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1485. (1895) La vie et les livres. Deuxième série pp. -364

C’est pourquoi il a gardé, en une si grande révolution de sentiments et d’idées, le courage d’espérer et la force de sourire. […] Certains sentiments, certaines légendes y sont demeurées intacts. […] c’est une folie que de se croire maître de ses sentiments, de ses pensées, même de ses actes. […] La grossièreté de leurs sentiments, la platitude et la vulgarité de leurs idées ne le blessent-elles point ? […] Nous n’avons pas gardé les mêmes manières d’exprimer nos sentiments et de déguiser nos faiblesses.

1486. (1899) Arabesques pp. 1-223

Il obéissait à ce sentiment d’inquiétude qui nous pousse souvent à dénigrer des esprits appartenant à la même lignée intellectuelle que nous-même. […] — Et il reste conséquent avec lui-même puisque, chez lui, les idées se transforment toujours en sentiments pour s’exprimer. […] Et ils applaudissent le conférencier. — Maints prêtres les encouragent dans ces sentiments. […] On peut tout supposer ; on peut même croire que ces divers sentiments ont contribué à le déterminer. […] Nous en portons, au fond de nous, le sentiment, nous les considérons comme des biens souhaitables, mais fort peu osent chercher les moyens d’en faire des réalités vivantes.

1487. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLVIIIe Entretien. Montesquieu »

On cite de lui un trait qui fait le plus grand honneur à ses sentiments d’humanité non moins qu’à sa modestie. […] L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe. […] « Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse ; l’égalité qui était entre eux cesse, et l’état de guerre commence. […] Le sentiment du devoir, et de l’obéissance à ce que l’on croit être le droit du commandement, est le principe conservateur de toutes les formes de gouvernement. […] Il faut écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment.

1488. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre III. Molière »

La farce lui a appris à faire passer l’expression naïve et plaisante des sentiments avant l’arrangement curieux de l’intrigue et les grâces littéraires de l’esprit de mots. […] Les Précieuses ne sont qu’une farce, qui a créé la comédie de caractère : outre la satire d’un ridicule du xviie  siècle, elle découvre certains états de sentiment et d’esprit qui sont aussi bien de notre temps. […] Une des études où Molière s’est complu, c’est le ravage que fait le vice dans l’homme, puis hors de l’homme en qui il vit, les destructions ou altérations de sentiments naturels qui en résultent, les longues traînées de misère ou de mal qui le prolongent de tous côtés : et rien n’a donné plus de largeur ni plus de sérieuse portée à ses pièces. […] Plus tragique encore est la génération du vice par le vice dans l’Avare, qui est la plus dure des comédies de Molière : l’avarice d’Harpagon tue en lui le sentiment de l’honneur, le souci de sa dignité, la notion de ses devoirs, même l’affection paternelle ; mais en ses enfants elle tue le respect, l’affection filiale. […] Il eût été un peintre délicat des sentiments fins et modérés.

1489. (1889) Histoire de la littérature française. Tome II (16e éd.) « Chapitre cinquième. De l’influence de certaines institutions sur le perfectionnement de l’esprit français et sur la langue. »

Je n’aime pas moins les décisions que prit successivement l’Académie, pour que le sentiment commun prévalût toujours sur le sentiment particulier, et ne l’opprimât point, et j’admire la juste mesure qu’elle sut garder entre les droits de l’esprit français et ceux de l’écrivain. […] Gombauld avait demandé si un académicien, faisant examiner un ouvrage par la compagnie, serait tenu d’en suivre les sentiments. […] Quand on changera quelque chose de l’usage que j’ai remarqué, ce sera encore selon les mêmes remarques que l’on écrira autrement… Il sera toujours vrai aussi que les règles que je donne pour la netteté du langage ou du style subsisteront sans jamais recevoir de changements61. » Il n’y a rien d’outrecuidant dans ce noble témoignage que se rend Vaugelas, sous l’autorité du sentiment général qu’il avait cherché toute sa vie. […] Ils ont le sentiment d’avoir manqué une chance certaine de bonheur, ou négligé une prescription de médecine qui suivie plus tôt eût prévenu la maladie. […] Plus tard, à mesure qu’on avance dans la vie, on aime de plus en plus les vérités familières qui se présentent avec un air naturel, et l’on préfère les auteurs qui ne sont que des gens de bien faisant voir leurs sentiments, aux écrivains qui étalent leur dextérité.

1490. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Introduction. Le problème des idées-forces comme fondamental en psychologie. »

La première, c’est que nos idées et sentiments soient des conditions réelles de changement interne, conséquemment des facteurs de l’évolution mentale, non de simples indices d’une évolution ayant lieu sans eux par des causes exclusivement physiques. […] S’il ne se dépense point à réveiller d’autres sentiments, il se dépense à remuer les muscles. […] La conscience n’est qu’une forme ; elle est le moi-sujet, simple spectateur des phénomènes qui se produisent, distinct du moi-objet, qui, lui, constitue la personnalité et se compose de sensations venant du corps, de sentiments, etc. […] James par la nôtre, nous ne parvenons pas, malgré tous nos efforts, à comprendre l’affection, le sentiment de plaisir ou de peine comme l’arrivée de tels ou tels objets devant la conscience, c’est-à-dire comme une représentation. Quelques philosophes ont soutenu, il est vrai, que la peine est la représentation confuse d’un trouble organique ; mais entre l’idée de trouble organique et le sentiment de la peine il y a un hiatus énorme.

1491. (1856) Cours familier de littérature. I « Ve entretien. [Le poème et drame de Sacountala] » pp. 321-398

Pour avoir une idée de l’élévation, de la sainteté des sentiments qui animaient cette société conjugale des Indes primitives, il faudrait lire en entier cette admirable apostrophe de l’épouse à l’époux : « Il ne faut pas te lamenter ainsi, lui dit-elle, comme un homme de caste vulgaire. […] « Quant à ceux qui ont voulu assimiler ce drame à une simple pastorale, comme s’il s’agissait ici de bergeries et de moutons à la manière de Florian, nous conviendrons volontiers avec eux que le premier acte se rapproche en effet de ce genre, et qu’il nous offre un modèle de l’idylle aussi parfait qu’il ait été conçu par aucun des meilleurs poètes bucoliques de l’antiquité ; mais, pour le reste, nous leur demanderons dans quelle espèce de pastorale ils ont jamais vu le pathétique, la noblesse, l’élévation des sentiments portés au point où ils le sont généralement dans ce drame, le quatrième acte surtout, qui, sous ce point de vue, nous semble avoir atteint le comble de la perfection. […] Le chef-d’œuvre des littératures perfectionnées est de remonter à la simplicité, ce premier mot du sentiment. […] Ce ne sont plus les rugissements du lion, les cris du tigre qui viennent effrayer les voyageurs ; mais le bramement lointain du cerf, le chant des oiseaux, le bourdonnement de l’abeille, retentissant doucement à son oreille, portent dans les esprits un sentiment inexprimable de calme et de bonheur. […] La petite fourmi protège ses œufs et ne les brise pas : et toi, être doué du sentiment de la vertu et de la justice, tu ne protégerais pas, tu ne chérirais pas cet être faible auquel tu as donné la vie ?

1492. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome I « Bibliotheque d’un homme de goût. — Chapitre V. Des orateurs anciens et Modernes. » pp. 223-293

Il a cette force qui vient de la raison, du vrai mis dans tout son jour par un esprit solide & ferme ; & non celle qui vient du sentiment, des mouvemens d’un cœur tendre & affectueux. […] Tout dans ses Sermons annonce ce sentiment. […] Que d’esprit & de sentiment à la fois ? […] Ses discours sont l’ouvrage d’un Prédicateur véritablement éloquent, d’une imagination noble & brillante, d’un esprit orné, d’un sentiment vif & pathétique. […] Il avoit l’esprit si pénétrant & si juste, qu’on auroit été tenté de croire qu’il démêloit par-tout le vrai, plûtôt par sentiment & par instinct, que par étude & par réfléxion.

1493. (1907) Propos littéraires. Quatrième série

Ribot, intitulé la Psychologie des sentiments. […] L’intelligence ne nous donne pas nos sentiments ; elle en prend conscience et les exprime. […] Rien n’est plus inexplicable que ce sentiment singulier. […] Le besoin devient un sentiment, le sentiment devient une idée, l’idée trouve sa formule et devient une théorie. […] Il avait conservé pour Désirée, sa belle-sœur, un petit sentiment affectueux sans amertume, puisque c’était lui qui l’avait délaissée, et ce sentiment se tournait en bienveillance pour le mari, bon mari du reste, qui avait consolé Ariane.

1494. (1864) Histoire anecdotique de l’ancien théâtre en France. Tome I pp. 3-343

C’est dans ces sentiments que nous quittons un théâtre où vous avez tant de fois secondé nos efforts. […] Racine, comme Euripide, a su donner au sien la tendresse des sentiments. […] Son esprit fin, délicat, plein de noblesse et d’élévation, saisissait avec un grand bonheur les nuances du sentiment. […] Elle espérait voir une allusion aux sentiments qu’elle et Louis XIV avaient eus l’un pour l’autre. […] « Dites-moi franchement votre sentiment, lui dit Racine.

1495. (1895) La comédie littéraire. Notes et impressions de littérature pp. 3-379

Pièces inachevées, sentiments obscurs, fautes de goût, harmonies grinçantes. […] Ces sentiments honorent Rosalinde. […] Pour l’instant, M. d’Esparbès est, au sentiment général, le poète de l’Empire. […] Hermann caché derrière ses fenêtres passe par des sentiments douloureux et contradictoires. […] Et on le devine si malheureux, accablé d’un désespoir si cruel, qu’il inspire un sentiment de pitié.

1496. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Vicq d’Azyr. — II. (Fin.) » pp. 296-311

Je ne saurais comparer les sentiments de ces dames pour leurs médecins qu’à ceux que leurs grand-mères avaient, à la fin du siècle de Louis XIV, pour leurs directeurs ; et, dans le fait, la préférence que de nos jours le corps avait obtenu sur l’âme explique assez ce déplacement d’affections. […] On peut se demander (et il le faut même pour avoir une idée précise de l’homme) quels étaient les sentiments philosophiques de Vicq d’Azyr sur la mort, sur la vie, sur Dieu, sur la Providence, toutes questions que les hommes de son temps étaient si prompts et si décisifs à trancher. […] Vicq d’Azyr avait à un haut degré le sentiment de la connexion et de la solidarité des sciences : en ce sens il avait l’esprit éminemment académique et encyclopédique, et, s’il nous paraît de loin aujourd’hui avoir été avant tout de la famille de ceux qui sont des messagers publics et des organes applaudis, nul ne peut dire de cet homme de talent sitôt moissonné, qu’il n’eût pas été aussi, à d’autres moments, un investigateur heureux et un inventeur.

1497. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — III » pp. 174-189

Bonaparte lui écrivait le 30 mai : « Tous les renseignements qui me viennent sur la discipline de votre division, ainsi que sur la bonne conduite des officiers qui la commandent, lui sont favorables : cela vient de l’exemple que vous leur donnez et de la vigilance que vous y portez. » En faisant connaître à ses troupes cette lettre d’éloges, Joubert y joignait l’expression de ses sentiments en des termes qui, pour avoir été souvent répétés depuis et un peu usés par d’autres, ne cessent pas d’être les plus honorables et d’avoir tout leur prix dans sa bouche : Je fais connaître avec plaisir la lettre que je viens de recevoir du général Bonaparte, et je saisis cette occasion de témoigner mes sentiments à mes braves camarades. […] Sieyès, qui avait au plus haut degré le sentiment des situations, qui avait compris et proclamé le premier la Révolution commençante, et qui était le premier encore à deviner et à désigner la solution par où elle allait finir, gagnait chaque jour en influence.

1498. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Les Contes de Perrault »

Il est excellent dans son ordre et d’un singulier à propos ; il vient heureusement en aide à ce sentiment de justesse et de perfection qui caractérise la belle heure de Louis XIV ; il en est le plus puissant organe, le plus direct et le plus accrédité en son genre ; il est, on peut le dire, conseiller d’État dans l’ordre poétique, tant il contribue efficacement et avec suite à la beauté solide et sensée du grand siècle. […] Perrault, pour justifier son sentiment, écrivit alors son Parallèle des Anciens et des Modernes, en quatre volumes, et la guerre fut ouvertement déclarée. […] Je leur accorde beaucoup sur tout le reste, je ne puis leur passer ce sentiment-là.

1499. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Chateaubriand, jugé par un ami intime en 1803, (suite et fin) » pp. 16-34

On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile, avec un sentiment d’idéal élevé ; c’est tout ce que permet l’état des connaissances incomplètes, la disette des sources et le manque de moyens d’information et de retour. […] comment s’y prendre, si l’on veut ne rien omettre d’important et d’essentiel à son sujet, si l’on veut sortir des jugements de l’ancienne rhétorique, être le moins dupe possible des phrases, des mots ; des beaux sentiments convenus, et atteindre au vrai comme dans une étude naturelle ? […] Quoi de plus ordinaire en public que la profession et l’affiche de tous les sentiments nobles, généreux, élevés, désintéressés, chrétiens, philanthropiques ?

1500. (1870) Portraits contemporains. Tome III (4e éd.) « GLANES, PÖESIES PAR MADEMOISELLE LOUISE BERTIN. » pp. 307-327

Oui, quoique beaucoup de ces pièces nous arrivent datées depuis 1840, on en peut dire, comme de certaines poésies lentes à s’écrire, qu’elles sont d’une rédaction postérieure au sentiment primitif d’où elles sont nées. […] Je voudrais pouvoir citer tout entière la pièce intitulée Prière, qui joint à l’essor des plus belles harmonies une réalité et une intimité de sentiments tout à fait profondes. […] Il est souvent un grand charme, et inexprimable, résultant d’une image discrète, d’un tour simple, d’un enchaînement facile, d’une cadence coupée à temps, avec un sentiment vrai sous tout cela : c’est l’atticisme de la poésie.

1501. (1894) Propos de littérature « Chapitre III » pp. 50-68

Au contraire, le coloris suit davantage notre instinct, il se modifie au gré d’un sentiment individuel. […] Non pas qu’il recherche savamment l’équilibre des plans lumineux pour créer ainsi de lointaines et aériennes perspectives ; mais par le sentiment né d’un coloris clair et sain, en ses récits comme à la surface des eaux, la brise passe d’un vol libre ; ils fleurent les parfums des prairies, respirent de l’aurore à l’égal du jour souple des bois et de strophe en strophe s’étendent et s’éjouissent de vivre ainsi qu’un paysage caressé par une bruine de soleil. […] Souvent, chez celui-ci, quelques mots au détour d’une strophe, quelques comparaisons ou même une simple allusion suffisent à en fixer les lignes générales et en apportent le sentiment comme un parfum : la mer, la forêt, la plaine, passent à l’horizon de la pensée. — M. 

