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381. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre IX. Eugénie de Guérin »

Enfin il est exact d’ajouter que, tous les mois, elle se préparait à la mort et choisissait un des saints qu’elle affectionnait le plus pour imiter ses vertus. » Tel est le memorandum que nous avons des jours de Mlle Eugénie, Il n’a pas été fait par elle, mais par le seul témoin qui reste maintenant de ses journées, et qui a pu compter tous les points de cette dure couture de bonnes œuvres, achevée devant Dieu. […] Quand, en effet, Mme Eugénie de Guérin commença sa vie de poésie secrète et d’humbles vertus ensevelies, qui auraient pu s’enterrer pour jamais dans ce cimetière de village dont Gray peignit les tombes, un soir, c’était le temps où l’un des hommes qui « ont su le moins rester tranquillement assis dans une chambre », fondait le bronze des canons à force de les faire tonner. […] Abîme de profondeur pour qui saurait y descendre, que cette existence retirée et close, sous un pan de ciel bleu, — au fond des campagnes — dans la pratique active et sensée des vertus chrétiennes ; mais, hélas ! […] Dans cette coupe de délices où ils burent tous les deux, dans ce verre à champagne du festin des noces, à travers lequel elle revoyait son frère, elle, discerna bien vite la goutte d’absinthe dont Dieu frotte les lèvres de ses Élus, pour qu’ils soient ici-bas plus robustes à la vertu et à la peine. […] Si, comme l’a dit un hardi penseur « tout homme est l’addition de sa race », elle était l’addition de la sienne, et le malheur, l’isolement dans la vie, l’acceptation de toutes les croix qui sont toutes les vertus, le ciel enfin, descendu dans le cœur de la femme, n’avait pu effacer l’aristocratie puisée dans le sein de sa mère et les traditions du berceau.

382. (1827) Principes de la philosophie de l’histoire (trad. Michelet) « Principes de la philosophie de l’histoire — Livre second. De la sagesse poétique — Chapitre VI. De la politique poétique » pp. 186-220

En cela, les plus grands philosophes d’une nation si éclairée sont d’accord avec les barbares de l’ancienne Germanie, chez lesquels, au rapport de César, le brigandage, loin de paraître infâme, était regardé comme un exercice de vertu. […] Voilà le héros qu’Homère qualifie toujours du nom d’ irréprochable (ἀμύμων), et qu’il semble proposer aux Grecs pour modèle de la vertu héroïque ? Si l’on veut qu’Homère instruise autant qu’il intéresse, ce qui est le devoir du poète, on ne doit entendre par ce héros irréprochable, que le plus orgueilleux, le plus irritable de tous les hommes ; la vertu célébrée en lui, c’est la susceptibilité, la délicatesse du point d’honneur, dans laquelle les duellistes faisaient consister toute leur morale, lorsque la barbarie antique reparut au moyen âge, et que les romanciers exaltent dans leurs chevaliers errants. […] Qu’on parcoure l’âge de la vertu romaine, que Tite-Live fixe au temps de la guerre contre Pyrrhus ( nulla ætas virtutum feracior ), et que, d’après Salluste (saint Augustin, Cité de Dieu), nous étendons depuis l’expulsion des rois jusqu’à la seconde guerre punique. […] En lisant l’histoire romaine, un lecteur raisonnable doit se demander avec étonnement que pouvait être cette vertu si vantée des Romains avec un orgueil si tyrannique ?

383. (1857) Causeries du samedi. Deuxième série des Causeries littéraires pp. 1-402

Il est aussi difficile de se déshabituer, à point nommé, du mauvais que l’on a sciemment pratiqué dans sa littérature en attendant le génie, que du vice que l’on a laissé germer dans son âme en attendant la vertu. […] si le génie n’est pas une de vos vertus ?  […] La tolérance est assurément une des plus hautes vertus de l’humanité, et la liberté de conscience un des plus beaux privilèges de l’être pensant. […] c’était mieux même que le poétique et irrésistible attrait de madame de Longueville, où quelques taches se mêlaient à un magnifique ensemble de vertus et de charmes. […] Le seul danger, lorsqu’on a à peindre la vertu et la perfection, est d’être froid : M. 

