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2323. (1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Léopold Ranke » pp. 1-14

Il y avait en cet ouvrage une belle floraison de jeunesse vigoureuse, un amour de la justice qui révélait éloquemment, malgré les préjugés de l’éducation, cette vive droiture des âmes respectées encore par la vie et que le monde doit plus tard gauchir. […] Ranke n’était-il donc, en fin de compte, qu’un de ces lettrés relatifs qui ont leur jour, mais à qui, en définitive, la vie ôte plus qu’elle n’apporte ? […] Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement… Il faut avouer qu’une telle chute serait ridicule et mortelle… Nous ne disons pas que Ranke l’ait faite, mais voici pourtant deux volumes dans lesquels il a dû ramasser l’effort de sa pensée et la force réfléchie de sa maturité, et partout où nous les avons ouverts, nous n’avons trouvé que l’indigence, le refroidissement, le dessèchement, mis à la place de tout ce qui promettait autrefois la richesse, la chaleur, l’abondance et la vie Il est des gens, nous le savons, qui appelleront cela un progrès.

2324. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Armand Hayem »

Mais l’anarchie des opinions qui se disjoignent, s’opposent entre elles et se pulvérisent, est-elle la vie ou la mort ? […] … Ou, si elle ne doit pas mourir, quelles sont les conditions de sa vie future ? […] Après Hegel, voici du Renan, ce lâche hégélien que Hegel aurait méprisé : « Nous nous consolons de passer à travers le souvenir de la pensée universelle, comme passent les êtres à travers la vie, dans l’immensité de l’inconnu. » « La dispute philosophique, — dit encore, par la plume d’Armand Hayem, le vaniteux mandarin des mandarins qui veut constituer à son profit l’aristocratie de l’écritoire, — la dispute philosophique est le privilège de quelques esprits, jusqu’aux temps où ils pourront ouvrir à l’humanité des vues et des destinées nouvelles.

2325. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. de Vigny. Œuvres complètes. — Les Poèmes. »

Publier ses Œuvres, c’est résumer sa vie et tout à la fois l’épurer. […] Alfred de Vigny ne s’est pas pressé pour mettre une dernière main et laisser tomber un dernier coup d’œil sur l’œuvre entière de sa vie. […] Où il n’est pas, l’expression manque, c’est-à-dire la flamme et la vie.

2326. (1862) Les œuvres et les hommes. Les poètes (première série). III « M. de Banville. Les Odes funambulesques. »

Mais nul sentiment, venant de plus haut ou de plus profond qu’un épiderme, rougissant ou pâle, ne passe dans cette langue ouvragée comme une cassolette pour contenir, à ce qu’il semble, les plus immatériels éthers de la vie, et qui ne gardera pas même cette goutte de larmes moins pure ! […] Devenu histrion d’art par amour de l’histrionisme, ce divinisateur du tremplin l’a transporté définitivement dans la vie de sa pensée. […] Moralité, préoccupation, métaphores, tout dans ce livre est tiré du monde artificiel des planches, l’idéal de la vie et de l’art pour tant de folles imaginations !

2327. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « M. Charles Didier » pp. 215-226

Dans les dix nouvelles, c’est-à-dire dans les dix Amours de son recueil, on cherche une figure lombarde, florentine ou romaine, une figure italienne, n’importe où, qui ait la vie de cette Gina de la Chartreuse, la Monna Lisa d’Henri Beyle, qui, à elle seule, vous apprendrait tout un pays ! […] Charles Didier, pour lu première fois de sa vie, a montré une portée, une netteté et un talent qu’on ne lui connaissait pas. […] Seulement l’originalité et le sens de ce petit roman, digne d’être publié à part, ne sont pas dans la passion criminelle du pasteur protestant et dans les détails de sa chute ; ils sont dans la situation de cet homme supérieur, dont le cœur est dévoré, les sens enivrés, mais dont, malgré ces tumultes, la haute raison touche au génie, et qui succombe, entraîné par la nature humaine, parce que son Église, à lui, ne l’a pas gardé, en faisant descendre dans sa vie la force de l’irrévocable !

