Lisant sans autre but que de s’instruire et de se charmer, de revenir à la source de la juste éloquence et des pensées salutaires, il n’a guère pris la plume en littérature que pour exprimer ce sentiment vif, l’amour et le goût des bonnes et vieilles œuvres. […] Il nous donne ingénument ses raisons, raisons d’homme de goût et qui sait les délicatesses du sentiment. […] Il refuse aux amers ironiques et aux grands railleurs modernes une qualité qu’il accorde volontiers aux grands railleurs et aux mélancoliques de l’Antiquité, à Aristophane et à Lucrèce, l’élévation : « Tout écrivain parmi les modernes, s’écrie-t-il, que n’anime pas à un degré quelconque le sentiment chrétien, pourra être un déclamateur ; élevé, il ne le sera jamais. » Cet article de M. de Sacy est un de ceux où il se dessine le mieux et le plus au complet dans l’excellence de sa nature mixte, avec ses velléités, ses aspirations et ses répulsions, ses regrets ou ses désirs, son vœu d’alliance de la raison et de la foi, ses préférences païennes ou classiques, et ses adhésions chrétiennes. […] Adolphe Dumas, lequel, pour nous punir de ne l’avoir pas couronné, a fait dire quelques jours après, dans les journaux à sa dévotion, que l’Académie avait des sentiments trop russes pour apprécier les beautés patriotiques de son ouvrage.
Au milieu de tout ce qu’elles renferment de gracieux, d’aimable, de tendre même au point de vue de la famille, il fait remarquer qu’on n’y rencontre jamais l’expression d’un sentiment religieux, pieux, jamais une larme de tendresse ou de tristesse, une parole d’humilité ou de compassion. […] Scherer d’ailleurs, quel que soit le sentiment qui l’anime, ne mollit jamais dans la discussion, et avec Lamennais il institue sur chaque article, à chaque étape du système, une discussion encore plus en règle qu’avec de Maistre. […] Dès qu’on n’est pas de l’avis de Lamennais, de l’opinion et du système qu’il tient pour vrai dans le moment, il vous insulte et vous injurie ; il vous appelle imbécile, idiot, et vous loge aux petites maisons ; c’est sa formule invariable : Le sentiment que fait éprouver la lecture de l’Essai sur l’indifférence, dit M. Scherer, est un sentiment mêlé.
Jouffroy et Damiron, elle est merveilleuse à décrire jusque dans leurs moindres nuances les idées, les sentiments, les habitudes logiques de l’individu de nos jours, tel que le christianisme moins la foi, tel que le christianisme devenu philosophie l’a élaboré ; elle analyse avec beaucoup de sagacité le dernier produit intellectuel de la civilisation chrétienne, mais sans portée pour nous expliquer la formation antérieure de ce produit, sans puissance pour le féconder et le transformer. […] Le sentiment, à ses yeux, est chose tout à fait subalterne et à la suite de la raison. […] Il ne serait pas difficile de le surprendre en contradiction avec lui-même dans le cours de ses développements ; le sentiment profond et sympathique qui appartient à sa nature d’artiste donne le démenti à son rationalisme dès qu’il aborde la réalité. […] Ce que les psychologues appellent l’activité du moi, nous l’appelons la vie, le sentiment, l’amour.
Qui aurait soutenu naguère que les Grecs appliquaient des couleurs vives sur certaines parties de leurs statues et de leurs temples, on eût ri de son absurde croyance : on lui eût répondu qu’évidemment ce badigeonnage était indigne du sentiment esthétique de ce peuple d’artistes, qu’ils ne pouvaient pas gâter ainsi la pure blancheur du marbre, si simplement belle : cela était évident alors, et pourtant c’était faux ; et les faits sont venus depuis témoigner en faveur de la polychromie. […] Ce qui fait qu’on trouve dans les choses plus d’évidence qu’elles n’en ont, c’est quelque circonstance locale et personnelle qu’elles contiennent ; c’est l’habitude que l’on a de les voir, le sentiment et l’expérience qu’on a qu’elles sont bonnes et utiles pour nous, la connaissance que ceux parmi lesquels nous vivons en portent même jugement que nous. […] Tout ce qui satisfait un sentiment légitime est légitime. […] Jamais on n’a fait un usage plus fécond de la déduction : et c’est par le juste sentiment de ce qui était évident ou démontré, par la rigoureuse exclusion de toute proposition incertaine ou obscure, c’est en connaissant avec précision l’étendue et la force des principes dont il partait, que de vérités banales souvent il a su développer d’étonnantes conséquences.