1502. (1863) Histoire des origines du christianisme. Livre premier. Vie de Jésus « Chapitre XXIV. Arrestation et procès de Jésus. »

Leur fanatisme étroit, leurs haines religieuses révoltaient ce large sentiment de justice et de gouvernement civil, que le Romain le plus médiocre portait partout avec lui. […] Un expédient se présenta à l’esprit du gouverneur pour concilier ses propres sentiments avec les exigences du peuple fanatique dont il avait déjà tant de fois ressenti la pression. […] Dans beaucoup d’autres cas, Luc semble avoir un sentiment éloigné des faits qui sont propres à la narration de Jean.

1503. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Pensées de Pascal. Édition nouvelle avec notes et commentaires, par M. E. Havet. » pp. 523-539

Sa jeunesse échappa aux légèretés et aux dérèglements qui sont l’ordinaire écueil : sa nature, à lui, était très capable d’orages ; ces orages, il les eut, il les épuisa dans la sphère de la science, et surtout dans l’ordre des sentiments religieux. […] Ce qui porte Bossuet à Dieu, c’est plutôt le principe de la grandeur humaine que le sentiment de la misère. […] Pascal est à la fois plus violent que Bossuet et plus sympathique pour nous ; il est plus notre contemporain par le sentiment.

1504. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Monsieur Walckenaer. » pp. 165-181

Le biographe ou plutôt le compagnon, l’introducteur assidu de Mme de Sévigné et de La Fontaine, avait participé à la fortune et au bonheur de de ces deux noms, il s’était fait des amis, et ce n’est pas sans un vrai sentiment de regret qu’on a appris que M.  […] Avec un zèle et un goût si louable d’étude et de retour aux sources, il n’a pas eu le sentiment des atticismes. […] Il a laissé à tous ceux qui l’ont connu de près un sentiment de respect et d’affection vive.

1505. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « III — Les deux cathédrales »

Elle est basée sur ce sentiment que la vie a été, est, sera, ne peut pas ne pas être mauvaise, qu’il faut par conséquent y participer le moins possible, et que seule l’idée de Dieu est susceptible de l’ennoblir. […] C’est que le cœur de l’humanité vibrait de sentiments nouveaux et qu’une faculté dangereuse, ennemie de l’obéissance et du respect, la raison, s’était peu à peu réveillée du sommeil où la descente d’un Dieu sur la terre l’avait plongée. […] … J’entends par œuvre forte, une œuvre qui vit ; j’appelle matériaux avariés, des sentiments faux et des idées abolies.

1506. (1881) Le naturalisme au théatre

Le respect des situations acquises vient d’un sentiment conservateur. […] Et quel abus aussi des beaux sentiments ! Quand un acteur a un beau sentiment à émettre, on s’en aperçoit tout de suite ; il s’approche du trou du souffleur comme un ténor qui a une belle note à pousser, il lâche son beau sentiment, on l’applaudit, il salue et se retire. […] Paul Deroulède fait bien mal les vers, mais il a de si beaux sentiments ! […] On sait à l’avance que tel beau sentiment doit provoquer telle quantité de bravos.

1507. (1866) Histoire de la littérature anglaise (2e éd. revue et augmentée) « Livre V. Les contemporains. — Chapitre I. Le Roman. Dickens. »

Le contraste, la succession rapide, le nombre des sentiments ajoutent encore à son trouble ; nous roulons pendant deux cents pages dans un torrent d’émotions nouvelles, contraires et croissantes, qui communique à l’esprit sa violence, qui l’entraîne dans des écarts et des chutes, et ne le rejette sur la rive qu’enchanté et épuisé. […] Il offre innocemment en spectacle, lorsqu’on vient le voir, de charmantes scènes d’intérieur ; il étale le cœur d’un père, les sentiments d’un époux, la bienveillance d’un bon maître. […] À cette hauteur d’opulence et avec cette étendue d’action, c’est un prince, et, comme il a la situation d’un prince, il en a les sentiments. […] Mais, par-dessus tout, ils ont un sentiment anglais et qui nous manque : ils sont chrétiens. […] Dans ce pays, où il y a tant de sectes et où tout le monde choisit la sienne, chacun croit à la religion qu’il s’est faite, et ce sentiment si noble élève encore le trône où la droiture de leur volonté et la délicatesse de leur cœur les ont portés.

1508. (1902) Les poètes et leur poète. L’Ermitage pp. 81-146

Poète de sentiment et d’intimité profonde, sa brûlante douceur a touché pour jamais la chair de notre cœur. […] Bien que Musset ne me donne pas au même degré d’intensité cette impression, presque physique, c’est peut-être lui qui est « mon poète » au sens où l’entend sans doute votre question, c’est à dire que c’est lui qui joue le mieux avec le clavier de mes sentiments. […] Et, moins stupide, celui-ci aura peut-être la sagesse de chercher et d’aimer, dans l’art, beauté des formes et du geste, des couleurs et du rythme, la douceur des sentiments et la sauvage grandeur du rêve ! […] Ce siècle, qui assista à une si admirable montrée d’idées et de sentiments, n’eut pas (quel siècle l’eut positivement d’ailleurs) ce poète essentiellement et totalement interprète de son immense et diverse vitalité. […] J’ai vainement cherché — c’est dire que je ne n’avais pas d’avance trouvé — parmi les défunts poètes du siècle écoulé, celui qui put vraiment réunir les qualités qui je prédilecte : sentiment de la nature, émotion humaine, clarté, simplicité et harmonie verbales.

1509. (1896) Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l’esprit « Chapitre II. De la reconnaissance des images. La mémoire et le cerveau »

Il y a deux manières habituelles d’expliquer le sentiment du « déjà vu ». […] Si donc toute perception usuelle a son accompagnement moteur organisé, le sentiment de reconnaissance usuel a sa racine dans la conscience de cette organisation. […] Les tendances motrices suffiraient donc déjà à nous donner le sentiment de la reconnaissance. […] Voir, au sujet de ce sentiment d’erreur, l’article de MÜLLER et SCHUMANN, Experimentelle Belträge zur Untersuchung des Gedächtnisses (Zeifschr. f. […] FOUILLÉE a dit que le sentiment de la familiarité était fait, en grande partie, de la diminution du choc intérieur qui constitue la surprise.

1510. (1730) Des Tropes ou des Diférens sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue. Traité des tropes pp. 1-286

la voix du peuple est la voix de Dieu , c’est-à-dire, que le sentiment du peuple, dans les matiéres qui sont de son ressort, est le véritable sentiment. […] Ce sentiment est adopté par le P.  […] Les philosophes apèlent patient, ce qui reçoit l’action d’un autre ; ce qui est le terme ou l’objet du sentiment d’un autre. Ainsi patient ne veut pas dire ici celui qui ressent de la douleur ; mais ce qui est le terme d’une action ou d’un sentiment. […] le roi aime le peuple ; aime est aussi dans un sens actif, et le peuple est le terme ou l’objet de ce sentiment.

1511. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Un cas de pédanterie. (Se rapporte à l’article Vaugelas, page 394). »

« Trop impatient pour dissimuler ses sentiments nationaux et frappé dans sa position universitaire, il se tourna vers une profession indépendante, et vers celle en même temps qui permettait le mieux d’appliquer les inspirations humaines qui faisaient le fond de sa nature. […] le souvenir de tes vertus pratiques, de ta prodigue bonté, de ta délicatesse de sentiments, vivra à jamais chez tous ceux qui t’ont connu et ne mourra qu’avec eux. » Les lecteurs peuvent en juger maintenant.

1512. (1892) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Cinquième série « Marcel Prévost et Paul Margueritte »

Marcel Prévost a su nous peindre tout cela (ce qui n’était point facile) avec beaucoup de pénétration et de sûreté, une intelligence subtile des mystères du sentiment et un accent de pitié contagieuse. […] La paternité consomme la bonté morale d’André ; le sentiment de sa responsabilité soutient son courage ; il oppose à chaque nouvelle trahison de la vie plus de patience et de résignation.

1513. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — M — Mistral, Frédéric (1830-1914) »

Homère, nous n’en avons lu aucun qui ait eu pour nous un charme plus inattendu, plus naïf, plus émané de la pure nature, que le poète villageois de Maillane — Si nous étions riche, si nous étions ministre de l’instruction publique ou si nous étions seulement membre influent d’une de ces associations qui se donnent charitablement la mission de répandre ce qu’on appelle les bons livres dans les mansardes et dans les chaumières, nous ferions imprimer à six millions d’exemplaires le petit poème épique dont nous venons de donner une si brève et si imparfaite analyse et nous l’enverrions gratuitement, par une nuée de facteurs ruraux, à toutes les portes où il y a une mère de famille, un fils, un vieillard, un enfant capable d’épeler ce catéchisme de sentiment, de poésie et de vertu, que le paysan de Maillane vient de donner à la Provence, à la France et bientôt à l’Europe. […] Il ne renonce pas à l’élégance, mais quel sentiment hardi de la réalité, quelle énergie redoutable dans ses peintures, soit qu’il chante la Belle d’août et qu’avec une grâce funèbre il associe toute la nature éplorée aux malheurs de son héroïne ; — soit que, dans l’étrange pièce intitulée : Amarum, il attaque le débauché, le secoue, le flagelle, et l’enferme, épouvanté, au fond du sépulcre infect ; — soit que, devant un épi de folle avoine, son ironie vengeresse châtie l’oisiveté insolente, toujours il y a chez lui une pensée généreuse, une imagination agreste, un langage imprégné des plus franches odeurs du terroir.

1514. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre IV » pp. 38-47

Me reconnaît-on pas un sentiment : de faiblesse dans ces hommages inquiets et timides qu’il rend à ses maîtresses, et qui semblent moins solliciter leur affection que leur appui ? ne démêle-t-on pas un besoin secret d’encouragement, dans cette tendresse suppliante, dont Henri IV, son père, et Louis XIV, son fils, furent si éloignés, dans le sentiment de leur force et de leur gloire ?

1515. (1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XXXV » pp. 402-412

Dans la continuelle fluctuation d’idées et de sentiments à laquelle madame de Maintenon était condamnée depuis deux années ou environ, il n’est pas étonnant qu’elle ait donné lieu plusieurs fois au renouvellement des plaintes que madame de Coulanges faisait au mois de septembre 1675 pour la première fois, sur le changement de son amie à son égard, et à l’application de l’ancien adage, que les honneurs changent les mœurs 124. […] Du moment qu’elle devint confidente et dépositaire des sentiments et des pensées du roi, et même des secrets de l’État, elle cessa de s’appartenir à elle-même : ce fut un devoir pour elle de donner au roi une parfaite sécurité sur le dépôt que sa confiance mettait à la discrétion de son amie ; elle lui devait de rompre toute familiarité qui aurait pu compromettre ce dépôt : il n’y a rien de si difficile à cacher qu’un secret avec tes personnes à qui l’on parle habituellement à cœur ouvert ; et il y a des secrets à la cour qui se découvrent par le soin de les cacher ; si bien qu’affecter de taire certaines choses, c’est les dire.

1516. (1899) Le monde attend son évangile. À propos de « Fécondité » (La Plume) pp. 700-702

Oui, ce qu’on appelle risiblement la gloire des lettres, et qui n’est au fond que la modeste popularité domestique d’un nom connu d’autres noms contemporains plus éclatants, serait pour moi ceci : laisser quelques pages de mes sentiments ou de mes pensées en un petit volume sur la tablette de la chaumière ou de la maison des ouvriers de la ville ou de la campagne. […] Et si quelques-uns d’entre nous ont des sentiments plus sincères, plus divins, n’oublions point que la plupart se contentent d’une calme existence, d’une médiocrité apathique et d’une fortune restreinte, vulgaire et mesurée.

1517. (1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Racine, et Pradon. » pp. 334-348

Voyons, dans cet écrivain, rival des tragiques Grecs & de Corneille pour l’intelligence des passions, une élégance toujours soutenue, une correction admirable, la vérité la plus frappante, point ou presque point de déclamation ; partout le langage du cœur & du sentiment, l’art de la versification avec l’harmonie & les graces de la poësie porté au plus haut dégré. […] L’imitation est à peu près semblable : même contexture, mêmes personnages, mêmes situations, même fond d’intérêt, de sentiment & de pensées.

1518. (1824) Notes sur les fables de La Fontaine « Livre sixième. »

Voyez combien ce vers de sentiment jette d’intérêt sur le sort de cette pauvre allouette. […] Le discours du père à sa fille est à la fois plein de sentiment, de douceur et de raison.

1519. (1827) Génie du christianisme. Seconde et troisième parties « Seconde partie. Poétique du Christianisme. — Livre cinquième. La Bible et Homère. — Chapitre II. Qu’il y a trois styles principaux dans l’Écriture. »

Il est vrai que les images empruntées de la nature du midi, les sables brûlants du désert, le palmier solitaire, la montagne stérile, conviennent singulièrement au langage et au sentiment d’un cœur malheureux ; mais il y a dans la mélancolie de Job quelque chose de surnaturel. […] C’est cet apôtre qui nous a transmis le plus grand nombre de ces préceptes en sentiments, qui sortaient avec tant d’abondance des entrailles de Jésus-Christ.

1520. (1765) Essais sur la peinture pour faire suite au salon de 1765 « Mes pensées bizarres sur le dessin » pp. 11-18

C’est l’ouvrage de la verve, du génie, du sentiment et du sentiment exquis.

1521. (1905) Les œuvres et les hommes. De l’histoire. XX. « Histoire des ducs de Normandie avant la conquête de l’Angleterre »

Car, pour comprendre le Moyen Âge, cette gestation laborieuse et profonde d’une société qui a fini par s’organiser dans la plus merveilleuse harmonie, il faut avoir de deux choses l’une ou la raison du grand historien qui voit l’entre-deux et le dessous des faits, qui en perçoit les causes et les détermine, ou la sensibilité du grand poète qui, par le sentiment et une transposition sublime de son être dans le passé, arrive à l’intuition complète du temps qui n’est plus. […] De Rollon, le fils mystérieux de la fée des mers, jusqu’à Guillaume, le fils effronté d’Arlette, la sirène de la fontaine de Falaise, on compte quatre ducs, dont le dernier est ce Robert le Magnifique ou le Diable, en qui le Moyen Âge tout entier, sentiments, croyance, vertus et vices, se concentre ardemment et se reflète, comme un soleil dans une cuirasse d’or.

1522. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Lettres portugaises » pp. 41-51

Le sentiment qui remplit ces lettres est de tous les sentiments le plus vulgaire.

1523. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Avellaneda »

cette admirable figure de Don Quichotte, d’où sort tant de mélancolie qui se répand dans tout le livre et pénètre jusqu’aux endroits où il semble être le plus gai, cette figure et ce sentiment, supérieurs dans l’œuvre de Cervantes à tous les personnages qui y vivent et à tous les sentiments qui s’y expriment, voilà précisément ce qui manque à l’œuvre de son continuateur.