2328. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « L’abbé de Marolles ou le curieux — II » pp. 126-147

Chapelain était fort savant, d’une science solide, et il se montra judicieux, bien qu’avec pesanteur, tant qu’il n’eut affaire qu’à des auteurs et à des ouvrages qui se rapportaient aux habitudes de toute sa vie et qui dépendaient de l’école littéraire où avait été nourrie sa jeunesse. […] » La vie, si longue qu’elle soit, est trop courte pour de telles natures. Le grand secret de ne pas s’ennuyer ni s’affliger en vieillissant est d’avoir des goûts à notre portée, et dont en même temps l’objet soit plus long que la vie. […] » — « Je fais tout ce que je peux, lui répondit Marolles, pour allonger la vie et les jours, mais j’ai beau faire, ils me paraissent s’enfuir comme une ombre. […] [NdA] Dans un écrit de Furetière, Nouvelle Allégorique, ou histoire des derniers troubles arrivés au royaume d’Éloquence (1659), on lit : « Il y vint (à l’armée du Bon Sens) un illustre abbé de Marolles, qui poussa ses conquêtes jusques dans les terres de Tibulle, Catulle, Properce, Stace, Lucrèce, Piaule, Térence et Martial ; terres auparavant inconnues à tous ceux de sa nation ; cependant il les dompta, et les mit sous le joug de ses sévères versions, et il les traita avec telle exactitude et rigueur, que de tous les mots qu’il y trouva, il n’y eut ni petit ni grand qu’il ne fît passer au fil de sa plume, et qu’il n’obligeât à parler français et à lui demander la vie… » Ce jugement ne ferait guère d’honneur à la critique de Furetière qui était d’ailleurs un homme d’esprit, mais il est à croire qu’il ne parlait pas sérieusement quand il écrivait cela.

2329. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Collé. »

Collé, selon lui, « était un grand enfant qui ne se prenait nullement au sérieux (page 4) » et plus loin (p. 32), il nous le montre « possédant à un haut point la science de la vie » et connaissant à fond les hommes ; tantôt Collé est « un esprit doux et placide (p. 2) », tantôt il a « la nature mobile et inquiète (p. 4). » Collé nous est représenté comme faisant des fanfaronnades, comme suivant la mode, comme ayant un rire doux, plein de mièvrerie ! […] Ce séjour de près de dix-neuf ans qu’il fit dans la famille de son riche patron tient une grande place dans sa vie, et son nouveau biographe, M.  […] Dès lors n’en parlerons-nous que pour mémoire. » Non, cela est capital dans la biographie de Collé, et il s’accommoda longtemps de ce genre de vie. […] Qu’on relise dans la Correspondance de Béranger les lettres de conseils littéraires donnés à Mlle Béga, et qu’on les compare à celles de Collé à son élève : on verra le côté par où Béranger est supérieur à celui qu’il appela un jour « son maître. » La vie tout entière de Béranger avait été une éducation continuelle : Collé, sous le prétexte d’un goût naturel et sain, avait trop obéi à sa paresse et n’avait pas marché. […] Dieu eût dû mettre la jeunesse à la fin de notre vie » ; lorsqu’il parle ainsi et qu’il raisonne à la manière de Garo chez La Fontaine, je l’arrête, je ne reconnais plus là son bon sens, et je lui oppose ce qu’a dit un autre moraliste dans une pensée toute contraire : « Force nous est bien de vieillir ; justice est que nous vieillissions.

2330. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Marie-Thérèse et Marie-Antoinette. Leur correspondance publiée par. M. le Chevalier Alfred d’Arneth »

