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564. (1859) Essais sur le génie de Pindare et sur la poésie lyrique « Deuxième partie. — Chapitre XXV. Avenir de la poésie lyrique. »

Tout ce qui ajoute extérieurement aux forces de l’homme, tout ce qui d’abord double pour lui le temps ou abrège l’espace, doit à la longue profiter au retour de l’âme sur elle-même ; car l’homme, à tout prendre, n’est grand que de ce qu’il a conçu par la pensée et senti par le cœur. […] Quand la force tombe, quand le flambeau se déplace, quand une nation, usée de lassitude et de souffrance, ne sent plus palpiter en elle les grandes fibres de la vie sociale, un autre peuple a déjà recueilli son héritage. […] Mais, dans le génie comme dans la foi, il y a toujours des élus de Dieu : et tant que l’enthousiasme du beau moral ne sera pas banni de tous les cœurs, tant qu’il aura pour soutiens toutes les passions honnêtes de l’âme, il suscitera par moments l’éclair de la pensée poétique ; il éveillera ce qu’avaient senti les prophètes hébreux aux jours de l’oppression ou de la délivrance, ce que sentait ce roi de Sparte, lorsqu’à la veille d’une mort cherchée pour la patrie, il offrait, la tête couronnée de fleurs, un sacrifice aux Muses.

565. (1859) Cours familier de littérature. VIII « XLVIIIe entretien. Littérature latine. Horace (2e partie) » pp. 411-480

Les vers pleurent et prient en chantant ; on sent que tout badine dans Horace, excepté l’amitié, qui est sérieuse. […] La gloire du siècle d’Auguste et de Mécène fut moins d’avoir produit un improvisateur comme Horace que d’avoir senti la perfection d’une telle langue. […] Si vous pouviez lire l’ode en latin, vous sentiriez la mélancolie et la gravité sinistre jusque dans le mètre des vers ; ce sont des voix de poitrine qui gémissent en chantant. […] Certes il y avait de la vertu et de l’héroïsme civique dans l’homme qui les sentait avec un tel accent ! […] On y sent le repos savouré de l’homme dégoûté par l’âge des plaisirs corrupteurs de la ville.

566. (1860) Cours familier de littérature. IX « Le entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier (2e partie) » pp. 81-159

Je le prierai sans cesse ; lui seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu’un cœur qui l’aime véritablement n’est pas si vide que vous semblez le penser. […] On y sent la fièvre de ces vicissitudes domestiques qui sont aux fortunes privées ce que les révolutions sont aux empires. […] Voyez cependant combien son âme sent le vide et se torture elle-même dans le néant des désirs satisfaits ! […] La correspondance, brève et pleine de réticences, respire encore la tendresse dans les mots, mais les mots, quoique tendres, sont glacés ; on sent qu’ils déguisent bien des distractions et peut-être bien des offenses à l’amitié. […] On dirait qu’il sent mieux dans l’absence le prix de l’attachement qu’il a contristé.

567. (1865) Cours familier de littérature. XX « CXVIe entretien. Le Lépreux de la cité d’Aoste, par M. Xavier de Maistre » pp. 5-79

Je le sentais moi-même, et j’en gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j’aurais dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. […] Je sentis mon cœur se serrer. […] En achevant de la lire, je me sentis défaillir, épuisé par tout ce que je venais d’éprouver. […] Cette différence ne m’échappa pas, tout jeune et tout inexpérimenté que j’étais ; je la fis sentir à mes condisciples et à Vignet lui-même. […] Mais non, je me trompe ; elle ne pense pas, elle sent seulement, et elle dit ce qu’elle sent, comme l’enfant dit ce qu’il voit ; elle n’a pas d’autre rhétorique que la vérité !

568. (1869) Cours familier de littérature. XXVII « CLVIIIe Entretien. Montesquieu »

« Ici, bien des vérités ne se feront sentir qu’après qu’on aura vu la chaîne qui les lie à d’autres. Plus on réfléchira sur les détails, plus on sentira la certitude des principes. […] On sent les abus anciens, on en voit la correction ; mais on voit encore les abus de la correction même. […] « Chaque société particulière vient à sentir sa force, ce qui produit un état de guerre de nation à nation. […] Il ne sentira point, comme nos princes, que s’il se gouverne mal, il sera moins heureux dans l’autre vie, moins puissant et moins riche dans celle-ci.