384. (1860) Cours familier de littérature. IX « Le entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier (2e partie) » pp. 81-159

Le tout formait un estimable et gracieux mélange de ce que la vertu antique imprime de respect et de ce que la grâce contemporaine inspire d’attrait pour un homme d’autrefois ; le gentilhomme était citoyen, et le citoyen était gentilhomme. […] Il se retourna contre ses propres actes, et, ne pouvant supporter ses remords, il tomba aux pieds d’un prêtre et demanda au Dieu de son enfance l’absolution des erreurs de sa jeunesse : âme tendre et meurtrie, il se fit panser par cette piété charitable qui adoucit ses douleurs, corrigea ses légèretés et transforma ses repentirs en vertus. […] C’est un des hommes de ce siècle qui m’a inspiré le plus d’éloignement ; sa popularité d’occasion ne fut jamais qu’un mensonge convenu de parti, car il n’y eut jamais de popularité juste et vraie sans vertu publique. […] Son nom lui promettait le cardinalat, sa vertu lui promettait le ciel. […] Villemain, la lumière, la force et la grâce des entretiens ; Benjamin Constant, Machiavel des salons, incapable de crime comme de vertu ; M. de Tocqueville, jeune esprit mûr avant l’âge, que toutes les situations ont trouvé égal à ses devoirs, et qui vient d’emporter en mourant l’immortalité modeste de l’estime publique ; M. 

385. (1856) Cours familier de littérature. II « XIe entretien. Job lu dans le désert » pp. 329-408

Mais les siècles ont vu les âmes magnanimes, La beauté, le génie, on les vertus sublimes             Victimes de son choix. […] La vertu succombant sous l’audace impunie, L’imposture en honneur, et la vertu bannie ;             L’errante liberté Aux dieux vivants du monde offerte en sacrifice ; Et la force partout fondant de l’injustice             Le règne illimité ! […] Un Caton libre encor déchirant ses entrailles             Sur la foi de Platon ; Un Brutus qui, mourant pour la vertu qu’il aime, Doute, au dernier moment, de cette vertu même. […] De ce jour vous portez en vous, dans vos rêves, dans vos ambitions, dans vos plans, dans vos joies, dans vos amours, dans vos vertus même (si vous avez des vertus), je ne sais quel pressentiment de la brièveté et de l’inanité de toute chose et de vous-même, qui s’appelle mélancolie, dégoût de vivre, et qui n’est que l’ombre portée de la mort sur la vie.

386. (1924) Critiques et romanciers

Et l’auteur a voulu séduire nos bonnes volontés, en nous présentant la vertu récompensée ? […] Pourtant, il a — mais avec d’autres vertus — un peu de l’innocence qu’il voudrait avoir. […] Deuxième vertu d’un roman : la présence. […] Mais pourquoi ne consentait-il pas à pratiquer cette vertu avec simplicité ? […] Il a eu toutes les vertus d’un idéaliste, le dévouement, l’intrépidité, même la crédulité.

387. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « [Note de l’auteur] » pp. 422-425

Les uns croient que c’est outrager les hommes que d’en faire une si terrible peinture, et que l’auteur n’en a pu prendre l’original qu’en lui-même, ils disent qu’il est dangereux de mettre, de telles pensées au jour, et qu’ayant si bien montré qu’on ne fait les bonnes actions que par de mauvais principes, la plupart du monde croira qu’il est inutile de chercher la vertu, puisqu’il est comme impossible d’en avoir si ce n’est en idée ; que c’est enfin renverser la morale, de faire voir que toutes les vertus qu’elle nous enseigne ne sont que des chimères, puisqu’elles n’ont que de mauvaises fins.