Le futur Louis XVIIl est même raillé dans ces lettres de la reine sur un article ou il eut toute sa vie plus de prétention et de fatuité que de réalité ; on avait dit que Madame était grosse et que Monsieur allait être père. […] On pourra sourire de quelques détails qui sentent la maman. — Ayez plus soin de vos dents, on dit que vous les négligez. — Mettez un corset, crainte, comme on dit en allemand, d’élargir et de paraître déjà la taille d’une femme sans l’être. — Le monter à cheval gâte le teint, et votre taille à la longue s’en ressentira et paraîtra encore plus. — Les premières lettres sont remplies de ces prescriptions qui tiennent au corps, à la santé, et qui ont des conséquences morales aussi pour les personnes en évidence et dont toute la vie se passe en public : « Je vous prie, ne vous laissez pas aller à la négligence ; à votre âge cela ne convient pas, à votre place encore moins ; cela attire après soi la malpropreté, la négligence et l’indifférence même dans tout le reste de vos actions, et cela ferait votre mal ; c’est la raison pourquoi je vous tourmente, et je ne saurais assez prévenir les moindres circonstances qui pourraient vous entraîner dans les défauts où toute la famille royale de France est tombée depuis longues années64 ; ils sont bons, vertueux pour eux-mêmes, mais nullement faits pour paraître, donner le ton, ou pour s’amuser honnêtement, ce qui a été la cause ordinaire des égarements de leurs chefs qui, ne trouvant aucune ressource chez eux, ont cru devoir en chercher au dehors et ailleurs. […] Mes conseils, ceux de l’abbé (de Vermond), ceux de Mercy, n’ont rien produit, n’ont pu vous garantir des inconvénients ; jugez combien j’en dois être affectée, et combien je voudrais, aux dépens de ma vie, vous être utile et vous tirer de l’abandon où vous vous êtes jetée. […] … » On sourit à la seule idée d’une telle comparaison entre Mesdames, filles de Louis XV, et celle dont Frédéric, le glorieux rival et ennemi, a parlé comme « d’une grande femme, faisant honneur à son sexe et au trône. » Nous reviendrons sur ces jugements de Marie-Thérèse, portés par l’adversaire qui passa sa vie à se mesurer contre elle, et qui lui a rendu le plus digne, le plus historique des hommages. […] Allez au fond : dans ces règnes longs et glorieux que la reconnaissance ou l’admiration des contemporains ont consacrés, vous verrez que c’est le bon sens, « ce maître de la vie », qui y a présidé, au moins autant que la grandeur d’âme.

2331. (1861) La Fontaine et ses fables « Troisième partie — Chapitre II. De l’expression »

C’est l’expression crue et nue qui fait la vie. […] Junon chez lui, à l’occasion, parle en marchande et compare la queue du paon « à la boutique d’un lapidaire. » Il tourne volontiers au style trivial que sa trivialité rend narquois ; son amoureux est tiraillé entre deux veuves, « l’une encore verte, et l’autre un peu bien mûre » ; il est de moyen âge et « tire sur le grison », mais « il a du comptant, et partant de quoi choisir. » Ailleurs la goutte plante le piquet sur l’orteil d’un pauvre homme, pendant que l’araignée « se campe sur un lambris, comme si de ces lieux elle eût fait bail à vie. » Tout son style est composé ainsi de familiarités gaies ; rien n’est plus efficace pour mettre en notre cerveau l’image des objets ; car en tout esprit les images familières se réveillent plus aisément que les autres, et les images gaies naissent plus promptement que toutes les autres dans l’esprit des Français. […] La Fontaine ajoute en bourgeois et en paysan, et dans le style amusant de la fable :          Je voudrais qu’à cet âge     On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,     Remerciant son hôte, et qu’on fît son paquet. […]     Voyez… quelles rencontres dans la vie Le sort cause ! […] De son arc toutefois il bande les ressorts Le sanglier, rappelant les restes de sa vie, Vient sur lui, le découd, meurt vengé sur son corps     Et la perdrix le remercie.

2332. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XVII. Rapports d’une littérature avec les littératures étrangères et avec son propre passé » pp. 444-461

Certaines conditions de vie, certaines coutumes, certains besoins n’ont-ils pas une coexistence internationale ? […] Les annales et les littératures de l’Egypte, de la Perse, de l’Inde, de l’Islande, du Japon s’éclairent de vigoureux jets de lumière ; et c’est encore un contingent énorme de faits, de doctrines, de coutumes, de légendes, de poèmes qui ont leur répercussion sur la vie de la France pensante. […] Le roman russe de nos jours a induit beaucoup de nos écrivains à se demander, après Tolstoï, quel est le sens de la vie et à prêcher « la religion de la souffrance humaine ». […] Italie, Espagne, France, Angleterre, Allemagne ont eu tour à tour leur âge d’or, leur grande époque ; comme les coureurs dont parle le poète, ces nations se sont passé de ’une à l’autre le flambeau de la vie. […] On ne peut donc bien connaître la littérature dans une époque donnée sans déterminer quelles sont les époques de son passé qui revivent alors d’une vie posthume, qui sont admirées ou détestées, en tout cas discutées et par cela même présentes aux souvenirs.