1524. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre II. Des éloges religieux, ou des hymnes. »

Bientôt un autre sentiment dut succéder à celui-là. […] Plein du sentiment religieux qui s’élève dans son cœur, il mêle sa voix à celle de la nature ; et du sommet d’une montagne, ou dans un vallon écarté, au bruit des fleuves et des torrents qui roulent à ses pieds, il chante une hymne en l’honneur de la divinité dont il éprouve la présence, et qui le fait exister et sentir.

1525. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XVIII. Siècle de Constantin. Panégyrique de ce prince. »

Enfin, son règne fut long, ce qui ajoute à cette idolâtrie des cours, qui naît encore plus de l’habitude que du sentiment. […] Cela est juste ; c’est la médiocrité qui a besoin de récompense ; mais on suppose que le génie, qui a le sentiment de ses forces, se suffit à lui-même.

1526. (1903) La pensée et le mouvant

Nous ne dirons rien de celui qui voudrait que notre « intuition » fût instinct ou sentiment. […] Prenez le sentiment le plus simple, supposez-le constant, absorbez en lui la personnalité tout entière : la conscience qui accompagnera ce sentiment ne pourra rester identique à elle-même pendant deux moments consécutifs, puisque le moment suivant contient toujours, en sus du précédent, le souvenir que celui-ci lui a laissé. […] Sans doute aucune image ne rendra tout à fait le sentiment original que j’ai de l’écoulement de moi-même. […] Elle résout le moi, qui lui a été donné d’abord dans une intuition simple, en sensations, sentiments, représentations, etc., qu’elle étudie séparément. […] Comment exprimer ce sentiment ?

1527. (1895) Nos maîtres : études et portraits littéraires pp. -360

D’autres sont plus récents : on ne s’étonnera pas s’ils portent la trace de sentiments et de goûts nouveaux. […] Il fut déterminé par l’avènement de la démocratie ; les âmes furent modifiées : les choses apparurent sous un aspect plus sensible : le sentiment de leurs rapports s’atténua, grandit le sentiment de leurs formes externes. […] Chaque être a vécu en ses aïeux, a subi leur attitude, a obéi à leurs désirs et à leurs sentiments dominants. […] France, comme les reflets superposés de trois époques de notre littérature : car, contemporain de La Fontaine par le style, il l’est, par la pensée, de Voltaire, avec des sentiments tout modernes, des sentiments qui le rapprochent à la fois de Dickens et de Baudelaire. […] Ainsi il en est pour nos actions et nos sentiments.

1528. (1890) Journal des Goncourt. Tome IV (1870-1871) « Année 1870 » pp. 3-176

Nous marchions dans une rue, ayant une vague ressemblance avec la rue Richelieu, et j’avais le sentiment que nous portions une pièce chez un directeur de théâtre quelconque. […] Ils n’ont pas assez le sentiment du téméraire, et ne se doutent pas de la possibilité de l’impossible, dans des temps comme ceux-ci. […] C’est touchant de voir combien ces troupeaux d’hommes sont dupes de l’imprimé et de la parole, combien le sentiment critique leur fait merveilleusement défaut. […] Au fond, la Révolution française a tué la discipline de la nation, a tué l’abnégation de l’individu, entretenues par la religion et quelques autres sentiments idéaux. […] Non, non, il n’y a plus, derrière ce mot République, une religion, un sentiment faux, si vous voulez, mais un sentiment idéal qui transporte l’humanité au-dessus d’elle et la fait capable de grandeur et de dévouement.

1529. (1896) Le IIe livre des masques. Portraits symbolistes, gloses et documents sur les écrivains d’hier et d’aujourd’hui, les masques…

Nous voici à la liberté de la conscience, à la morale personnelle ; il s’agit de rattacher ces principes au sentiment religieux, qui est le « sentiment d’une dépendance absolue ». […] Un sentiment profond de la mort implique un sentiment profond de la vie. […] Coppée, une grâce mélancolique, alors neuve surtout par le contraste de la pureté de l’accent avec la sincérité du sentiment. […] On y retrouve l’auteur de Vieux, mais plus sobre ; on y retrouve le poète et le critique d’art, mais plus sûr de sa philosophie et plus maître de l’expression de ses idées ou de ses sentiments. […] Les pages où il dit l’horreur du silence dans les bagnes de femmes auraient fait abolir cette coutume abominable si nous étions un peuple apte encore aux sentiments élémentaires de la miséricorde.

1530. (1898) Manuel de l’histoire de la littérature française « Livre II. L’Âge classique (1498-1801) — Chapitre III. La Déformation de l’Idéal classique (1720-1801) » pp. 278-387

C’est de retourner à la nature pour nous y conformer ; et, rien qu’en posant ce principe, mais surtout en l’appuyant de ces « considérants », Rousseau renversait à la fois l’antique autorité des règles, le peu qui survivait du pouvoir de la tradition, et celui que la communauté s’arrogeait sur les sentiments de l’individu. Car, nos sentiments c’est nous-mêmes, ou plutôt, chacun de nous n’est soi qu’autant que ses sentiments s’expriment en toute liberté, et c’est cette liberté même qui est la nature : « Nous naissons tous sensibles… Sitôt que nous avons, pour ainsi dire, conscience de nos sensations, nous sommes disposés à rechercher ou à fuir les objets qui les produisent. […] Et on conclut que sans doute « il ne faut pas imiter les Grecs en tout, mais dès qu’il s’agit de l’expression des sentiments naturels, rien n’est plus pur que le modèle qu’ils nous offrent dans leurs bons ouvrages » [Cf.  […] Cependant un autre écrivain, un poète, et le seul en son temps qui ait eu le sentiment de l’art, remonte plus haut encore, jusqu’aux origines du classicisme ; et c’est vraiment Ronsard qui revit dans André Chénier. […] Gilbert, 122, 123, 124, 149, 151, 153, 154]. — Sa croyance à la bonté de la nature ; — et sa théorie de la supériorité du sentiment sur la raison [Cf. 

1531. (1924) Souvenirs de la vie littéraire. Nouvelle édition augmentée d’une préface-réponse

Je ne crois pas que la sincérité de ses sentiments en ait jamais été altéré. […] Il avait déjà sa façon un peu impertinente de passer dans la vie en gardant pour lui le secret de ses sentiments et de ses dédains. […] Avait-il gardé quelque chose de ses premiers sentiments chrétiens ? […] Les sentiments d’égoïsme tombent devant elle comme un hommage. […] Pourquoi, pensez-vous, a-t-il fallu que ce sentiment m’ait poussé à me croire autorisé à venir vous demander un service moral ?‌

1532. (1893) Des réputations littéraires. Essais de morale et d’histoire. Première série

Plus recommandables en soi, auraient-ils nécessairement obtenu une meilleure part de cette faveur première qui n’engage pas le sentiment des hommes à venir, mais qui l’annonce et le prépare ordinairement ? […] Voilà le sentiment qui fait haleter, voilà le sentiment qui fait prendre la lyre, la plume, le pinceau, le ciseau. […] Je sais plus de gré à La Rochefoucauld pour cette expression lasse et abandonnée d’un sentiment si naturel, que pour la polissure et la concision éclatantes de ses plus célèbres paradoxes. […] Certes, cela n’est point vulgaire ; la noblesse est ce qui manque le moins à un sentiment aussi exquis, aussi rare. […] Il n’y a rien de « sociologique » dans cette pensée ; il n’y a que l’anxiété de la créature d’une heure en face de l’infini : sentiment bien humain, s’il n’est point social.

1533. (1894) Critique de combat

Qu’on ne lui parle pas d’introduire dans l’économie politique la compassion, le sentiment de la justice ! […] En quelle mesure intéressent-elles la sensation, le sentiment, la pensée ? […] Il y a un sentiment délicat de la musique. […] Avoir des idées et des sentiments humains, c’est être Français, essentiellement Français. […] Faguet partage ce sentiment de reconnaissance.

1534. (1870) Portraits contemporains. Tome IV (4e éd.) « M. THIERS. » pp. 62-124

L’offense d’un esprit juste à voir un tel ramas d’incohérences, la douleur d’un jeune homme à voir un vieillard s’égarer si violemment, le ressentiment d’un homme nouveau qui prend sa part dans l’injure proférée par le patricien endurci, et le zèle du futur historien à venger des noms vénérés, le respect aussi des cheveux blancs qui, sans l’amortir, rehausse plutôt et aggrave la vigueur de la réplique, tous ces sentiments très-mesurés, très-apparents, respirent dans l’excellent article que le jeune publiciste, par une forme anticipée, convertit volontiers en une sorte de discours directement adressé à l’adversaire : « Non, s’écrie-t-il, non, nous n’avions pas, avant 89, tout ce que nous avons eu depuis ; car il eût été insensé de se soulever sans motif, et toute une nation ne devient pas folle en un instant. […] » Certes la conviction, le sentiment profond de ce que j’appellerai la vérité sociale, éclate dans ces pages où le jeune écrivain, si prononcé pour les choses, ne se montre guère disposé à de grandes illusions sur les hommes. […] Mais il avait, il a ce que j’aime à nommer le sentiment consulaire, c’est-à-dire un sentiment assez conforme à cette belle époque, généreux, enthousiaste, rapide, qui conçoit les grandes choses aussi par le cœur et qui fait entrer l’idée de postérité dans les entreprises ; ce qui le porte à s’enflammer tout d’abord pour certains mots immortels, à s’éprendre pour certaines conjonctures mémorables et à souhaiter, par quelque côté, de les ressaisir ; ce qui lui faisait dire, par exemple, à M. de Rémusat, vers ce temps des nobles luttes commençantes : « Nous sommes la jeune garde23. » Cette étincelle sacrée, qui l’anime comme historien, ne lui a fait défaut en aucune autre application de sa pensée, et, tout pratique qu’il est et qu’il se pique d’être, je ne répondrais pas qu’elle ne l’ait embarrassé plus d’une fois comme politique. […] Ici de graves questions se soulèvent, questions de principes et de sentiment. […] Thiers a débuté, et le sentiment tout pareil qui la termine, sentiment de l’apparition fugitive du beau et du bien qui passe avec l’éclair ?

1535. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Gabriel Naudé »

Celui-ci, ayant à s’expliquer sur les sentiments religieux de Naudé, écrivait à Spon224 : « Tant que je l’ai pu connoître, il m’a semblé fort indifférent dans le choix de la religion et avoir appris cela à Rome, tandis qu’il y a demeuré douze bonnes années ; et même je me souviens de lui avoir ouï dire qu’il avoit autrefois eu pour maître un certain professeur de rhétorique au collège de Navarre, nommé M.  […] Je prends acte à regret du fond des sentiments ; mais on n’aurait certainement pas trouvé dans la bibliothèque de Naudé de ces lacunes qui se notaient dans celle de M.  […] Lui aussi, il lui convient d’être entraîné par le sentiment d’humanité et de se faire peuple un jour. […] Moreau et à moi, nous dit Guy Patin ; et quand il avoit reconnu la moindre chose dans quelqu’un, il n’en revenoit jamais : sentiment qu’il avoit pris des Italiens. » La mort trop prompte du cardinal de Bagni, en juillet 1641, laissa Naudé au dépourvu et comme naufragé sur le rivage. […] Il faut toutefois qu’il soit revenu à des sentiments plus favorables à son ancien ami, puisqu’il ne fit imprimer le Panégyrique dont nous avons parlé qu’en 1644, pour prêter hautement secours à la mémoire de Campanella mort beatissimis Thomae Campanellae Manibus, contre de certaines calomnies dont elle venait d’être l’objet.

1536. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Le Chevalier de Méré ou De l’honnête homme au dix-septième siècle. »

Avec les femmes il recommande les procédés qui servent à montrer l’esprit tout en favorisant le sentiment. […] Or le chevalier vieillissant se convertit tout de bon, et ce ne fut pas, comme La Rochefoucauld, à l’extrémité, et pour faire une fin ; il suffit de lire les écrits de ses dernières années pour voir quel bizarre amalgame se faisait, dans son esprit, de son ancien jargon d’honnête homme avec ses nouveaux sentiments de dévot. […] Je m’en aperçus bien vite, parce qu’en s’informant de ce que je savois, elle me demanda si je savois lire ; et comme son mari trouvoit cette question fort plaisante de s’enquérir d’un docteur s’il savoit lire, et qu’il en rioit à ne s’en pouvoir apaiser : Il y a, dit-elle, plus de mystère à lire qu’on ne pense ; — et cela me fit bien connoître qu’elle s’y plaisoit et qu’elle avoit le sentiment délicat. […] Mme la maréchale prit le parti de Mme la marquise, soit par complaisance ou qu’en effet ce fût son sentiment. […] Il avait le sentiment du mieux et de la perfection dans l’expression, même en causant.

1537. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CIIIe entretien. Aristote. Traduction complète par M. Barthélemy Saint-Hilaire (1re partie) » pp. 5-96

Ces sentiments grecs amenaient une réaction ingrate et acharnée parmi le peuple athénien, le plus léger et le plus mobile de tous les peuples. […] Mais il n’estimait la poésie que comme le plus beau vêtement de la vérité dans le sentiment. […] L’homme a deux grands mobiles de sollicitude et d’amour, c’est la propriété et les affections ; or il n’y a place ni pour l’un ni pour l’autre de ces sentiments dans la République de Platon. […] « Du reste, on ne saurait dire tout ce qu’a de délicieux l’idée et le sentiment de la propriété. L’amour de soi, que chacun de nous possède, n’est point un sentiment répréhensible ; c’est un sentiment tout à fait naturel ; ce qui n’empêche pas qu’on blâme à bon droit l’égoïsme, qui n’est plus ce sentiment lui-même et qui n’en est qu’un coupable excès ; comme on blâme l’avarice, quoiqu’il soit naturel, on peut dire, à tous les hommes d’aimer l’argent.

1538. (1886) Revue wagnérienne. Tome I « Paris, 8 avril 1885. »

Pour exprimer pleinement la vie, l’art doit montrer l’action, et le dialogue vivant, fondé exactement sur la prose de la conversation commune ; de cette prose l’artiste prendra l’essence, l’accentuera, y joindra la rime, l’allitération, et, par des modulations, notera la suite des sentiments. […] Elle doit traduire, par la mélodie symphonique, nos sentiments et nos émotions, parce que ni le roman, ni la poésie, mais la musique seule peut exprimer cet arrière fond émotionnel situé, parfois, sous nos idées. […] Les symphonies de Beethoven, purement expressives, créaient des sentiments, mais sans dire le pourquoi ; le drame complet, analytique et réaliste devait motiver les émotions par des faits, et, pour conserver à l’œuvre son unité, c’est par les instruments musicaux encore que Wagner produit l’illusion de ces faits, appelés à expliquer les sentiments. […] La musique de la Passion, par exemple, reflète les sentiments les plus profonds de l’âme ; n’évoque-t-elle pas en même temps des visions d’un ordre supérieur à tout ce que peut nous donner le théâtre contemporain, ce théâtre qui a pour but principal la distraction ? […] Il se demande ce qu’on mettra à la place du puissant sentiment de la nationalité, du patriotisme.