Il a des amis, qu’il voit agir, faire des projets, arranger leur vie : il se jette à travers leur existence, à travers leurs plus intimes sentiments, conseillant, disposant, indiscret, impérieux ; c’est la corneille qui abat des noix ; et voilà comment il se brouille avec Rousseau : il veut le retenir à Paris, l’envoyer à Genève ; il décide, il dirige ; il faut qu’il parle. Bonhomme au reste, obligeant, généreux, tout plein de bons sentiments, bon fils, bon frère, bon père, bon mari même, à la fidélité près, bon ami, chaud de cœur, enthousiaste, toujours prêt à se donner et se dévouer : à condition seulement qu’il puisse s’épancher librement, toujours heureux de se mettre en avant, d’être d’une négociation, d’une affaire où il y ait à brûler de l’activité, à évaporer de la pensée en paroles. […] Au milieu de la réaliste histoire de Mme de la Pommeraye, tout d’un coup une déchirure se fait dans l’écorce du récit ; une poussée de sentiment jette ces cinq lignes brûlantes, dont nul personnage, ni l’auteur même n’endosse la responsabilité ; aussitôt tout se calme ; et deux minutes après nous buttons sur une énorme polissonnerie. […] Avec ce vif sentiment de la réalité que nous avons déjà vu en lui, il voit le tableau, et le fait voir : Avant de déclamer, et tout en déclamant, il nous met sous les yeux la peinture ou il accroche ses réflexions ou ses effusions : en cinq lignes, en une demi-page, il nous en donne la sensation.
Il se délecte au spectacle des sentiments les plus violents auxquels une créature humaine puisse être en proie, se traduisant par les lignes, les formes, les mouvements, les signes extérieurs les plus gracieux et les plus séduisants. […] Il a très finement analysé, et avec grande pitié, l’espèce de sentiment qui pousse les Manons du plus bas étage à avoir des Desgrieux. Il a montré, presque avec émotion et en condamnant sur ce point les railleries vulgaires, ce qu’il y a de touchant dans l’amour, des femmes qui ont un peu dépassé l’âge de l’amour, des amantes mûries et meurtries, qui s’attachent à leur dernière passion avec fureur et avec mélancolie, parce qu’après il n’y aura plus rien, et qui, pour se faire pardonner, pour s’absoudre elles-mêmes et sans se douter du sacrilège, mêlent à leur suprême amour de femme un sentiment d’équivoque maternité. […] Sous leur bienfaisante influence, les hommes mettraient un peu de sentiment, d’imagination, de douceur et de pitié dans l’organisation de la société et dans le gouvernement des affaires publiques.
Au fond, Michelet conçoit l’amour comme Platon, comme les poètes des Chansons de chevalerie, comme d’Urfé (à cela près que d’Urfé, par un scrupule renchéri touchant la possession physique, ne veut considérer l’amour qu’avant le mariage), comme Corneille enfin, et Pascal lui-même. « À mesure qu’on a plus d’esprit, dit Pascal, les passions sont plus grandes, parce que les passions n’étant que des sentiments et des pensées qui appartiennent purement à l’esprit, quoiqu’ils soient occasionnés par le corps, il est visible qu’elles ne sont plus que l’esprit même et qu’ainsi elles remplissent toute sa capacité. » Pareillement Michelet : « L’amour est chose cérébrale. […] Ce sentiment s’oppose, d’une part, à la grossière frivolité gauloise et, de l’autre, à la pensée chrétienne qui attache toujours à l’amour physique une idée de souillure. Michelet, et certes il l’en faut louer, est aux antipodes d’un sentiment que j’ai rencontré chez quelques âmes, peut-être anormales sans le savoir : une grande répugnance à faire de la même femme un objet d’amour (l’amour impliquant ici estime, respect, tendresse, adoration) et un objet de possession physique. […] Tout cela n’est qu’une phraséologie propre à ce siècle où les ennemis des religions ont eu presque tous la manie de fourrer partout le sentiment religieux.