569. (1883) Souvenirs d’enfance et de jeunesse « Chapitre II. Prière sur l’Acropole. — Saint-Renan. — Mon oncle Pierre. — Le Bonhomme Système et la Petite Noémi (1876) »

Quand je vis l’Acropole, j’eus la révélation du divin, comme le l’avais eue la première fois que je sentis vivre l’Évangile, en apercevant la vallée du Jourdain des hauteurs de Casyoun. […] Il sent bien que c’est là le reste d’un autre monde, d’un monde peu orthodoxe. […] Dans les premières lueurs de mon être, j’ai senti les froides brumes de la mer, subi la bise du matin, traversé l’âpre et mélancolique insomnie du banc de quart. […] On ne comprenait pas, mais on sentait en lui quelque chose de supérieur ; on s’inclinait. […] Ils ont senti que les duretés que je lui disais n’étaient qu’apparentes, et qu’au premier sourire d’elle, je faiblirais.

570. (1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome I

Ils ne le sentaient pas personnel et vivant. […] Seulement nous travaillons à comprendre ce qu’ils travaillaient à sentir ou mieux à s’approprier. […] Personne ne sentit ces défaillances de notre aristocratie territoriale et financière avec plus d’amertume que Flaubert. […] Mais beaucoup ont senti de même, depuis le divin Virgile, ce contemplateur, jusqu’à Théophile Gautier, cet olympien. […] Il le sentait lui-même avec amertume.

571. (1887) Journal des Goncourt. Tome II (1862-1865) « Année 1865 » pp. 239-332

Ces voitures : ça sent la fête, le compliment, les jours endimanchés. […] On ne se sent plus s’habiller, manger, vivre. […] On sent le besoin qu’ils ont d’être serinés, montés, chauffés. […] Robes et sourires, elles gardent tout, on le sent, pour le public. […] Une joie de se sentir sortis de cet enfer de gloire.

572. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Duclos. — III. (Fin.) » pp. 246-261

Il en revenait encore de temps en temps à ses regrets et à son projet de ligue philosophique universelle : « Si les véritables gens de lettres étaient unis, ils donneraient des lois à tous les êtres qui veulent penser. » Mais il sentait bien qu’il n’avait pas de prise et qu’il ne l’entraînerait pas. […] Sans se dissimuler aucun des abus de l’administration, il est arrivé à sentir les avantages et les douceurs de la vie romaine : « Le séjour que j’y ai fait, dit-il, et les habitudes que j’y ai eues m’ont confirmé ce que le président de Montesquieu m’en avait dit, que Rome est une des villes où il se serait retiré le plus volontiers. » À Naples où il reste près de deux mois et où toutes les facilités lui sont données, Duclos visite les antiquités, alors toutes neuves, de Pompéi et d’Herculanum, et s’y applique également à bien connaître les rouages et les principes de l’administration. […] En rapprochant ces diverses vues où le bon sens qui vise aux réformes tient compte des faits, on sent qu’il y avait dans Duclos l’étoffe d’un administrateur et jusqu’à un certain point d’un homme politique. […] Il se sentit un redoublement de colère et d’indignation contre les hommes en place tracassiers ou timides, qui l’avaient empêché de faire sa visite accoutumée en Bretagne cette année. […] En rassemblant ces divers faits un peu disparates, j’ai senti plus d’une fois combien le caractère d’un homme est compliqué, et avec quel soin on doit éviter, si l’on veut être vrai, de le simplifier par système.

573. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Geoffroy de Villehardouin. — II. (Fin.) » pp. 398-412

Villehardouin décrit peu ; le genre descriptif n’était point inventé alors parmi nous, et le vieux croisé est le contraire de cette brillante et habile jeunesse née de Chateaubriand, qui en sait dire encore plus long qu’elle n’en pense sur tout sujetp : lui, il en dit encore moins qu’il ne sent. […] C’est d’une expression qui sent d’autant mieux son Homère que le vieux chroniqueur ne s’en doute pasq. […] Et qu’on ne dise pas que les croisés eux-mêmes ne l’ont pas senti. […] Dans cet Empire éphémère des Latins, en effet, à peine arrivé au sommet de la pente glorieuse, on sent qu’on n’a plus qu’à la redescendre. […] C’est d’une expression qui sent d’autant mieux Homère que le vieux chroniqueur ne s’en doute pas.

574. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Appendice » pp. 453-463

Il y a en effet, je ne fais que le redire, il y a dans le talent de Balzac je ne sais quel prestige qui fascine ; et à ceux qui le sentent le plus vivement il faut du temps, je le crois, pour réagir sur eux-mêmes, pour se dégager et se rendre compte de l’impression qu’ils subissent, dussent-ils la justifier et la confirmer ensuite par l’examen. […] Le discours auquel le prix a été décerné à l’unanimité des suffrages, se distingue par la composition, la justesse de la pensée, le tour aisé et le soin de l’expression ; on sent une plume exercée, châtiée, maîtresse d’elle-même, soit qu’elle coure avec vivacité, soit qu’elle se complaise au développement. […] Il est homme de lettres aussi, celui que le feu de son imagination porte sans cesse vers des sujets nouveaux ; qui, doué de verve et de fécondité naturelle, n’a pas plus tôt fini d’une œuvre qu’il en recommence une autre ; qui se sent jeune encore pour la production à soixante ans comme à trente, qui veut jouir tant qu’il le peut de cette noble sensation créatrice et mener la vie active de l’intelligence dans toutes les saisons. […] Ces roideurs de style, ces passages qui sentent l’huile dans son beau livre, auraient disparu. […] Une autre pièce, qui a longtemps attiré rattention de la sous-commission et du jury, est un conte dont la scène se passe en Normandie, et qui sent tout à fait sa littérature familière du xviiie  siècle, poésie courante, négligée, gracieuse toutefois et spirituelle, dernier souvenir d’un genre ancien et qui s’efface.

575. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Le général Joubert. Extraits de sa correspondance inédite. — Étude sur sa vie, par M. Edmond Chevrier. — III » pp. 174-189

Nommé un moment général en chef de l’armée du Rhin, puis, presqu’aussitôt, de l’armée d’Italie (octobre 1798), il se vit aux prises avec des difficultés de tout genre, devant lesquelles il commença à sentir un embarras extrême et son impuissance. […] qu’il se sentait le cœur plus léger alors, j’en réponds, qu’au milieu de ces sourdes intrigues, de ces tiraillements en sens divers, dont son honorable indécision ne triomphait pas. […] Il est de ces misérables époques intermédiaires qui ne sont bonnes qu’à user les hommes : que tous ceux qui se sentent valeur et avenir, s’y tiennent à l’écart, s’ils le peuvent, et se réservent pour le jour utile ! […] C’était (et il le sentait bien tout en y cédant) s’être jeté, de gaieté de cœur, dans un conflit et un courant de difficultés presque impossible à surmonter pour aucun autre, plus impossible encore pour lui avec son caractère. […] Joubert qui avait tant maudit l’instant où il fut fait caporal, qui avait tant repoussé le poids de la responsabilité, sentit qu’il en avait assumé une double sur sa tête, celle d’une armée, celle d’un parti ; mais il était embarqué, il fallait poursuivre.

576. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Sur la reprise de Bérénice au Théâtre-Français »

Un homme qui sent l’antiquité non moins que M. de Schlegel, et par les parties également augustes, M.  […] Mais Bérénice ne me fait pas tout à fait l’impression de Didon ; la nuance est plus douce, on sent dès l’abord, et malgré toutes les menaces, qu’elle ne se tuera pas ; elle languira, elle pâlira dans l’absence, elle s’en ira lentement mourir de son ennui. […] Pourtant, dès qu’Antiochus s’est enhardi à parler pour son propre compte, elle sait l’arrêter d’une parole vibrante et fière : on sort du ton de l’élégie ; la note tragique se fait sentir. […] Geoffroy remarque avec raison que Titus serait sifflé, s’il agissait ainsi au théâtre, « et Rousseau, ajoute-t-il, mérite de l’être pour avoir consigné cette opinion dans un livre de philosophie. » Tout se tient en morale : c’est pour n’avoir pas senti cette délicatesse particulière, cette religion de dignité et d’honneur qui enchaîne Titus, que Jean-Jacques a gâté certaines de ses plus belles pages par je ne sais quoi de choquant et de vulgaire qui se retrouve dans sa vie, et que l’amant de madame de Warens, le mari de Thérèse, n’a pas résisté à nous retracer complaisamment des situations dignes d’oubli. […] Cette nature d’intérêt, ce me semble, doit suffire ; on ne sent jamais d’intervalle ni de pause.

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