1539. (1895) Journal des Goncourt. Tome VIII (1889-1891) « Année 1890 » pp. 115-193

Et à mesure que le drame se déroule, Tissot s’animant, s’exaltant, et toujours parlant avec une voix plus basse, plus profonde, plus religieusement murmurante, prête aux choses représentées, des sentiments, des idées, des exclamations qui feraient une glose curieuse à joindre aux Évangiles apocryphes. […] Il décrit très bien le sentiment angoisseux, qu’on éprouve au moment de l’entrée dans la cellule, et le mouvement qui vous fait instinctivement porter la main à votre chapeau et vous découvrir, absolument comme devant un corbillard qui passe, et il ajoute que lui qui était toujours en jaquette, ce jour-là, sans qu’il s’en rendît compte, revêtait une redingote. […] Et dire que ce sentiment fraternel qui la remplit, présenté d’une manière si délicate, si émotionnante, dire que ce moyen d’action sur les cœurs, cette chose absolument neuve au théâtre, et remplaçant le bête d’amour de toutes les pièces, aucun critique n’en a signalé l’originalité. […] — et que vous ne lui avez guère connu de mauvais sentiments que contre la trop grosse bêtise ? […] Samedi 27 décembre Le soir, à L’Obstacle, Mirbeau me dit avec un accent de sincérité, que jamais au spectacle, il n’a été touché, comme il l’a été par La Fille Élisa, que jamais il n’a perçu un sentiment de pitié, descendre sur une salle, comme dans cette pièce.

1540. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paul Féval » pp. 107-174

Au lieu d’aborder hardiment cette œuvre immense du roman, qui comprend l’étude de l’homme et de la société, invariablement unis l’un à l’autre, Paul Féval l’a dédoublée et détriplée, et de cette époque dernière des temps prosaïques et civilisés il a dégagé une spécialité de roman dans lequel l’intérêt des faits qui se succèdent l’emporte sur l’intérêt des idées et des sentiments. […] j’allais presque dire prostitué), il a parfois touché avec une main moderne, et qui n’est pas la gourde main de ce chiragre de Le Sage, à la passion, au sentiment, à l’idée, à toutes ces choses qu’on ne peut pas plus rejeter entièrement du roman que de l’âme humaine. […] De toutes les facultés qui forment son talent très complexe, la première et la plus caractéristique, c’est l’observation et le sentiment de la comédie, et nous en avons été frappé il y a longtemps. […] Il avait l’immutable christianisme du Breton, dont rien n’avait pu entamer la solidité pure : ni la vie de Paris, ni le scepticisme de Paris, ni la dispersion de tous les sentiments dans ce funeste Paris, qui tient de la roue pour nous moudre le cœur et du vent pour nous l’éparpiller. […] Les sentiments que ce pathétique récit remue dans les âmes, on les saura, en le lisant, mais il n’y a que les connaisseurs littéraires qui apprécieront le tour de force dans le chef-d’œuvre de ce récit.

1541. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « DE LA MÉDÉE D’APOLLONIUS. » pp. 359-406

Et quant aux nuances et aux délicatesses du sentiment, on va voir que Médée n’en est pas plus dépourvue que Didon ni qu’aucune héroïne plus moderne. […] Elle-même l’ignore et lutte contre ses propres sentiments. […] Et plus tard, dès qu’elle est satisfaite et guérie, il se peut même, si la femme n’a pas en elle d’aimables sentiments accessoires, si avec de la passion elle manque de sensibilité proprement dite (ce qui s’est vu quelquefois), — il se peut qu’elle ne vous reconnaisse plus et qu’elle traite comme moins qu’un homme celui qu’elle avait mis tout à l’heure au-dessus d’un Dieu. […] Tandis que la Didon de Virgile est perpétuellement à la bouche et dans le cœur de tout ce qui a du sentiment et du goût, la Médée, qui lui a servi en partie de modèle, a-t-elle si peu de droits à un même honneur ? […] N’est-ce pas ainsi, et selon un sentiment très-approchant, que, dans les Lettres portugaises, la religieuse, se rappelant le jour où elle a, pour la première fois, aperçu du haut de son balcon le bel étranger, dit : « Il me sembla que vous vouliez me plaire, quoique vous ne me connussiez pas : je me persuadai que vous m’aviez remarquée entre toutes celles qui étoient avec moi.

1542. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Charles Nodier »

Les premiers sentiments du jeune Nodier le poussèrent tout à fait dans le sens de la Révolution. […] … » Idylle et catastrophe, une vive et brillante promesse interceptée, son imagination avait pris de bonne heure ce tour dans le sentiment de sa propre destinée et dans l’expérience des malheurs particuliers, réels, auxquels il est temps de venir. […] Ces années ne furent donc pas absolument malheureuses, les sentiments consolants de la jeunesse les embellissaient, et de fréquentes tournées au village de Quintigny, qui recélait pour son cœur une espérance charmante, lui décoraient l’avenir. […] La parole est la voix de l’âme, Elle vit par le sentiment ; Elle est comme une pure flamme Que la nuit du néant réclame185 Quand elle manque d’aliment. […] Il s’en délasse à moins de frais, avec une plus vraie douceur, en famille, les soirs, en cet Arsenal rajeunissant, où tous ceux qui y reviennent après des années retrouvent un passé encore présent, un frais sentiment d’eux-mêmes, et des souvenirs qui semblent à peine des regrets, dans une atmosphère de poésie, de grâce et d’indulgence.

1543. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre II. L’antinomie psychologique l’antinomie dans la vie intellectuelle » pp. 5-69

La vie spirituelle, considérée sous son triple aspect, intelligence, sentiment, volonté, est-elle réductible aux influences sociales ? […] Si la société fournit à l’activité psychologique un point d’appui et un aliment nécessaire, peut-on méconnaître d’autre part qu’elle contrarie en nous nombre de tendances, qu’elle limite ou dévie beaucoup d’aptitudes, qu’elle froisse beaucoup de sentiments et réprime beaucoup de désirs ? […] N’abolit-il pas en conséquence, dans cette partie profonde de nous-mêmes le sentiment de l’individualité ? […] En sociologie, plus qu’ailleurs, ce sont des sentiments qu’on rencontre au début et au terme des raisonnements. […] Un penseur qui sera animé de sentiments antisociaux trouvera utile, intéressante, agréable et par conséquent vraie une conception de la vie qui s’harmonisera avec ses désirs antisociaux.

1544. (1857) Cours familier de littérature. III « XIIIe entretien. Racine. — Athalie » pp. 5-80

De telles puissances et de tels génies artificiels supposent, dans ces acteurs indispensables à la scène, des miracles d’efforts, d’études, d’éducation spéciale à cette profession, des sentiments fantastiques qui ne se produisent que dans un état très lettré, très oisif et très opulent des nations. […] Enfin la troisième de ces causes, c’est que le poète dramatique ou tragique ne peut, par la concentration forcée de son drame, saisir ses héros ou ses personnages que dans un accès de passion extrême de leur vie et de leur destinée, au point culminant de leurs sentiments, au moment où leur âme éclate ou se déchire en larmes, en cris ou en sang, sous la main de la pitié ou de la terreur. […] C’est que le poète tragique est conduit à ne peindre que des péripéties ou des convulsions suprêmes de l’âme de ses personnages, et que tous les sentiments doux, habituels, modérés du cœur humain, sont retranchés forcément de sa poésie. Or, les sentiments doux, habituels, modérés, heureux, de l’âme humaine, sont cependant des notes délicieuses de la poésie, cette musique de l’âme. […] On y renonça par respect pour leur pudeur ; mais Mme de Maintenon, qui ne renonçait pas à son plan d’amuser le roi, supplia Racine de composer exprès pour Saint-Cyr quelques-uns de ces chefs-d’œuvre irréprochables où la sévérité de son génie n’éclaterait que dans l’expression de passions pures et de sentiments pieux adaptés à l’âge, au lieu et à la sainteté de ces jeunes âmes.

1545. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « L’abbé Fléchier » pp. 383-416

Il y a dans cette pièce de ce génie poétique qui est si peu ordinaire, grande quantité de sentiments élevés, et de vers noblement tournés. […] Lisez donc la première historiette toute romanesque qu’il a mise à dessein en tête des Grands Jours pour les commencer sous de gracieux auspices, et ne pas trop dépayser tout d’abord, lisez-la comme vous feriez d’une nouvelle de Segrais ; voyez-y ce qu’il a voulu surtout y montrer, l’application du sentiment et du ton des précieuses chez une belle de province ; et tout en notant ce que le récit a pour nous de singulier de la part d’un jeune abbé, qui avait déjà titre alors prédicateur du roi, disons-nous bien : ce n’est là autre chose qu’une contenance admise et même requise dans un monde d’élite, l’attitude et la marque d’un esprit comme il faut. […] On voit de l’autre les montagnes d’Auvergne fort proches, qui bornent la vue si agréablement, que les yeux ne voudraient point aller plus loin, car elles sont revêtues d’un vert mêlé qui fait un fort bel effet, et d’ailleurs d’une grande fertilité… Fléchier en chaque occasion aura de ces descriptions de la nature, descriptions un peu maniérées et qui empruntent volontiers aux choses des salons, au cristal, à l’émeraude, à l’émail, leurs termes de comparaison et leurs images : toutefois, sous l’expression artificielle, on retrouve un certain goût et un sentiment fleuri de la nature. […] Arrivant à son sujet principal qui est la chronique des Grands Jours, il nous montre le premier coup qui frappe sur une tête altière et imprudente, le vicomte de La Mothe de Canillac, « fort considéré pour sa qualité dans la province, et, au sentiment de tous, le plus innocent de tous les Canillac ». […] Les jours de grande exécution, Fléchier aimerait à sortir de la ville et à se tenir à l’écart, par un sentiment d’humanité, qui se confond chez lui avec la bienséance.

1546. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « MÉLEAGRE. » pp. 407-444

Quelques critiques insistent avant tout et préférablement sur l’aspect idéal et pur de l’art grec, sur la beauté dont il donne le suprême exemple ; il est permis de ne pas moins insister sur la simplicité inséparable et la vérité qui en sont le fond et l’accompagnement, sur cette naïveté dans le sentiment et dans l’expression, qui se joint si bien à la grâce et qui ajoute aussi au pathétique et à la grandeur. […] Le sentiment vrai, qui, par instants s’y glisse, est propre à augmenter encore les regrets. « Catulle, qu’on ne peut nommer sans avoir horreur de ses obscénités, a écrit Fénelon en cette même Lettre qu’il m’arrive d’invoquer souvent, est au comble de la perfection pour une simplicité passionnée » ; et il cite un distique sur Lesbie. […] Mais voici qui indique un sentiment plus vrai : Fanie était dans l’île de Cos, et Méléagre, absent, s’en était allé du côté de l’Hellespont ; il s’adresse ainsi aux voiles qu’il aperçoit du rivage ; « Navires bien frétés, légers sur les eaux, qui traversez le passage d’Hellé recevant au sein des voiles un Borée favorable, si quelque part vous apercevez sur le rivage dans l’île de Cos la petite Fanie regardant vers la mer bleue, annoncez-lui cette parole : « Belle épousée, ce n’est point sur un vaisseau qu’il reviendra ; il est homme à venir à pied, tant il t’aime128 !  […] Je fais remarquer seulement que le mot de sauterelle en grec (ἀχρὶς) n’a rien que d’agréable, et que, de plus, tous les mots dans cette petite pièce sont choisis dans un sentiment imitatif, et de manière à exprimer le cricri fondamental combiné avec une certaine harmonie : ces nuances échappent en français : « Sauterelle, tromperie de mes amours, consolation du sommeil qui me fuit ; Sauterelle, muse rurale à l’aile sonore, imitation toute naturelle de la lyre, touche-moi quelque chose d’enchanteur en frappant de tes pieds chéris tes ailes babillardes ; ainsi chasse de moi les fatigues d’un souci toujours en éveil, en ourdissant, ô Sauterelle, un son qui distraie l’amour. […] Cette épigramme se peut comparer pour l’image et aussi pour le sentiment à cette autre d’Asclépiade : « De grâce, ô Couronnes, restez-moi là suspendues à cette porte, sans secouer précipitamment vos feuilles, ô Couronnes que j’ai trempées de mes pleurs ; car les yeux des amants en sont tout chargés.

1547. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « M. DE LA ROCHEFOUCAULD » pp. 288-321

On n’a pas à craindre de subtiliser avec elle sur le sentiment, car elle était plus que tout subtile. […] Le goût naturel de Mme de Longueville était celui qu’on a appelé de l’hôtel de Rambouillet : elle n’aimait rien tant que les conversations galantes et enjouées, les distinctions sur les sentiments, les délicatesses qui témoignaient de la qualité de l’esprit. […] Ses belles qualités étoient moins brillantes, dit-il, à cause d’une tache qui ne s’est jamais vue en une princesse de ce mérite, qui est que, bien loin de donner la loi à ceux qui avoient une particulière adoration pour elle, elle se transformoit si fort dans leurs sentiments qu’elle ne reconnoissoit plus les siens propres. » En tout temps, que ce fût M. de La Rochefoucauld, ou M. de Nemours, ou à Port-Royal M. […] Tel rare esprit qui, en causant, n’est pas moins ironique qu’un La Rochefoucauld145, le même, sitôt qu’il écrit ou parle en public, le prend sur un ton de sentiment et se met à exalter la nature humaine. […] Dans la lettre si connue où elle raconte l’effet de cette mort sur Mme de Longueville, Mme de Sévigné ajoute aussitôt : « Il y a un homme dans le monde qui n’est guère moins touché ; j’ai dans la tête que s’ils s’étoient rencontrés tous deux dans ces premiers moments, et qu’il n’y eût eu personne avec eux, tous les autres sentiments auroient fait place à des cris et à des larmes que l’on auroit redoublés de bon cœur : c’est une vision. » Jamais mort, au dire de tous les contemporains, n’a peut-être tant fait verser de larmes et de belles larmes que celle-là.

