, didactique (car il y a, toujours dans le troisième volume de ses Œuvres, un poème didactique de QUINZE chants intitulé L’Univers), ce magnus parens dans l’Histoire littéraire avait l’étoffe de tout, — mais remploi de l’étoffe qui est l’Art, qui est le fini, qui est la beauté accomplie, lui manquait.

550. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Stendhal et Balzac » pp. 1-16

Ne peut-on pas modifier le mot de Franklin, et dire aussi qu’en matière de librairie, si on savait ce que doivent rapporter le sens et la préoccupation littéraires, chaque libraire s’efforcerait d’être littéraire, par intérêt bien entendu de commerçant ? […] Eh bien, le libraire qui, comme l’écrivain, se fait la courtisane des fantaisies de son époque et n’ose prendre aucune initiative en dehors de ce que ces fantaisies lui imposent, encourt un peu de ce mépris qui revient aux hommes littéraires, profanateurs de leur génie, qui ont mis en petits morceaux, dans des compositions proportionnées à la taille de leur époque, cet arbre merveilleux que Dieu leur avait planté dans la tête et qui devait s’épanouir et fleurir dans quelque beau livre, orgueil de la patrie et de la postérité ! […] … Toutes choses aléatoires sur lesquelles il y a une décision à prendre avec ce coup d’œil qui est le génie de toute affaire, et qui implique, dans l’intérêt du libraire, la double force de la sagacité littéraire et de la sagacité du commerçant.

551. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Edmond About » pp. 91-105

Jeune, et par conséquent n’ayant pas la simplicité d’être littéraire, cette visée si contraire à l’américanisme de nos mœurs, M.  […] Mettre du citron dans sa limonade, mais pas trop, couper d’eau fraîche un vin trop fort, et cependant n’en pas abolir toute la force, opération de dosage et de mixture, alchimie littéraire dont le résultat produit immanquablement sur tant de volumes, vendus par le libraire, tant de petits sous à l’auteur. […] Tête de linotte littéraire, qui avait peut-être du talent, si elle avait eu quelque poids ! […] On les saute, et d’autant mieux qu’on ne pèse guère ; mais ce qui tombe au fond du fossé et ce qui y reste, c’est le talent, c’est l’honneur littéraire, c’est l’art enfin, qui jamais n’en sortiront plus.

552. (1868) Rapport sur le progrès des lettres pp. 1-184

Un jury littéraire ? […] Toute découverte dans ce genre est célébrée comme un événement littéraire. […] Heureux ceux qui n’ont pas une conscience littéraire si scrupuleuse ! […] Pas un mot littéraire n’y détone, et cependant l’art est satisfait. […] Le public retombait dans son indécision et dans ses défiances littéraires.

/ 2546