388. (1773) Essai sur les éloges « Chapitre XXIII. Des panégyriques en vers, composés par Claudien et par Sidoine Apollinaire. Panégyrique de Théodoric, roi des Goths. »

Alexandre fut déshonoré par le meurtre de Clitus, et le supplice bien plus barbare de Callisthène ; Auguste, par les proscriptions ; Vespasien, par ses rapines et le meurtre d’Helvidius Priscus ; Trajan, par ses excès dans le vin ; Adrien, par ses mœurs ; Constantin, par le meurtre de presque toute sa famille ; Julien, par ses superstitions ; Théodose, par le massacre de Thessalonique ; et Théodoric, dont nous parlons, par le meurtre de Symmaque : tant, parmi les hommes, et surtout ceux qui ont le malheur d’être puissants, on trouve peu de vertus qui soient pures, et de grands caractères sans faiblesses ! Heureusement dans les grandes âmes, pour suppléer aux vertus, le ciel a placé les remords.

389. (1888) Impressions de théâtre. Première série

Moindre vous y serez… La vertu altière est chez la femme un vice. […] Mais cela prouve, d’abord, que leur vertu leur pesait étrangement, puis, que cette vertu n’était qu’une vertu de politiques et n’avait pour fondement que l’intérêt social. […] Mais je vois que les vertus d’Akim et de Marina ne le paraissent pas moins. […] Par eux, la vertu devient ce qu’elle est restée : l’empire sur les passions. Ils enseignent qu’on va à la félicité éternelle par la vertu, et à la vertu par l’épreuve.

390. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre premier. Ce que devient l’esprit mal dépensé » pp. 1-92

Vous dites que le Misanthrope est ridicule, et vous vous écriez : « Voilà donc la vertu ridicule ! » Vous vous trompez, la vertu d’Alceste n’est pas ridicule. […] Quant à insulter la vertu dans la personne d’Alceste, nous respectons trop Molière pour le défendre contre cette injuste accusation du grand rhéteur. […] Alceste, à force de vertu inquiète et turbulente, est brouillé avec toutes les justices. […] Et comme il faut qu’en effet Elmire soit une femme de bon goût et de sincère vertu, pour que, non seulement M. 

391. (1914) En lisant Molière. L’homme et son temps, l’écrivain et son œuvre pp. 1-315

Il est très remarquable qu’il n’eut point de hautes vertus, mais qu’il n’eut point de ridicules. […] Il y a dans votre irritation contre les hommes de la vertu véritable et une certaine hauteur d’estime où vous êtes de vous. […] ciel, que de vertus vous me faites haïr !  […] Et c’est bien là ce milieu entre le vice et la vertu dont parle Mousseau, trop sévèrement du reste. […] L’amour de soi est une vertu.

392. (1905) Propos de théâtre. Deuxième série

On passe ensuite à des vertus moindres, puis beaucoup moindres. […] Le fond de toute la doctrine est de penser que la vertu n’est pas si difficile qu’on l’a cru, comme le fond de la doctrine précédente était de penser que la vertu est toujours plus difficile qu’on ne croit. […] De l’idée que la vertu est naturelle à l’idée que la nature est vertueuse il n’y a pas si loin. […] Mais que ce soient des vertus héroïques, l’âge précédent ne s’en serait pas douté. […] Le nom de vertu était réservé pour autre chose.

393. (1928) Quelques témoignages : hommes et idées. Tome II

De quel accent il parle des « vertus quiritaires » qui ont assuré la grandeur de la civilisation romaine ! […] Elle possédait cette vertu de créer des groupes où s’inséraient les nouveaux venus, comme les feuilles des arbres s’insèrent sur leurs branches. […] Le principe de la monarchie traditionnelle a suffi par sa seule vertu, au miracle de ce rétablissement. […] Cette égalisation du vice et de la vertu devant la conscience ne pouvait que faire horreur au grand honnête homme qu’était M.  […] Ces vertus ne furent pas la création de la circonstance ; elles ont dû la précéder et s’élaborer par des individualités représentatives.

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