1548. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre I. Littérature héroïque et chevaleresque — Chapitre I. Les chansons de geste »

Nous sommes loin de l’histoire, avec ces Sarrasins, qui ont pris la place des Basques montagnards, et ces Sarrasins païens, idolâtres, du reste vaillants et accomplis « barons », s’ils étaient chrétiens : avec ce Charlemagne à la barbe blanche, âgé de deux cents ans, majestueux symbole de la royauté chrétienne : avec ces douze pairs qui combattent et périssent aux côtés de Roland : avec ce traître Ganelon, dont la trahison, plus inutile encore qu’inexpliquée, n’est sans doute qu’une naïve satisfaction que se donne le sentiment national, incapable de concevoir le désastre sans un traître au moins qui soit présent : avec ce Turpin, type légendaire du prélat guerrier, détaché ainsi que Ganelon d’une autre partie de l’histoire pour survivre immortellement transfiguré dans la légende de Roland. Mais si nous regardons la France du xie  siècle, tout est vrai : les armes, les costumes, les mœurs, les sentiments. […] Une haute idée de l’honneur commande le sacrifice désintéressé de la vie, pour le service de l’empereur, pour le service de Dieu : deux sentiments qui compriment l’égoïsme, la foi au suzerain féodal, la foi au maître du Ciel, sont les ressorts des actions. […] La Chanson de Roland exalte les deux plus purs sentiments qui fussent dans les cœurs en leur proposant les plus hauts objets où ils pouvaient s’adresser : Charlemagne à servir, l’infidèle à combattre. […] , III, 209, une autre scène d’amour maternel ; Renaud est reconnu par sa mère à une cicatrice qu’il porte au front ; la scène est plus sèche, plus fruste, d’un beau sentiment encore et sans verbiage ; elle a bien l’air de remonter aux temps épiques.

1549. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Edgar Allan Poe  »

La pression de tes doigts, si doux sur mes paupières, à la longue, remplirent tout mon être d’un délire sensuel inappréciable… Tes sanglots impétueux flottaient dans mon oreille avec toutes leurs plaintives cadences… C’étaient de suaves notes musicales et rien de plus… pendant que la large et incessante pluie de larmes qui tombait sur ma face… pénétrait simplement d’extase chaque fibre de mon être… Toi seule avec ta robe blanche, ondoyante, dans quelque direction que ce fût, tu t’agitais toujours musicalement autour de moi… Et quand, approchant alors, chère Una, du lit sur lequel j’étais étendu, lu t’assis gracieusement à mon côté, souillant le parfum de tes lèvres exquises et les appuyant sur mon front, quelque chose s’éleva dans mon sein, quelque chose de tremblant, de confondu avec les sensations purement physiques engendrées par les circonstances, quelque chose d’analogue à la sensibilité même, un sentiment qui appréciait à moitié ton ardent amour et ta douleur. Cela s’évanouit promptement dans une extrême quiétude, puis dans un plaisir purement sensuel… Une année s’écoula… Le sentiment de l’être avait à la longue entièrement disparu, et à sa place, à la place de toutes choses, régnaient, suprêmes et éternels autocrates, le Lieu et le Temps. Pour ce qui n’était pas, pour ce qui n’avait pas de forme, pour ce qui n’avait pas de pensée, pour ce qui n’avait pas de sentiment, pour ce qui était sans âme et ne possédait plus un atome de matière, pour tout ce néant et toute cette immortalité, le tombeau était encore un habitacle, les heures corrosives, une société. […] Ayant perdu dans son enfance une femme qui lui témoignait quelque affection, il passa de longues nuits couché sur cette tombe, et eut le temps, pendant ces lamentables veilles, de méditer les hideurs de la putréfaction, et de concevoir l’idée, fréquente dans ses contes, de la persistance du sentiment après la mort. […] Chez un littérateur styliste, poète, érudit, ce choix de deux sentiments inusités, sans lien logique commun, peut surprendre.

1550. (1902) Les œuvres et les hommes. Le roman contemporain. XVIII « Gustave Flaubert »

C’est un esprit de sécheresse supérieure parmi les Secs, une intelligence toute en surface, n’ayant ni sentiment, ni passion, ni enthousiasme, ni idéal, ni aperçu, ni réflexion, ni profondeur, et d’un talent presque physique, comme celui, par exemple, du gaufreur ou du dessinateur à l’emporte-pièce, ou encore comme celui de l’enlumineur de cartes de géographie. […] Le médiocre jeune homme dont ce livre est l’histoire est vulgaire, et tout autour de lui l’est comme lui, amis, maîtresses, société, sentiment, passion, — et de la plus navrante vulgarité. […] Fatigué, blasé, flétri, vieilli, éreinté de cœur, de corps et d’esprit, Frédéric Moreau, qui a demandé le bonheur de sa vie à l’amour, comme son meilleur ami l’a demandé à l’ambition, repasse un jour avec cet ami leurs deux vies d’hommes à sentiment, et après avoir fait le compte de leurs illusions, souillées dans les malpropretés de l’ambition et de l’amour, ils avisent tout à coup dans leurs souvenirs le petit tableautin du lupanar (pardon !) […] Mais comment un matérialiste comme Flaubert ne prendrait-il pas les sensations pour les sentiments ? […] Mais, certainement, ils éprouveront quelque chose des souffrances et des obstructions que Flaubert a dû éprouver après avoir avalé cette dangereuse érudition, qui a tué en lui toute idée, tout sentiment, toute initiative, et qui est la seule chose qu’on trouve dans son livre, vide de tout, excepté de cela.

1551. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure »

Il sembla véritablement alors qu’une ère nouvelle allait s’ouvrir ; il y avait partout, en ces premiers moments, plus de vivacité dans l’air, et dans les âmes un sentiment de soulagement et d’espérance ; la suite y répondit trop peu. […] Le dernier mot de Marais sur Voltaire, le sentiment qu’il partage avec le président Bouhier et qui était, à cette date, l’opinion presque universelle, c’est que « le talent de l’homme est merveilleux, mais que le jugement n’y répond point. » La faculté judicieuse et la raison de Voltaire ne commencèrent à se dégager et à se dessiner nettement à tous les yeux que dans la seconde moitié de sa carrière et depuis sa retraite à Ferney ou aux Délices. […] M. de Nocé, un des roués du Régent, ayant été exilé à la suite d’une querelle avec le cardinal Dubois (avril 1722), on comprit dans la disgrâce sa sœur, la marquise du Tort ; elle eut sa lettre de cachet ; Marais s’en réjouit : « On a aussi exilé Mme du Tort, sa sœur, qui est un bel esprit du temps, fort amie de Fontenelle, grande approbatrice du nouveau langage et des sentiments métaphysiques dans le discours ; et il n’y a pas grand mal que ce bel esprit soit hors Paris, car cela ne fait que gâter le goût. » Ah ! […] On sait l’affreuse histoire de Mme de Tencin, cette femme d’esprit et d’intrigue, qui a fait des romans de pur sentiment : un jour, le soir du 6 avril 1726, un de ses anciens amants, un M. de La Fresnaye, à qui elle avait voulu (il paraît bien) extorquer ou soustraire des sommes considérables, va chez elle furieux, hors de lui, se met sur un canapé et se loge quatre balles dans le cœur, dont il meurt sur le coup ; « Le canapé en frémit ; la dame en gémit : on avertit le premier président et le procureur général du Grand-Conseil, qui le font enterrer, la nuit, en secret, et le lendemain chacun conte l’histoire à sa manière, et il y en a cent.

1552. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres inédites de F. de la Mennais (suite et fin.)  »

Aujourd’hui même je ne saurais penser à la vie tranquille et solitaire des champs, à nos livres, à la Chesnaie, au charme répandu sur tous ces objets, auxquels se rattachent tous mes désirs et toutes mes idées de bonheur ici-bas, sans éprouver un serrement de cœur inexprimable, et quelque chose de ce sentiment qui faisait dire à ce roi dépossédé : Siccine separat amara mors !  […] Carron m’ait plusieurs fois recommandé de me taire sur mes sentiments, je crois pouvoir et devoir m’expliquer avec toi, une fois pour toutes. […] Je regarde que tous mes malheurs, de conséquence en conséquence, viennent de ce que mes parents, bien contre mon gré, m’ont forcé d’apprendre à écrire, et il n’y a pas de jour où je ne redise avec un sentiment profond ce mot d’un ancien : Utinam nescirem litteras ! […] J’ai beau me dire à cet égard ce qu’on souhaite, ce qui peut-être est raisonnable au fond, le sentiment l’emporte, il m’écrase.

1553. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « PENSÉES FRAGMENTS ET LETTRES DE BLAISE PASCAL, Publiés pour la première fois conformément aux manuscrits, par M. Prosper Faugère. (1844). » pp. 193-224

Je ne contesterai pas cette qualification, si par mystique il est entendu qu’il s’agit surtout ici d’un chrétien, qui sans négliger les raisons et preuves qui parlent à l’intelligence, met la raison de sentiment au-dessus des autres. […] « Et c’est pourquoi, lit-on dans une pensée inédite, ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés ; mais à ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut. » Ainsi, Pascal ne blâme pas la recherche ni la preuve rationnelle ; loin de là, il l’admet et en use à titre de préparation humaine ; on fait ce qu’on peut, et Dieu vient après. […] Diane montre pour les maux des humains toute la pitié qui est compatible avec son essence divine ; mais il y a néanmoins dans ses paroles je ne sais quelle empreinte d’une sérénité céleste… Il faudra bien convenir ici que les Anciens ont quelquefois deviné les sentiments chrétiens, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus aimant, de plus pur et de plus sublime dans l’âme. » En adhérant aux observations exquises de l’excellent critique, j’avouerai pourtant qu’une chose m’a frappé, au contraire, en lisant ce morceau, en assistant à cette intervention compatissante de la plus chaste des divinités : c’est combien on est loin encore du christianisme, je veux dire du Dieu fait homme et mort pour tous.

1554. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « M. MIGNET. » pp. 225-256

Si M ignet se produisait déjà si nettement dans son premier ouvrage par l’expression formelle de la pensée philosophique qu’il apportait dans l’histoire, il ne s’y donnait pas moins à connaître par le sentiment moral qui respire d’une manière bien vive et tout à fait éloquente dans les éloges donnés à saint Louis, à ce plus parfait des rois, du si petit nombre des politiques habiles qui surent unir le respect et l’amour des hommes à l’art de les conduire. J’insiste sur ce point parce que beaucoup de gens qui s’élèvent contre le système de la fatalité historique ont cru y voir la ruine de tout sentiment moral. […] Il est juste et doux de reconnaître que, depuis ce moment-là, il n’a fait autre chose que marcher en avant, poursuivre, étendre les mêmes études en les approfondissant, se perfectionner sans jamais dévier, cueillir le fruit (même amer) des années, sans laisser altérer en rien la pureté de ses sentiments ni sa sincérité première. […] Honneur et respect du moins, quand l’esprit supérieur et le grand caractère qui ne recule devant rien fait entrer dans ses inspirations un sentiment élevé, un dévouement profond à la puissance publique dont il est investi, quand il se propose un but d’accord avec l’utilité ou la grandeur de l’ensemble.

1555. (1858) Cours familier de littérature. V « XXVIIIe entretien. Poésie sacrée. David, berger et roi » pp. 225-279

Or l’humanité est sentiment bien plus qu’elle n’est intelligence. […] « Quand les poèmes de Moïse, de David, d’Isaïe, ne nous auraient été donnés que comme des productions purement humaines, ils seraient encore, par leur originalité, par leur antiquité, dignes de toute l’attention des hommes qui pensent, et, par les beautés littéraires dont ils brillent, dignes de l’admiration et de l’étude de ceux qui ont le sentiment du beau. » Lisons donc ces chants inspirés ; ils ont passé par des bouches humaines, et, sous ce point de vue au moins, ils ressortent du jugement humain. […] Mais s’il avait la langue toute faite par Isaïe, où allait-il prendre les inspirations et les sentiments ? […] Or, nous le répétons ici, le caractère spécial de David, c’est d’exprimer l’âme de l’humanité dans toutes les phases, dans tous les sentiments, dans tous les lieux, dans tous les temps.

1556. (1868) Cours familier de littérature. XXV « CXLVIIe entretien. De la monarchie littéraire & artistique ou les Médicis »

Je composai aussi quelques sonnets sur ce sujet ; et pour les rendre plus touchants, je m’efforçai de me persuader que j’avais perdu moi-même l’objet de mon amour, et de faire naître dans mon âme tous les sentiments qui pouvaient me rendre capable d’émouvoir la compassion des autres. […] Tous les mouvements, tous les sentiments de sa dame occupent sans cesse sa pensée : elle sourit, ou elle s’irrite ; elle refuse, ou elle est près de céder ; elle est absente, ou présente ; elle s’introduit le jour dans sa solitude, ou elle lui apparaît dans ses songes de la nuit, précisément au gré du caprice de l’imagination qui le guide. […] Soit que Laurent désespérât du succès de son amour, ou qu’il crût devoir faire céder ses sentiments à la voix de l’autorité paternelle, il est certain que, dès le mois de décembre de l’année 1468, il fut accordé avec une femme que probablement il n’avait jamais vue, et la cérémonie du mariage se fit dans le mois de juin de l’année suivante. […] Le sonnet suivant exprime bien tous ces sentiments: Cherchi chi vuol le pompe, e gli alti onori, Le piazze, e tempi, e gli edifici magni, Le delicie, il tesor qual accompagni Mille duri pensier, mille dolori: Un verde praticel, pien di bei fiori, Un rivolo che l’herba intorno bagni, Un angeletto che d’amor si lagni, Acqueta molto meglio i nostri ardori: L’ombrose selve, i sassi, e gli alti monti, Gli antri oscuri, e le fere fuggitive, Qualche leggiadra ninfa paurosa ; Quivi veggo io con pensier vaghi e pronti, Le belle luci, come fossin vive.

1557. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre III. Littérature didactique et morale »

Tout élément individuel est soigneusement éliminé : il ne reste que l’amant et l’amante, types irréels : mais, la dame étant identifiée à la rose, il faut projeter hors d’elle tous les sentiments qui appartiennent à son personnage. […] De beaux habits, des manières libérales, des talents d’agrément sont choses également requises ; l’amour est un sentiment aristocratique. […] Il a en somme peu d’originalité : tous les sentiments qu’il décrit avaient été avant lui étudiés dans leur nature et leurs progrès, définis, étiquetés, classés, décrits : il nous fait plutôt l’effet d’un vulgarisateur que d’un inventeur. […] Il n’a qu’un trait de commun avec Guillaume de Lorris, et c’est précisément le sentiment poétique d’une certaine antiquité, d’une antiquité raffinée, voluptueuse, fastueuse, un peu mièvre, d’une sorte de xviiie siècle gréco-romain, mythologique, ingénieux, rococo, que le galant Ovide lui a révélée.

1558. (1895) Histoire de la littérature française « Quatrième partie. Le dix-septième siècle — Livre III. Les grands artistes classiques — Chapitre I. Les mondains : La Rochefoucauld, Retz, Madame de Sévigné »

Mais il s’y ajoute alors une raison nouvelle, la curiosité de démêler les variétés des sentiments et des mobiles, la curiosité de l’homme en soi : et tous les mémoires — ou les meilleurs — prennent alors tout naturellement la couleur d’un document psychologique. […] Et, portraits ou récits, ses Mémoires sont d’un bout à l’autre une peinture curieuse du jeu complexe des sentiments et des intérêts humains. […] Elle a une puissance de se figurer les sentiments qui dépasse sa capacité immédiate de sentir. […] Elle réduisit le roman héroïque en dix tomes de Mlle de Scudéry à des proportions plus délicates et à des sentiments plus humains.