2333. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Les Mémoires de Saint-Simon. » pp. 270-292

En lisant les mémoires historiques qu’on avait depuis François Ier, il conçut presque dès l’adolescence, l’idée de consigner par écrit à son tour et de faire revivre après lui tout ce qu’il verrait, avec la résolution bien ferme d’en garder, sa vie durant, le secret à lui tout seul, et de laisser dormir son manuscrit sous les plus sûres serrures ; prudence rare dans un jeune homme, et qui est déjà un grand signe de vocation. […] La vie politique et publique de Saint-Simon est assez simple, et mériterait à peine une mention, s’il n’avait pas été observateur et historien. […] Cela dit, et se croyant en mesure de prendre tout son plaisir sans trop de péché, il se lance dans sa voie, et définit admirablement l’histoire telle qu’il la conçoit, dans toute son étendue, ses embranchements, ses dépendances, et avec la moralité finale qu’on en peut tirer, si après tout un véritable esprit religieux s’y mêle ; car, de cette multitude de gens qui en sont les acteurs, remarque-t-il, « s’ils eussent pu lire dans l’avenir le succès de leurs peines, de leurs sueurs, de leurs soins et de leurs intrigues, tous, à une douzaine près tout au plus, se seraient arrêtés tout court dès l’entrée de leur vie, et auraient abandonné leurs vues et leurs plus chères prétentions », reconnaissant qu’il n’y a ici-bas rien que néant et que vanité. […] Ses premières descriptions ont de la fraîcheur et de la vie : le monastère de Marlaigne près de Namur nous apparaît aussitôt, avec ses ermitages et son paysage, d’une façon dont les choses naturelles n’ont pas coutume de se montrer à nous sous Louis XIV. […] La seconde scène, qui signale en quelque sorte le plus beau jour de la vie de Saint-Simon, sera celle du lit de justice, où fut consommée sous la Régence la dégradation du duc du Maine et la ruine légale des bâtards légitimés.

2334. (1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Monsieur Théodore Leclercq. » pp. 526-547

Sa vie entière est courte à raconter. […] Après la Terreur, il se trouva naturellement de cette jeunesse royaliste, plus ou moins dorée et muscadine, qui luttait avec énergie et courage pour la vie élégante et civilisée. […] J’apprends là des choses que j’aurais ignorées toute ma vie. […] Théodore Leclercq n’a eu le sentiment vif et la science de la vie privée, de la vie de société, en un mot du salon et de tout ce qu’on y surprend en un clin d’œil de commérage piquant, de babil aiguisé, de luttes, de tracasseries, d’hostilités courtoises et élégantes. […] Les dernières années de sa vie, entourées et consolées d’ailleurs des soins de la plus aimable et affectueuse famille, s’écoulèrent dans des infirmités cruelles, qui ne lui arrachèrent pas une plainte.

2335. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Jasmin. (Troisième volume de ses Poésies.) (1851.) » pp. 309-329

Il y a toute une moitié de la France qui rirait si nous avions la prétention de lui apprendre ce que c’est que Jasmin, et qui nous répondrait en nous récitant de ses vers et en nous racontant mille traits de sa vie poétique ; mais il y a une autre moitié de la France, celle du Nord, qui a besoin, de temps en temps, qu’on lui rappelle ce qui n’est pas sorti de son sein, ce qui n’est pas habituellement sous ses yeux et ce qui n’arrive pas directement à ses oreilles. […] Cependant Jasmin, arrivé à l’âge de gagner sa vie, s’était fait coiffeur ou barbier, et dans sa boutique proprette, dans son petit salon de la promenade du Gravier, il chantait selon l’instinct de sa nature, en usant de cette facilité d’harmonie et de couleur qu’offre à ses enfants l’heureux patois du Midi. […] Il est vrai qu’un poème comme Jocelyn, exécuté et traité avec le soin que Jasmin apporte aux siens, coûterait huit ou dix années de la vie, et l’on n’aurait guère le temps de faire à travers cela une dizaine de volumes sur les Girondins ou les Jacobins, et une révolution de février, la chose et le livre à la fois, et toute cette série d’improvisations que nous savons et que nous oublions, ou que nous voudrions oublier. […] Il promet, si la guerre l’épargne, de revenir lui apporter sa vie. […] La vie de Jasmin, de ce gai et riant poète, est remplie de ces traits graves et touchants.

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