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612. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXXIIe entretien. Littérature russe. Ivan Tourgueneff (suite) » pp. 317-378

La mer caresse et menace ; elle prend toutes les nuances, elle parle toutes les voix, elle reflète le ciel, ce ciel d’où nous vient aussi un souffle d’éternité qui ne nous semble pas étrangère, tandis qu’à l’aspect de la sombre et morne forêt, avec son lugubre silence ou ses sourds et longs gémissements, l’homme sent plus irrésistiblement pénétrer dans son cœur la conscience de son néant. […] Tu as acquis tant de savoir à l’étranger ; et qui sait, pourtant ? […] Lavretzky prit son thé dans une grande tasse qui lui rappelait un souvenir d’enfance et sur laquelle étaient peintes des cartes à jouer ; on ne la servait qu’aux étrangers, et maintenant c’était lui, étranger à son tour, qui buvait dans cette tasse. […] Elle s’arrêta tout à coup et se tut à la vue d’un étranger ; mais ses yeux limpides, fixés sur lui, gardèrent leur expression caressante ; les frais visages ne cessèrent point de rire. Le fils de Maria Dmitriévna s’approcha de l’étranger et lui demanda poliment ce qu’il désirait.

613. (1883) Essais sur la littérature anglaise pp. 1-364

C’est surtout dans leurs relations avec l’étranger que cette solidarité apparaît sous son aspect révoltant ; ils n’ont aucune pitié pour son ignorance des usages nationaux, aucune justice pour ses réclamations ; l’étranger est, dirait-on, en dehors de la loi anglaise. C’est une opinion reçue sur le continent qu’un procès engagé en Angleterre se terminera toujours au détriment de l’étranger. […] Emerson raconte à ce sujet qu’une dame anglaise sur le Rhin, entendant un Allemand désigner comme étrangers les voyageurs avec lesquels il se trouvait, s’écria : « Non nous ne sommes pas étrangers, nous sommes Anglais ; c’est vous qui êtes des étrangers. » Décidément, tous les peuples se valent en fait de sottise nationale. […] Mercutio, après tout, n’est qu’un étranger pour Roméo, tandis que Benvolio est son propre cousin. […] Il est évident que la veuve de l’enseigne Roger ne fut jamais qu’une étrangère pour les Sterne.

614. (1896) Essai sur le naturisme pp. 13-150

La caresse des voix, l’intonation des diphtongues, la musique des consonnes l’enchantèrent, il les doua d’une signification étrangère, d’un charme personnel. […] Mallarmé est d’accord avec son œuvre, et si l’une et l’autre sympathisent d’une mutuelle estime, mais son œuvre est étrangère à la vie. […] C’est que, là, rien ne transparaît qui nous soit étranger, ni la face énigmatique de l’autre, ni le mystère de l’inconnu. […] Nous l’admirons comme l’authentique effigie d’une race étrangère. […] Ce « fin parler de France » souple et protéen, qui est devenu par l’effort de nos artistes, la langue des langues, l’idiome parfait, supérieur au marbre pour l’expression des formes, et l’égal des sonorités mélodiques pour l’expansion aérienne des rythmes, cet étranger le fit fleurir de floraisons imprévues.

615. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre IV. Des Livres nécessaires pour l’étude de l’Histoire. » pp. 87-211

Comme cet historien étoit étranger, il n’est pas étonnant qu’il ait quelquefois défiguré les noms propres des villes & des hommes. […] Les événemens y sont liés les uns aux autres & toujours accompagnés de leurs principales circonstances ; toujours dénués de ce qui leur est étranger. […] Deux plumes angloises ont récemment traité le même sujet, avec la supériorité de connoissances qu’ont en général les naturels d’un pays sur les étrangers, dans l’histoire nationale. […] On ne lui reprochera point non plus une partialité nationale ; on pourroit même le prendre pour un historien étranger qui n’épargne pas les peuples voisins. […] C’est un ouvrage mal digéré dans lequel on trouve trop de petits faits étrangers à son sujet, & où les grands événemens deviennent petits, tant ils sont mal rapportés.

616. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLIIIe entretien. Vie et œuvres du comte de Maistre (2e partie) » pp. 5-80

On voit de loin les vaisseaux étrangers qui plient leurs voiles et jettent l’ancre ; ils apportent sous le pôle les fruits des zones brûlantes et toutes les productions de l’univers. […] Vingt ou trente automates agissant ensemble produisent une pensée étrangère à chacun d’eux. […] L’homme, saisi tout à coup d’une fureur divine étrangère à la haine et à la colère, s’avance sur le champ de bataille sans savoir ce qu’il veut ni même ce qu’il fait. […] Ne contiennent-ils rien de particulier et d’étranger à notre nature ?

617. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVe entretien. Examen critique de l’Histoire de l’Empire, par M. Thiers (2e partie) » pp. 177-248

L’Assemblée constituante avait bien fait de mettre à la place un clergé voué uniquement aux fonctions du culte, étranger aux délibérations de l’État, salarié au lieu d’être propriétaire ; mais c’était exiger beaucoup du Saint-Siège que de lui demander l’approbation de tels changements. […] Depuis que la France, objet des égards et des empressements de l’Europe, était remplie des ministres de toutes les puissances, ou d’étrangers de distinction qui venaient la visiter, il était frappé de la curiosité avec laquelle le peuple et même des gens au-dessus du peuple suivaient ces étrangers, et étaient avides de voir leurs riches uniformes et leurs brillantes décorations. […] Le fils du prince de Condé, le duc d’Enghien, jeune prince de grande race militaire et de haute espérance, se trouve à sa portée, quoique sur un territoire étranger et inviolable ; il le fait arrêter, conduire à Paris, juger par une commission, fusiller dans le fossé de Vincennes, les pieds sur sa tombe.

618. (1861) Cours familier de littérature. XI « LXVe entretien. J.-J. Rousseau. Son faux Contrat social et le vrai contrat social (1re partie) » pp. 337-416

Quel drame expiatoire il y aurait à faire entre un fils inconnu de Rousseau, devenu meurtrier par suite de son abandon, assassinant un étranger pour le dépouiller, et reconnaissant son père dans sa victime ! […] Comment admettre ce génie inné ou improvisé de la législation dans le premier songeur venu, étranger même au pays pour lequel il écrit, et sorti de l’échoppe de son père artisan, pour dicter des lois à l’univers ? […] Le législateur des chrétiens, lui-même, ne voulut révéler ses doctrines qu’après avoir vécu pendant trente ans dans l’obscurité, à l’étranger, et quarante jours dans la sainteté du désert. […] voilà un enfant né dans la boutique d’un artisan, le point de vue le plus étroit pour voir le monde tout entier ; car le défaut de l’artisan est précisément de ne rien voir d’ensemble, mais de tout rapporter à son seul outil, et à sa seule fonction dans la société : gagner sa vie, travailler de sa main, recevoir son salaire, se plaindre de sa condition, si rude en effet, et envier si naturellement les heureux oisifs ; Voilà un enfant qui, dégoûté de l’honnête labeur paternel avant de l’avoir même essayé, se prend à rêver au lieu de limer, s’évade de l’atelier et de la boutique de son père, va de porte en porte courir les aventures, préférant le pain du vagabond au pain de la famille et du travail ; vend son âme et sa foi avec une hypocrite légèreté au premier convertisseur qui veut l’acheter pour trois louis d’or, qu’on lui glisse dans la main, en le jetant, avec sa nouvelle religion, à la porte ; Voilà un adolescent qui se prostitue volontairement de domesticité en domesticité dans des maisons étrangères, se faisant chasser de tous ces foyers honnêtes pour des sensualités ignobles, ou pour des larcins qu’il a la lâcheté de rejeter sur une pauvre jeune fille innocente et déshonorée !

619. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXIe entretien. Socrate et Platon. Philosophie grecque (1re partie) » pp. 145-224

« Eh bien, y a-t-il rien de plus logique que de penser avec la pensée seule, dégagée de tout élément étranger et corporel ? […] Elle gouverne tous les éléments dont on prétend qu’elle est composée, leur résiste pendant presque toute la vie, et les dompte de toutes les manières, réprimant les unes durement et avec douleur, comme dans la gymnastique et la médecine ; réprimant les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci, avertissant ceux-là ; parlant au désir, à la colère, à la crainte, comme à des choses d’une nature étrangère : ce qu’Homère nous a représenté dans l’Odyssée, où Ulysse, se frappant la poitrine, gourmande ainsi son cœur : — Souffre ceci, mon cœur ; tu as souffert des choses plus dures. » On voit par cette citation, et par mille autres citations d’Homère dans la bouche de Socrate, que ce philosophe était bien éloigné de l’opinion sophistique de Platon proscrivant les poètes de la République, mais qu’au contraire Socrate regardait Homère comme le poète des sages, et comme le révélateur accompli de toute philosophie, de toute morale et de toute politique dans ses vers, miroir sans tache de l’univers physique, métaphysique et moral de son temps. […] « Qu’il espère donc bien de son âme, celui qui, pendant sa vie, a rejeté les plaisirs et les biens du corps comme lui étant étrangers et portant au mal : celui qui a aimé les plaisirs de la sagesse, qui a orné son âme, non d’une parure étrangère, mais de celle qui lui est propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la vérité ; celui-là doit attendre avec sécurité l’heure de son départ pour le meilleur monde.

620. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 juin 1885. »

Parmi les jeunes musiciens de France, il y a certainement des artistes considérables par le talent et par le savoir ; plusieurs sont considérés à l’étranger comme des maîtres ; mais ne sentez-vous pas dans leurs plus belles œuvres instrumentales l’infiltration de plus en plus pénétrante de l’inspiration germanique ? De là l’indifférence à leur égard d’une grande partie de notre public : on applaudit sincèrement l’opérette, qui satisfait du moins un des besoins de notre race — le moins noble, il est vrai — et l’on n’estime que par bon ton des œuvres vraiment élevées, dont l’essence nous est étrangère. […] Nous en tiendrons-nous à l’opéra des maîtres français, ce qui, selon vos idées, serait assez logique, ou, par des concessions à l’esprit étranger, adopterons-nous les modes italiennes ou les modes allemandes ? […] Déjà, dans cette œuvre, le pathos lyrique cède la place à un développement dramatique idéal plus défini ; la conception musicale ne va-t-elle pas sur cette voie, être détournée de sa pureté première, devenant dépendante de représentations complètement étrangères, en soi, au génie de la musique ?

621. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « VI »

Une action contemplée, un combat par exemple, cela était pour eux une série de sensations déjà plus vive, plus intéressante, par un certain reculement et une élimination des sensations étrangères au combat, par l’accumulation des sensations suivies du combat et leur prépondérance ; mais ce beau spectacle d’un combat, si le combat était réel, n’était-il pas, en tant que spectacle, atténué par l’éparsement sensationnel inhérent à sa réalité même ? […] Le théâtre est un spectacle de vie su fictif par les spectateurs qui le contemplent et conséquemment d’une sensation moins éparse, plus homogène, plus intense que le spectacle de la vie réelle ; le théâtre est le premier degré de l’art parmi la vie… Après dix ans de luttes et de souffrances lointaines, voilà que las et triomphant de ses armes rouillées de sangs, le roi-guerrier revient à la couche de son épouse, et l’attend l’adultère, et le trappe, qui un jour par le vouloir d’Atè et l’acte filial sera puni ; telle, dans l’amplitude sereine et introublée des portiques, entre les colonnades haut ornées des figures de dieux, l’action humaine apparaissait, et libre de soucis étrangers, toute drue d’elle-même, la sensation des divinités implacables aux Atréides surgissait, véhémente plus que d’aucune réalité, terrifiante et sûre, art, dans les âmes spectatrices. […] Tel sera atteint le second degré du fictif dans la vie, le second degré de l’art, après la primitive élimination des sensations étrangères à l’objet artistique, par la restriction des sensations à un seul ordre sensitif ; et, après l’art théâtral, les arts séparés de la peinture, de la littérature et de la musique seront acquis, quand sera démontré le pouvoir de chacun de ces arts de donner à lui seul l’impression d’une chose vivante. […] Des mois dura, par l’habitude et des vouloirs étrangers, le hantement des maisons universitaires, et j’appris étudier aux documents, lire les chronologies et savoir des choses qu’enferme une belle critique historique ; mais, depuis la triste décision des directeurs de l’École Normale, le démon musical s’était promu à une forte position en mon cœur ; les plus beaux procédés des critiques historiques eurent moins de mes faveurs ; elles allaient, mes faveurs, à la composition de musiques.

622. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire littéraire de la France. Ouvrage commencé par les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut. (Tome XII, 1853.) » pp. 273-290

Pour se mettre tout entier à une telle œuvre en dérobant son nom, en ne citant que ceux des personnes à qui l’on a obligation de quelque secours et communication bienveillante ; pour se résoudre à aborder sur son chemin tous les auteurs quelconques qui ont écrit, les ennuyeux, les épineux, les scolastiques, les sages, les menteurs, les frivoles, et ceux qui édifient et ceux qui scandalisent ; pour s’engager à rendre de tous un compte honnête, scrupuleux et impartial, en vue de l’exactitude et même de la charité, il fallait avoir un zèle et une candeur primitive qui n’est pas étrangère à l’âme des vrais et purs studieux, mais que la religion ici consacrait et arrosait pour ainsi dire d’une douceur et, je ne crois pas profaner ce mot, d’une bénédiction secrète. […] Certes, elle aimerait mieux la paix qu’un tel éclat ; elle se déclare innocente ; elle est prête à en passer par l’épreuve ou de l’eau froide ou du fer chaud ; elle jure par tous les saints, par le Dieu tout-puissant, que Renart lui fut toujours étranger.

623. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « De la dernière séance de l’Académie des sciences morales et politiques, et du discours de M. Mignet. » pp. 291-307

Cousin, c’est-à-dire une école qui dans ses analyses intellectuelles est restée complètement étrangère à la connaissance soit des mathématiques, soit de la physiologie, de ces sciences qu’y joignit toujours Descartes, on a affaire à quelque chose de beaucoup moins considérable. […] Dans le dernier discours sur Jouffroy, il me semble avoir sacrifié plus que d’ordinaire à la mise en scène ; il y a mêlé un but étranger au sujet même qu’il étudiait ; il a voilé en un sens et drapé son personnage ; il a pris parti, plus finement qu’il ne convient, pour la malice et la rancune des grands sophistes et des grands rhéteurs dont l’histoire sera un jour l’un des curieux chapitres de notre temps, intolérants et ligués comme les encyclopédistes, jaloux de dominer partout où ils sont, et qui, depuis que l’influence décidément leur échappe, s’agitent en tous sens pour prouver que le monde ne peut qu’aller de mal en pis.

624. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Bossuet. Lettres sur Bossuet à un homme d’État, par M. Poujoulat, 1854. — Portrait de Bossuet, par M. de Lamartine, dans Le Civilisateur, 1854. — I. » pp. 180-197

Poujoulat, dans une suite de Lettres adressées à un homme politique étranger, s’attache à montrer que Bossuet n’est pas seulement grand dans les ouvrages célèbres qu’on lit ordinairement de lui, mais qu’il est le même homme et le même génie dans toute l’habitude de sa pensée et dans l’ensemble de ses productions. […] notre commune patrie, agitée depuis si longtemps par une guerre étrangère, achève de se désoler par ses divisions intestines.

625. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « La Divine Comédie de Dante. traduite par M. Mesnard, premier vice-président du Sénat et président à la Cour de cassation. » pp. 198-214

Esprit sagace, libre de préventions, adonné pendant des années aux investigations les plus actives et aux recherches silencieuses, particulièrement doué du génie des origines, il comprenait les choses par leur esprit même et les exprimait ensuite sans y rien ajouter d’étranger. […] Dans le calque trop complet et trop systématique qu’on veut faire d’un texte original, il arrive quelquefois qu’on reste plus voisin de l’idiome étranger que du nôtre, et que la traduction aurait besoin d’être traduite elle-même : c’est là un inconvénient que M. 

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