1559. (1921) Enquête sur la critique (Les Marges)

Qui donc, dans la presse, étudie leur œuvre sérieusement, un peu longuement, et avec la compétence, le sentiment qu’il faut ? […] Jacques Morland Oui, depuis dix ans, on a perdu ce sentiment de sécurité qui ôte toute utilité à la critique. […] Mais quand elle devient pénétrante, imagée, vivante, elle a plus de chances d’être longtemps goûtée que le roman, car les sentiments et les idées nous touchent davantage exprimés directement que transposés dans la fiction. […] Qui donc, dans la presse, étudie leur œuvre sérieusement, un peu longuement, et avec la compétence, le sentiment qu’il faut ?

1560. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Chapitre neuvième »

Il s’en faut en effet que les premiers sentiments du dix-huitième siècle aient été favorables à Louis XIV. […] Le même tour d’esprit qui mettait les lumières au-dessus des grands sentiments, qui dédaignait la gloire comme trop coûteuse, qui raillait la poésie comme une ingénieuse inutilité, et la prospérité des arts comme témoignant du nombre des fainéants, dénigrait le prince par qui toutes ces choses avaient été honorées et encouragées. […] Otez du discours d’un homme d’esprit ce qui est pensée ou sentiment juste, raillerie fine, louange délicate, il reste encore quelque chose qui ne nous apprend rien et pourtant qui n’est pas de trop. […] Cicéron, tendre père d’une fille charmante, père désespéré quand il la perdit, en est meilleur citoyen, plus attaché à ses amis, plus épris de la vérité, laquelle devient plus chère à l’homme chez qui la tendresse de cœur se communique à l’esprit, et qui aime la vérité à la fois comme une lumière et comme un sentiment.

1561. (1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « L’expression de l’amour chez les poètes symbolistes » pp. 57-90

Il prend soin de nous avertir que ce document vaut pour l’ensemble de sa génération : « Je vais vous parler un peu des jeunes filles et des jeunes gens… Le décousu de leurs sentiments factices… Ah ! […] Il aime aimer et il hésite : « Sitôt que je commence à aimer, je n’ai de cesse avant d’avoir si bien retourné les sentiments de l’amie et les miens que tout amour soit devenu impossible. » La définition de Tolstoï le décourage : « Aimer, c’est préférer autrui à soi-même. » Il ne s’aveuglera jamais jusque-là. […] Ce ne sont pas seulement des chrétiens qui y apportent un sentiment de répugnance, mais des hommes d’une autre confession et sur toute l’étendue de la terre. […] Lisez les notes qu’il a publiées sous le pseudonyme de Tristan Noël, vous y trouverez une conscience tourmentée, des sentiments confus et troubles, tout le désarroi romantique, et ce subjectivisme aigu qui est tout l’opposé de l’enseignement des Maîtres.

1562. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre Premier »

Nous nous imaginons avoir inventé, nous autres modernes, la mélancolie, la satiété, l’inquiétude, le dégoût consommé et raffiné de la vie, le sentiment du néant final et de l’universelle vanité. […] La scène est vive et fière ; elle fait vibrer les nobles sentiments de la vieille France, qui résonnent à nos oreilles, romanesques comme le son d’un cor, héroïques comme un bruit d’armures. […] Mais le dévouement est un sentiment monotone qui ne suffit pas à faire vivre une œuvre. […] Le poète de la Ciguë excelle à traduire les émotions douces, les sentiments voilés, les gaietés attendries et légères ; il sait sourire dans les larmes et faire jaillir du cœur les étincelles de l’esprit.

1563. (1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Émile Augier — Chapitre VIII »

Jean s’attendrit, ses bons sentiments lui reviennent, il promet de renoncer aux pompes et œuvres du monde interlope, et de repartir avec elle pour la Bretagne, le soir même. […] Ce sentiment même de l’honneur exalté, farouche, intraitable, c’est à lui que Henri le doit ; il le blesse avec l’arme qu’il lui a trempée. […] Bernard résiste, il se défend : on ne fait pas du sentiment en affaires. […] Elle se rouvre aux sentiments purs et vrais comme à la lumière.

1564. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Malesherbes. » pp. 512-538

En un mot, j’ai beaucoup voyagé et je n’ai jamais rapporté un sentiment aussi profond. […] Mais que M. de Malesherbes quitte la direction de la Librairie, alors Voltaire, ramené au sang-froid et à des sentiments plus justes, écrira à d’Argental (14 octobre 1763) : « M. de Malesherbes n’avait pas laissé de rendre service à l’esprit humain en donnant à la presse plus de liberté qu’elle n’en a jamais eue. […] Vous y trouverez un sentiment qui ne vous est sûrement pas étranger. […] Il n’avait pas un moindre fonds d’affections et de sentiments.

1565. (1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Chateaubriand homme d’État et politique. » pp. 539-564

Ces dégoûts, ces désirs vagues, ces espérances romanesques, se confondirent, au moment de sa démission, dans un sentiment d’indignation généreuse, et firent un éclat qui lui imposait désormais un rôle. […] Il a exprimé en maint endroit ce sentiment impatient et si naturel aux fortes natures, qui leur fait désirer un vaste champ d’activité. […] Carnot avait publié en 1814 un Mémoire au roi, plus ou moins opportun de sa part, mais qui était dicté par un sentiment patriotique honorable et un désir manifeste de conciliation. […] Considérant que la collection de ces papiers et de ces lettres renferme toute ma correspondance confidentielle, qui remonte à 1812 ; que, pendant une portion considérable de cette période de temps, j’ai été employé au service de la Couronne, et que, quand je n’ai pas occupé de fonctions publiques, j’ai pris une part active aux affaires du Parlement ; qu’il est très probable que cette correspondance offrira de l’intérêt et sera de nature à apporter quelque lumière sur la conduite et le caractère des hommes aussi bien que des événements de cette époque, je donne à mes exécuteurs testamentaires tout pouvoir de choisir dans cette correspondance ce qui leur paraîtra devoir être publié ; je les laisse juges de l’opportunité de cette publication, ayant la conviction complète qu’ils y mettront une discrétion sans égale ; que toute confidence que j’aurais reçue et qui ne serait pas honorable, ne sera pas trahie, qu’aucuns sentiments privés ne seront froissés sans nécessité, et qu’aucun intérêt public ne sera compromis par une publicité indiscrète ou prématurée.

1566. (1887) Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861) « Année 1859 » pp. 265-300

Il est banal, putain, mais si délicat, si rebelle aux emprunts et si peu susceptible, au milieu de sa noire misère, d’un sentiment envieux, haineux pour les heureux de ce monde. […] » blague même outrageusement le sentiment filial, et cependant il a envoyé à sa mère la moitié du peu qu’il a gagné cette année ; et à la malédiction qu’elle vient de lui adresser pour n’être pas allé la voir à Saint-Germain, juste le premier jour de l’an, il a répondu par ce mot : « Je n’ai pas pu parce que… et je t’affranchis ma lettre, ce qui me prive toute la journée de fumer. » 27 janvier Ce matin, Scholl me disait un joli mot sur Barrière : « Oui, oui, il a du talent, mais il ne sait pas se le faire pardonner !  […] tenez, il faut en revenir à Kant : toutes les fois qu’il avait essayé d’échafauder un système, l’ayant senti s’écrouler, il a conclu qu’il n’y avait que la morale, le sentiment, du devoir. […] J’avais perdu le sentiment de la verticalité… Vous concevez, ce n’était pas drôle. » Mais le médecin l’a rassuré : ce n’était que rhumatismal.

1567. (1917) Les diverses familles spirituelles de la France « Chapitre x »

C’est elle qui a développé en moi ces sentiments dont je tire orgueil, sans pouvoir dire pourquoi.‌ Je suis fier d’être soldat, d’être jeune, de me sentir brave et plein d’entrain ; je suis fier de rendre service à mon pays, à la France… La fidélité au drapeau, l’amour de la patrie, le respect de la parole donnée, le sentiment de l’honneur ne sont pas pour moi des mots creux et vides de sens ; ils résonnent comme un appel de clairon dans mon cœur de dix-huit ans, et c’est pour eux, s’il le devient nécessaire, que je saurai aller jusqu’au bout du sacrifice… (Lettres communiquées‌ Des milliers de voix, toutes pareilles, s’élèvent des classes 14, 15, 16, 17 à mesure que la patrie les appelle. […] Alfred Cazalis, c’est l’orthodoxie agissante et tendre, c’est le dogme traduit en charité et sentiment, c’est un bon et délicieux enfant qui dit à Dieu : « Je suis à toi et aussi à tous mes frères ». […] Acceptation du sacrifice, sentiment d’une haute présence à côté d’eux, les voilà le plus souvent, et s’il fallait une image pour les symboliser, je n’en vois pas de plus vraie que celle qui sort d’une phrase que Bernard Lavergne, le treizième enfant du peintre verrier Claudius Lavergne, écrit à sa famille : « … Ce soir, départ pour la tranchée.

1568. (1906) Les idées égalitaires. Étude sociologique « Deuxième partie — Chapitre III. La complication des sociétés »

En réalité, restreintes ou larges, éphémères ou séculaires, volontaires ou spontanées, toutes les espèces d’associations réclament l’attention du sociologue : syndicats ou armées, clubs ou églises, familles ou réunions d’actionnaires, chacun de ces groupements modifie, de par sa constitution, les sentiments et les idées des individus qu’il rassemble ; à chacune de leurs formes correspondent des effets propres. […] Mais l’identité du métier est bien faite pour imposer aux « compagnons », en même temps que l’identité des intérêts, celle des sentiments, des idées, des manières ; de nos jours surtout, dans l’état actuel de notre organisation économique, le métier absorbant tout le temps et toutes les forces de ceux qui l’exercent, c’est tout l’homme qu’il prend. […] L’office des grands groupements intersociaux, quelles que soient d’ailleurs leur origine et leurs fins, les intérêts ou les sentiments qu’ils servent, est d’élargir ainsi les idées sociales. […] Si surtout les groupements dont l’individu a fait partie ont changé, et que nous ayons le sentiment qu’ils peuvent changer encore, alors nous éprouvons de plus en plus le besoin de l’estimer en lui-même et pour lui-même.

1569. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Marivaux. — II. (Fin.) » pp. 364-380

il n’était pas question de cela ici, et comme je l’ai déjà dit, si je n’avais pas eu un peu de goût naturel, un peu de sentiment, j’aurais pu m’y méprendre et je ne me serais aperçue de rien. […] Ce paysan est né observateur et moraliste : il lit à livre ouvert les physionomies et les visages : « Ce talent, dit-il, de lire dans l’esprit des gens et de débrouiller leurs sentiments secrets est un don que j’ai toujours eu, et qui m’a quelquefois bien servi. » L’auteur, en faisant faire à son personnage un chemin si rapide à la faveur de sa jolie figure, a échappé à un écueil sur lequel tout autre romancier aurait donné ; il lui a laissé de l’honnêteté et s’est arrêté à temps avant la licence. […] voyez quelle école de mollesse, de volupté, de corruption, et par conséquent de sentiment !

1570. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sénac de Meilhan. — I. » pp. 91-108

Turgot, dans un sentiment de vertu ; Necker, dans un sentiment d’ambition et de haute renommée ; Calonne, Brienne, par des motifs moindres, se produisirent tour à tour en réformateurs ; ils échouèrent par la faute des autres ou par la leur : mais combien avortèrent dans l’ombre ! […] Nul plus que lui n’a le sentiment d’une époque usée.

1571. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La marquise de Créqui — III » pp. 476-491

Et Garat, « qui s’est fait député du Tiers, et qui va être de l’Académie : c’est un pauvre mérite que ce Garat » ; — et le Chamfort, quelle force bel et bien de rétracter une de ses atrocités sur une pauvre morte qui n’est plus là pour se défendre ; — et le Raynal, dont elle se prive très volontiers à la lecture : « Je ne connais que sa conversation, très fatigante, et ses prétentions, très satisfaites : mon âme est naturellement chrétienne, et tout ce qui me ferait perdre ce sentiment, si cela était possible, il m’est facile de m’en abstenir » ; — et Cérutti, qui avait alors son instant de lueur et jetait sa première et dernière étincelle : L’administrateur Cérutti vient d’achever sa rhétorique : il promettait beaucoup, il y a vingt ans ; il n’a pas fait un pas depuis ce temps-là. […] Elle fut dame du palais de la reine, extrêmement à la mode, et resta toute sa vie volontaire, impétueuse, irascible, mais avec tout cela si bonne, si généreuse, si dévouée à ses amis et aux plus nobles sentiments, et puis si spirituelle, et, par suite de son extrême naturel, si parfaitement originale, qu’elle excitait constamment l’affection, l’admiration, et en même temps la gaieté. […] L’horreur des abus, le mépris des distinctions héréditaires, tous ces sentiments dont les classes inférieures se sont emparées dans leur intérêt, ont dû leur premier éclat à l’enthousiasme des grands, et les élèves de Rousseau et de Voltaire les plus ardents et les plus actifs étaient plus encore les courtisans que les gens de lettres.

1572. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mémoires pour servir a l’histoire de mon temps. Par M. Guizot »

Molé, avec infiniment moins de talent et de science que messieurs les doctrinaires, était par l’esprit plus homme d’État qu’eux, et avait des parties supérieures pour le gouvernement, l’art de concilier et de gagner, le ménagement des hommes, le sentiment et le tact des situations. […] Guizot, dans son récit animé ; ne dissimule rien de tout cela, et il nous aide vivement à nous en ressouvenir ; il réitère même, à un endroit (tome IV, page 292), un mea culpa qui ne laisserait rien à désirer, si, par un singulier retour, il ne le rétractait formellement dans les toutes dernières lignes du chapitre ; car, faisant remarquer que c’était en vue d’obtenir un gouvernement pleinement d’accord avec la majorité de la Chambre des députés qu’il s’était mis si fort en avant, dans une ligne d’opposition inaccoutumée, au risque de déplaire à plusieurs de ses amis conservateurs, il ajoute : « Dans mon élan vers ce but, ma faute fut de ne pas tenir assez de compte du sentiment qui dominait dans mon camp politique, et de ne consulter que mon propre sentiment et l’ambition de mon esprit plutôt que le soin de ma situation (que de ma et que de mon !) 

1573. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « Halévy, secrétaire perpétuel. »

Il eut, dès sa première jeunesse, le sentiment de l’union et de la fraternité des arts et même des lettres. […] Il traite son sujet et ne l’élude pas ; il introduit la discussion dans le récit : le sentiment du haut style est toujours présent comme une image du dieu d’Olympie. […] Villemain, lui en touchait un jour quelque chose : un vif sentiment de joie brilla sur son visage, mais ne fit que passer et disparut presque à l’instant : il craignait déjà de porter préjudice ou ombrage à un frère méritant et bien aimé.

1574. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Sainte-Hélène, par M. Thiers »

Ce dernier gardien ou geôlier de Napoléon ne saurait être excusé pour les mille tracasseries qu’il inventa, et qui trahissaient en lui l’absence de sentiments dont il n’avait pas le premier germe. « Il y a de ces figures qui ne trompent pas », jugea tout d’abord Napoléon en le voyant.  […] Et en général, cette école de philosophes systématiques et distingués qui, dans leur classification un peu bizarre des grands hommes de l’histoire, ne voulaient voir en Napoléon dont ils méconnaissaient toute l’œuvre de création civile qu’un grand et puissant rétrogradateur, ne saurait soutenir désormais un pareil sentiment après tant de paroles de sagesse, de haute clairvoyance et presque de prophétie sociale, sorties de Sainte-Hélène, et qui révèlent un fond d’âme égal ou supérieur, s’il se peut, aux actes, et parfois meilleur. […] Comment se résumerait son sentiment, son impression dernière ?

1575. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Entretiens sur l’architecture par M. Viollet-Le-Duc »

Ceux qui croiraient pourtant que le sentiment de l’antique a fait défaut à M.  […] Viollet-Le-Duc de la ville éternelle peut sembler un peu légère à ceux qui ont en ces matières assez de religion pour ne pas oser s’avouer à eux-mêmes tout leur sentiment, la seconde impression est la bonne, la véritable, et il l’a reproduite dignement, en mainte page de son œuvre, par le crayon ou par la parole. […] Il est visible qu’ils n’étudiaient pas ces parties importantes de l’architecture en géométral, mais qu’ils se rendaient un compte très exact et très fin de l’effet perspectif ; c’était véritablement en artistes qu’ils combinaient ces effets… Ces calculs de l’homme doué d’un sentiment juste et délicat de la forme n’entrent pas dans le cerveau du Romain… » Ce n’est certes pas déprécier ces grandes et belles architectures anciennes en vue de celle du Moyen-Âge, que de les différencier ainsi.

1576. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Œuvres choisies de Charles Loyson, publiées par M. Émile Grimaud »

Loyson, spiritualiste et même expressément chrétien, est tout voisin de cette muse prochaine des Méditations ; il l’est par l’élévation de la pensée, par le sentiment ; mais l’imagination n’est pas à la hauteur, et trop nourri de l’ancien goût, trop plein des formes classiques un peu usées, il n’atteint pas à l’expression puissante. […] Esprit amer et coquet qui distillait douloureusement des vers érotiques ; qui, en politique, passait aisément à l’extrême ; qui combinait les lascivetés de boudoir avec la haine des rois, et insinuait à plaisir un coin de priapée dans le républicanisme, il n’était pas fait pour comprendre le sentiment libéral, sincère et modéré, le sentiment religieux, également sincère et philosophique, le talent simple, élevé, et toute l’âme morale de celui qu’il croyait avoir suffisamment accablé en l’appelant un doctrinaire, et en faisant une pointe digne de Brunnet sur son nom.

1577. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre I. La lutte philosophique »

Le cours d’histoire du bon Rollin, avec sa candide inintelligence du passé et son absence de critique, est un cours de morale républicaine ; il insinue dans les âmes des sentiments, un besoin d’action libre et généreuse, qui à la longue leur rendront l’ordre social insupportable. […] L’ambition, pourtant, le dévorait, une ambition héroïque, née du sentiment de sa valeur et du désir de la faire servir au bien public. […] C’est lui, en effet, et lui seul, dans la première moitié du xviiie  siècle, qui, par la nature tendre et passionnée de son âme, par le rôle qu’il assigne dans la vie au sentiment, à la passion, semble continuer Fénelon et annoncer Rousseau ; et l’on pourrait dire que son rôle a été de déchristianiser les idées, les tendances de Fénelon.

1578. (1895) Histoire de la littérature française « Sixième partie. Époque contemporaine — Livre IV. L’heure présente (1874) — Chapitre unique. La littérature qui se fait »

Son symbolisme, dans ses meilleures œuvres (car il faut bien distinguer chez lui, comme chez tout écrivain), se traduit en formes d’action et de sentiment concrètes et vivantes. […] Il y a un accent bien personnel de pessimisme énergique dans la poésie bouddhique de Jean Lahor967 ; et l’on trouve un exquis mélange de philosophie et d’émotion, un fin sentiment des antiquités et des religions, dans les drames que M.  […] Sa mise en scène, à quelques détails près, a le grand mérite d’être expressive, de traduire, donc de renforcer le sentiment, l’idée, la couleur de la pièce.

1579. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série « Alphonse Daudet  »

Alphonse Daudet ne tombe dans cette banalité, soit de la fable, soit de la description ou du sentiment, à laquelle n’échappent pas toujours les écrivains qui inventent, et même les plus grands. […] Car la pitié se change en un sentiment âpre et pénible quand tous les souffrants dont on nous développe la misère se trouvent être à la fois ignobles et irresponsables. […] Ce qui distingue son talent, ce n’est donc pas la prédominance démesurée d’une qualité, d’un sentiment, d’un point de vue, d’une habitude : c’est plutôt un accord de qualités diverses ou opposées, et, si je puis dire, un dosage secret dont il n’est pas trop commode de fixer la formule. « Si l’on examine les divers écrivains, dit Montesquieu101 on verra peut-être que les meilleurs et ceux qui ont plu davantage sont ceux qui ont excité dans l’âme plus de sensations en même temps. » Cette remarque peut s’appliquer sûrement à M. 

1580. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre IX. Inquiets et mystiques » pp. 111-135

Par charité, sentiment de justice ? Non, la piété sociale est une chose, le socialisme en est une autre, fondée non sur un sentiment et des élans, mais sur un droit et des théorèmes. […] Robert de Bonnières a trop le sentiment des nuances pour ne sentir pas excessive la place que lui fit son critique.

1581. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame la duchesse d’Angoulême. » pp. 85-102

Tout change, tout meurt ou se renouvelle ; les races les plus antiques et les plus révérées ont leur fin ; les nations elles-mêmes, avant de tomber et de finir, ont leurs manières d’être successives et revêtent des formes diverses de gouvernement dans leurs divers âges ; ce qui était religion et fidélité dans un temps n’est plus que monument et commémoration du passé dans un autre ; mais à travers tout, tant que la dépravation n’est pas venue, il y a quelque chose qui reste : l’humanité et les sentiments naturels qui la distinguent, le respect pour la vertu, pour le malheur, surtout immérité et innocent, la pitié qui elle-même n’est que le nom de la piété envers Dieu en tant qu’elle se retourne vers les infortunes humaines. En parlant de Mme la duchesse d’Angoulême, c’est à tous ces sentiments indépendants de toute politique que nous nous adressons, c’est à la partie sensible et durable de notre être. […] J’ai dit l’ordre de sentiments où il faut se borner à la chercher et à l’admirer.

1582. (1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Madame, duchesse d’Orléans. (D’après les Mémoires de Cosnac.) » pp. 305-321

Dans le méchant libelle dont Cosnac avait envoyé chercher les ballots en Hollande, il y avait une phrase entre autres, qui n’était pas si mal tournée : « Elle a, disait-on de Madame, un certain air languissant, et quand elle parle à quelqu’un, comme elle est tout aimable, on dirait qu’elle demande le cœur, quelque indifférente chose qu’elle puisse dire. » Cette douceur du regard de Madame avait opéré sur l’âme assez peu sensible de Cosnac, et, sans y mêler ombre de sentiment galant, il s’était laissé prendre le cœur à celle qui le demandait si doucement et si souverainement. […] Elle la fit avec de grands sentiments de piété. […] Le sentiment, ou plutôt la sensation immédiate de Madame, fut qu’elle était empoisonnée.

1583. (1889) Méthode évolutive-instrumentiste d’une poésie rationnelle

  Après s’être remémoré le cours de notre histoire poétique, l’on arrive à cette conclusion fatale que de sensation, d’instinct et de sentiment ; fut la poésie, au gré omnipotent de l’heure de plaisir ou de douleur de poètes, enfants nuement géniaux : produisant, d’une certaine somme de notations passionnelles, des recueils de poèmes, au hasard, sans lien, sous un titre sans signification. […] Première et rudimentaire transposition dans l’intellect de la sensation et du sentiment antérieurs : transposition très malheureuse d’ailleurs (plus malheureuse peut-être), et toute religieuse encore simplement : mais quant à la forme poétique dont ils usaient, première, sagesse qui amènera la langue trop exultante et non épurée à la stricte richesse et l’impeccable propriété qui deviendra nécessaire. […] à l’idée, et à la sensation et au sentiment, par l’idée.

1584. (1872) Les problèmes du XIXe siècle. La politique, la littérature, la science, la philosophie, la religion « Livre III : La science — Chapitre I : De la méthode en général »

Or, ce qui caractérise la science, c’est la méthode : c’est par la précision et la rigueur des méthodes que la science se distingue de la poésie, de la littérature, de la religion, de l’inspiration enfin et du sentiment ; c’est par la diversité des méthodes autant que des objets que les sciences se distinguent les unes des autres. […] L’intérêt d’un tel livre est dans ce sentiment précis et vivant de la réalité, qui ne se rencontrera jamais dans les traités de pure logique. […] C’est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l’originalité, l’invention ou le génie de chacun.

1585. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Première partie — Section 24, des actions allegoriques et des personnages allegoriques par rapport à la peinture » pp. 183-212

Le sentiment des personnes habiles est, que les personnages allegoriques n’y doivent être introduits qu’avec une grande discretion, puisque ces compositions sont destinées à répresenter un évenement arrivé réellement et dépeint comme on croit qu’il est arrivé. […] Ainsi les néreïdes et les tritons sonnants de leurs conques, que Rubens a placez dans le port pour exprimer l’allegresse avec laquelle cette ville maritime reçoit la nouvelle reine, ne font point un bon effet suivant mon sentiment. […] Je ne me souviens que d’une seule composition purement allegorique qui puisse être citée comme un modele, et que le Poussin et Raphael voulussent avoir faite, à juger de leur sentiment par leurs ouvrages.

1586. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre V. Mme George Sand jugée par elle-même »

Vous avez tous cru — même vous, Monsieur Sainte-Beuve, qui voulez que mes opinions en morale soient la religion de l’avenir, — que j’étais un écrivain d’ordre philosophique, ayant des idées sociales à faire triompher, écrivant des romans comme Rousseau pour prêcher et enseigner quelque chose ; espérant arriver à soulever par l’imagination, cette grande force, tous les sentiments de la vie contre la Loi et l’Opinion, — ces choses mal faites. […] Tous tant que nous sommes, nous répudierons avec un sentiment que, par politesse, je veux bien ne qualifier que d’inexprimable, cette affectation de simplesse et de bonhomie ; cette bergerie de l’art pour l’art, cette papelardise de Sainte Nitouche littéraire, et tous, nous poserons cette question à laquelle il est impossible de répondre : Est-ce donc que Mme Sand est dans la cour de Ponce-Pilate pour se renier si bravement ainsi, et pour dire d’elle-même : « Je ne connais pas cette femme-là ?  […] (l’horizon, cette place du ciel dont raffolent les bourgeois et où ils voient tout, même des règnes), du volcan, de l’éternel volcan qui vomit par ses mille cratères de la lave et de la fange, et enfin du bouclier (en parlant à une femme qui n’est pas Clorinde, pour dire le sentiment qui défend son cœur !). 

1587. (1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre V : M. Cousin historien et biographe »

On prend pour matière ces idées générales, ces descriptions de sentiments, ces vérités moyennes, qui sont l’objet propre de l’éloquence. […] Cette société n’est point le chef-d’œuvre de l’histoire : c’est une certaine sorte de société, qui engendre de beaux sentiments en même temps que de laides passions ; c’est une aristocratie qui, perdant son indépendance et quittant la vie guerrière, devient une cour servile et fière sous la main d’un maître, et trouve ses nouveaux plaisirs dans les amusements de l’esprit et dans la vie de salon. […] Le premier sait ranimer les morts ; les sentiments éteints reparaissent dans son âme ; il ne déduit pas logiquement une idée d’une autre ; il ne construit pas noblement de larges périodes ; il n’essaye pas de conduire régulièrement un auditoire d’esprits pesants vers une vérité lointaine : il n’est pas maître de lui-même : il y a quelque chose de fiévreux dans son inspiration.

1588. (1874) Premiers lundis. Tome I « Diderot : Mémoires, correspondance et ouvrages inédits — I »

La vie, le sentiment de la réalité, y respirent ; de frais paysages, l’intelligence poétique symbolique de la nature, une conversation animée et sur tous les tons, l’existence sociale du xviiie  siècle dans toute sa délicatesse et sa liberté, des figures déjà connues et d’autres qui le sont du moment qu’il les peint, d’Holbach et le père Hoop, Grimm et Leroy, Galiani le cynique ; puis ces femmes qui entendent le mot pour rire et qui toutefois savent aimer plus et mieux qu’on ne prétend ; la tendre et voluptueuse madame d’Épinay, la poitrine à demi nue, des boucles éparses sur la gorge et sur ses épaules, les autres retenues avec un cordon bleu qui lui serre le front, la bouche entr’ouverte aux paroles de Grimm, et les yeux chargés de langueurs ; madame d’Houdetot, si charmante après boire, et qui s’enivrait si spirituellement à table avec le vin blanc que buvait son voisin ; madame d’Aine, gaie, grasse et rieuse, toujours aux prises avec le père Hoop, et madame d’Holbach, si fine et si belle, au teint vermeil, coiffée en cheveux, avec une espèce d’habit de marmotte, d’un taffetas rouge couvert partout d’une gaze à travers la blancheur de laquelle on voyait percer çà et là la couleur de rose ; et au milieu de tout ce monde une causerie si mélangée, parfois frivole, souvent souillée d’agréables ordures, et tout d’un coup redevenant si sublime ; des entretiens d’art, de poésie, de philosophie et d’amour ; la grandeur et la vanité de la gloire, le cœur humain et ses abîmes, les nations diverses et leurs mœurs, la nature et ce que peut être Dieu, l’espace et le temps, la mort et la vie ; puis, plus au fond encore et plus avant dans l’âme de notre philosophe, l’amitié de Grimm et l’amour de Sophie ; cet amour chez Diderot, aussi vrai, aussi pur, aussi idéal par moments que l’amour dans le sens éthéré de Dante, de Pétrarque ou de notre Lamartine ; cet amour dominant et effaçant tout le reste, se complaisant en lui-même et en ses fraîches images ; laissant là plus d’une fois la philosophie, les salons et tous ces raffinements de la pensée et du bien-être, pour des souvenirs bourgeois de la maison paternelle, de la famille, du coin du feu de province ou du toit champêtre d’un bon curé, à peu près comme fera plus tard Werther amoureux de Charlotte : voilà, et avec mille autres accidents encore, ce qu’on rencontre à chaque ligne dans ces lettres délicieuses, véritable trésor retrouvé ; voilà ce qui émeut, pénètre et attendrit ; ce qui nous initie à l’intérieur le plus secret de Diderot, et nous le fait comprendre, aimer, à la façon qu’il aurait voulu, comme s’il était vivant, comme si nous l’avions pratiqué. […] Ce serait pour nous une trop longue, quoique bien agréable tâche, de rechercher dans ces volumes et d’extraire tout ce qu’ils renferment d’idées et de sentiments par rapport à l’amour, à l’amitié, à la haute morale et à la profonde connaissance du cœur ; au spiritualisme panthéistique, véritable doctrine de notre philosophe ; à l’art, soit comme théorie, soit comme critique, soit enfin comme production et style.

1589. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Troisième partie. Disposition — Chapitre II. Utilité de l’ordre. — Rapport de l’ordre et de l’originalité »

Le sentiment des proportions fait défaut : à peine sait-on si la pensée que l’on tient est essentielle ou incidente, s’il faut glisser ou appuyer. […] En effet, comme l’invention consiste alors à découvrir des rapports inaperçus, à créer des liaisons nouvelles d’idées et de sentiments, elle est inséparable de l’ordre, et ne pourra se réaliser et s’exprimer que par lui.

1590. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Première partie. Plan général de l’histoire d’une littérature — Chapitre IV. Moyens de déterminer les limites d’une période littéraire » pp. 19-25

est alors tout animée de l’esprit de l’antiquité classique qu’elle se modèle de parti pris sur les Grecs et sur les Romains qu’elle est par suite savante et faite surtout pour une aristocratie ; les œuvres qui la composent ont presque toutes un caractère hybride ; elles sont semi-païennes et semi-chrétiennes ; elles sont anciennes par la forme, les sujets, les titres, l’imitation voulue, l’emploi de la mythologie ; modernes par les idées et les sentiments qui sont coulés dans ces moules d’autrefois. […] Toutefois, dans le cours de ces soixante-quinze ans si pleins d’ardeur, d’élan, de foi en l’avenir, animés d’un si vif désir de changer les bases de la société existante, il y a un instant où les esprits conçoivent des pensées nouvelles et les cœurs des sentiments nouveaux.

1591. (1856) Cours familier de littérature. I « IIe entretien » pp. 81-97

Les phrases, en s’enchaînant et en se développant à leur tour, déroulent un plus grand nombre d’idées, de sentiments ou d’images à l’esprit, de manière à communiquer plus fortement à celui qui lit ou qui écoute la pensée ou l’émotion de celui qui lit ou qui parle. […] Parce qu’il a la parole, parce qu’il s’exprime, parce qu’il accumule, à l’aide de cet instrument, des langues parlées et écrites, des sentiments, des idées, des vérités, des adorations qui l’élèvent de son néant jusqu’à l’infini.

1592. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Troisième partie — Section 5, explication de plusieurs endroits du sixiéme chapitre de la poëtique d’Aristote. Du chant des vers latins ou du carmen » pp. 84-102

Du chant des vers latins ou du carmen Je ne crois pas pouvoir mieux faire pour confirmer ce que j’ay déja dit concernant la melopée et la melodie tragiques des anciens, que de montrer qu’en suivant mon sentiment, on comprend très-distinctement le sens d’un des plus importans passages de la poëtique d’Aristote, que les commentaires n’ont fait jusques ici que rendre inintelligible. […] Ainsi avant que d’appuïer mon sentiment par de nouvelles preuves tirées de la maniere dont la déclamation composée s’executoit sur le théatre des anciens, je crois qu’il est à propos de faire voir que le mot de chant signifioit en grec comme en latin, non seulement le chant musical, mais aussi toute sorte de déclamation, même la simple recitation ; et que par conséquent on ne doit pas inferer de ce qu’il est dit dans les anciens auteurs, que les acteurs chantoient ; que ces acteurs chantassent, à prendre le mot de chanter dans la signification que nous lui donnons communement.

1593. (1912) L’art de lire « Chapitre VI. Les écrivains obscurs »

Peut être compris du premier coup par n’importe qui un trait de sentiment qui parfois du reste est fort beau. […] Mais ils l’exagèrent, premièrement en excluant ainsi de la littérature toute sensibilité, ou tout au moins toute sensibilité générale et en n’admettant que des sentiments rares très difficiles à pénétrer, c’est-à-dire à ressentir ; secondement, même quand il s’agit de pensée, en voulant que rien de la pensée ne soit compris du premier coup.

1594. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « La Bruyère » pp. 111-122

Eh bien, nous l’écrivons avec le sentiment du regret, notre espérance a été trompée ! […] Quoique Destailleur ait le sentiment fort juste des beautés de détail de son auteur, nous sommes sûr qu’il pouvait, en s’abandonnant à une admiration plus courageuse, trouver mieux, pour les mettre en saillie, que des interjections qui ressemblent à des étiquettes, que les parfait !

1595. (1893) Les œuvres et les hommes. Littérature épistolaire. XIII « Madame Sand »

Mais entre amis et dans l’intimité des relations et des sentiments, elle n’est plus un écrivain du tout, et elle a sa plume à la main ! […] On avait cru jusqu’ici à quelque grande passion, dans l’éloquence de son égarement, dans l’espèce de beauté que l’amour, quand il est absolu, donne parfois à des sentiments coupables ; il ne fut rien de cela, ou du moins elle n’en dit pas un seul mot.

1596. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Lessing »

Un homme dont il parle dans sa Dramaturgie avec le sentiment du respect le plus profond, mais de l’apparition duquel dans l’histoire littéraire il n’a pas tiré les conséquences qu’il aurait fallu, aurait dû lui apprendre que l’ancien monde dramatique était clos et forclos, et qu’il sortirait de cet homme-prodige une théorie qui ne serait même plus une théorie et qui emporterait les théories anciennes, comme des pailles dans un ouragan ! […] On a reproché à Lessing — et ici l’allemand revenait trop dans cette nature si peu allemande — de n’avoir pas eu assez profond le sentiment de Molière et de lui avoir (ô triple allemand, de cette fois !)

1597. (1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « V. Saint-René Taillandier »

Renan, — qui a le sentiment de l’infini et qui est un sonneur de cloches de cette religion de l’infini réveillée, — M.  […] » il aurait peut-être été piquant et coloré pour la première fois de sa vie en nous parlant des sentiments religieux de M. 

1598. (1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Roger de Beauvoir »

Le masque en main, les castagnettes Formant l’orage sous tes pieds, et je le conjurai d’aborder la poésie des sentiments les plus profonds de l’âme humaine. […] En soi, le talent existe : cela est sûr ; il est même évidemment très grand, quand on compare ces vers à tous les vers qui s’impriment dans ce temps de descripteurs qui se croient des poètes, de tricoteurs de vers qui n’ont pas une idée ou un sentiment à fourrer dans leur petit ouvrage, et de réalistes qui, comme Calemard de Lafayette, font tomber Delille dans de la bouse de vache ; — mais d’une vache personnelle, disait si drôlement Sainte-Beuve.

1599. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Ranc » pp. 243-254

Mais elle obéissait si peu a une vocation, que le roman qu’elle a songé tout d’abord à faire n’est ni de fantaisie, ni de sentiment, ni d’observation, mais un roman politique qui se rapprochait de ses préoccupations ordinaires. Cette idée — militaire — d’une conspiration, a fasciné le polémiste, qui allait continuer de faire la guerre à tout ce qu’il hait, en la racontant… C’était si bien cela, et si peu la vocation du romancier qui le décidait, que le livre lui-même — ce Roman d’une conspiration — ne semble qu’un prétexte pour lancer toutes les bordées d’un esprit de parti accumulé, exaspéré depuis des années au fond d’un homme, et d’un homme qui a les sentiments très profonds.

1600. (1930) Les livres du Temps. Troisième série pp. 1-288

Il est bien forcé de feindre des sentiments qu’il n’a pas. […] Cet épicurien de Stendhal avait le sentiment de la grandeur et l’âme chevaleresque. […] Les hommes du dix-huitième siècle avaient davantage le sentiment des nuances. […] Ou n’est-ce pas toujours ce même sentiment, le même instinct, sous des formes diverses ?) […] Daniel Mornet l’emploie dans le sens de Fernand Gregh (sentiment humain) dont M. 

1601. (1923) Nouvelles études et autres figures

Il a ses idées à lui, ses sentiments à lui, un caractère tout à fait, à lui. […] Si ces vers n’ont pas rempli Persès du sentiment de son indignité, Hésiode a manqué son but. […] Mais le sentiment de la nature chez Hésiode ne ressemble point au sentiment de la nature des poètes modernes ou même d’un poète comme Virgile. […] Il ne s’efface que là où son attitude tenait plus de place que son sentiment. […] Au point de vue des sentiments, son amour n’est qu’une longue faillite.

1602. (1828) Introduction à l’histoire de la philosophie

En vérité, c’est un sentiment religieux bien impuissant que celui qui s’arrêterait à une vague contemplation. […] Le culte est donc le développement, la réalisation du sentiment religieux, non sa limitation. […] Les arts et la poésie y seront nécessairement petits et mesquins, car il répugne que la forme de la pensée et du sentiment soit grande là où le sentiment et la pensée manquent de grandeur. […] Il n’y a pas une action, pas même une pensée, un désir, un sentiment vicieux qui ne soit puni tôt ou tard en sa juste mesure ; au contraire, toute action, toute pensée, toute résolution, tout sentiment vertueux, tout sacrifice emporte sa récompense. […] Ôtez cette unité d’esprit, d’idées, de sentiments, c’en est fait de la patrie et du patriotisme.

1603. (1894) La vie et les livres. Première série pp. -348

On éprouve à peu près ce même sentiment, très troublant et composite, en voyant fleurir les gentillesses littéraires du dilettantisme sur les ruines d’une nation. […] Mais, de ce monde obscur et changeant, où il a fait parfois des pêches miraculeuses, il ne nous rapporte plus de petits sentiments ni de petites aventures. […] À chaque pas, en voyant finir quelqu’un ou quelque chose, nous serons torturés par ce sentiment de l’irréparable, contre lequel notre cœur se révolte en vain. […] Elle a exprimé ses sentiments en des termes qui en disent plus long que toutes les biographies. […] Une guerre sociale semble imminente, où les appétits passeront avant les sentiments.

1604. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — F — Fleurigny, Henry de (1849-19..) »

Louis Dupont C’est un poète aimable que M. de Fleurigny, et le volume qui vient de paraître sous son nom (Éclats de verre) renferme plus d’une pièce d’un rare sentiment d’à-propos et d’humour.

1605. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — A — Audigier, Georges (1863-1925) »

Charles Fuster La Fidèle Chanson, une œuvre sincère bien variée, où tous les sentiments d’une âme sont dépeints « fidèlement ».

1606. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — H — Hauser, Fernand (1869-1941) »

Fernand Hauser : elle est encore un peu tendre, mais elle nous offre beaucoup de verdeur, de délicatesse de sentiment, une allure gaie, une façon de parler affable et accorte.

1607. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — B — Billaud, Victor (1852-1936) »

Victor Billaud ont été inspirées par les beautés naturelles ou les coutumes pittoresques de son pays natal et révèlent une rare délicatesse de goût et de sentiment.

1608. (1853) Portraits littéraires. Tome II (3e éd.) pp. 59-300

Il est donc naturel qu’il cherche hors du cercle des sentiments généraux le thème de ses méditations. […] Le seul mérite réel que je reconnaisse dans ce livre c’est le sentiment et la peinture du malheur. […] Les héros de Sophocle n’expriment guère qu’un sentiment unique ; il est rare qu’ils offrent au spectateur la succession ou le combat de sentiments contraires. […] Comme ils ne songent jamais à exprimer plusieurs sentiments à la fois, il n’y a pas lieu de s’étonner s’ils traduisent avec une limpidité lumineuse le sentiment qui les domine. […] Au milieu du bourdonnement des louanges, il n’a plus qu’un seul sentiment, celui de sa grandeur ; il devient incapable de réflexion et de prévoyance.

1609. (1884) Propos d’un entrepreneur de démolitions pp. -294

Ce quelque chose, c’est simplement ceci le sentiment paternel. […] Il paraît que c’est un charitable sentiment qui en a dicté les pages. […] Tout cela dans le plus strict sentiment archaïque de l’époque qu’il s’agissait de restituer. […] Quelques artistes commencent, il est vrai, à l’apercevoir un peu, Dieu sait avec quels sentiments ! […] C’est l’inétouffable, l’inextinguible sentiment religieux survivant à la notion même de tout symbole divin.

1610. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — V — Vignier, Charles (1863-1934) »

Charles Morice Vignier est un des artistes doués du sentiment le plus aristocratique de l’art, que je sache.

1611. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — C — Courtois, Pierre (18..-19.. ; poète) »

Pierre Courtois me semble avoir réuni ce que toute sa jeunesse lui inspira de pensées, de sentiments et de rêves.

1612. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — La Grasserie, Raoul (1839-1914) »

Adam Ce que veut le lecteur dans un volume de vers, c’est de la grâce, ce sont des sentiments, des émotions ; c’est de la poésie, en un mot, et le livre de M. de La Grasserie (Les Rythmes) en déborde.

1613. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — D — Demeny, Paul (1844-1918) »

Auguste Dorchain Ses poésies se recommandent par la délicatesse et l’élévation des sentiments ; on y rencontre un certain mysticisme, une inspiration romantique et une note patriotique très accentuée.

1614. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — H — Haag, Paul (1843-1911) »

Théodore de Banville Plus que tous les récents recueils de poèmes, il (Le Livre d’un inconnu) paraît répondre au véritable idéal actuel, car le poète s’y montre réaliste dans le beau sens du mot, et il est facile de voir que toutes ses descriptions sont vues, que tous les sentiments qu’il exprime ont été éprouvés et non supposés.

1615. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — N — Nardin, Georges »

Il s’est fait connaître dans le monde poétique par un recueil de vers, les Horizons bleus (1880), volume plein de promesses, où nous avons particulièrement remarqué les Digitales et les Violettes, strophes de jeunesse d’un sentiment pur et d’une heureuse allure.

1616. (1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — W — Warnery, Henri (1859-1902) »

Alphonse Lemerre Ses premières œuvres sont quelquefois d’un sentiment trop juvénile et d’une forme encore hésitante.

1617. (1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome I « Les trois siecles de la litterature françoise. — B — article »

La Poésie en est douce, simple, facile, souvent gracieuse, & toujours naturelle ; l’expression fidele du sentiment y tient lieu de ces images brillantes, de ces hardiesses de style, de ces tours vifs & énergiques qui caractérisent le langage poétique, & que la simplicité du genre n’admet pas.

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