Une seconds difficulté, pour l’auteur, était dans le caractère étrangement et violemment exceptionnel des sentiments et de l’héroïsme de ses personnages. […] Le sentiment de sa bassesse sociale ne faisait que l’exciter à égaler ses maîtres. […] Mais, en outre, les chrétiens de la bonne société, Attale, Æmilia, Épagathus, Alexandre même, tout en la regardant comme leur sœur en Dieu, n’eussent pas, d’abord, fait grande attention à elle, lui eussent témoigné tout juste les sentiments fraternels qui sont « de commandement », et, malgré eux, se ressouvenant de leur condition sociale, eussent considéré l’humble servante comme une créature égale sans doute à eux-mêmes par sa participation au rachat divin, mais inférieure par l’intelligence, l’éducation, la distinction morale. Il dut y avoir nécessairement de ces nuances dans les sentiments qu’éprouvèrent les premiers chrétiens patriciens pour leurs frères esclaves.
Pour parler dignement de l’outil qui sert si bien cette passion du Beau, je veux dire de son style, il ne faudrait jouir de ressources pareilles, de cette connaissance de la langue qui n’est jamais en défaut, de ce magnifique dictionnaire dont les feuillets, remués par un souffle divin, s’ouvrent toujours juste pour laisser jaillir le mot propre, le mot unique, enfin de ce sentiment de l’ordre qui met chaque trait et chaque touche à sa place naturelle et n’omet aucune nuance. […] Le poète a fait ce qu’il a voulu ; il a réalisé son rêve d’art ; il ne se borne nullement à décrire, comme on a trop dit, pas plus quo, lorsqu’il a une idée ou un sentiment, il ne se contente de l’exprimer sous forme directe. […] Là, du moins, la forme est plus à sa place, et puis le sentiment n’en est jamais absent comme en prose. […] Il vous citera toujours un ouvrage très court, un sonnet, ou la Symphonie en blanc majeur, qui est exquise, ou Fatuité, qui est magnifique, ou Pastel, qui est d’un sentiment délicat et d’une exécution parfaite.
Le nouveau bienfait qu’elle recevait, la confiance et l’estime dont ce bienfait était le témoignage, ne durent pas affaiblir la reconnaissance qu’elle avait gardée du premier, et le roi n’eut pas besoin de donner à ses paroles un accent d’affection extraordinaire pour accroître ce tendre sentiment dans l’âme de madame Scarron. […] Les bienfaits du roi, ses regards, unirent tous les sentiments de madame Scarron dans celui de la reconnaissance et dans l’espérance confuse d’obtenir du monarque sa confiance, plus précieuse que ses plus grands bienfaits. […] Autant vaudrait lui déclarer l’indifférence la plus offensante, du mépris, même de l’aversion, et provoquer sa haine quand on souhaite avec ardeur obtenir de lui un sentiment contraire. Pour conserver l’affection du prince en même temps que son estime, pour ne pas mentir au sentiment qu’il avait inspiré sans y céder, il fallait qu’en résistant à ses désirs, on laissai voir une pressante disposition à y céder, mais en même temps une soumission profonde à une puissance qui ordonne d’y résister ; il fallait, en faisant souffrir de sa résistance, qu’il fût certain qu’on en souffrait soi-même.
Il avait pour soutenir sa vie nouvelle deux sentiments énergiques et également puissants, le souvenir du passé et le besoin d’action. […] Tous les peuples ont eu l’idée d’un âge d’or, d’un état primitif de parfaite paix et de parfaite innocence : n’est-ce point là le sentiment secret et comme le souvenir de l’état dans lequel ont été créés nos premiers parents ? […] Ce sentiment mal entendu a entraîné souvent des conséquences odieuses, les sacrifices humains sont une de ces conséquences ; pourquoi cependant le sacrifice volontaire de l’innocent pour le coupable n’aurait-il pas une vertu qui nous échappe ? […] C’est sur ce sentiment universel de l’humanité qu’est fondé le grand mystère de la rédemption, Dieu s’étant payé à lui-même par un sacrifice volontaire la rançon du péché des hommes.
À ces Souvenirs, qui ne sont pas d’elle, mais sur elle, on a, il est vrai, mêlé des lettres, et je suis bien sûr que ce ne sont pas les plus curieuses de la collection, celles-là, par exemple, qui exprimèrent avec le plus d’éloquence les sentiments que cette femme délicieuse et vertueuse sut, à ce qu’il paraît, toujours désespérer. […] Cette pureté en Madame Récamier, qu’elle conserva et qui le lui rendit, cette pureté était en elle comme le cours du sang et le mouvement des yeux, comme tout ce qu’il y a de plus involontaire, et faisait d’elle le Génie, sous la forme la plus parfaite, de ces sentiments qui n’ont pas de sexe parce qu’ils sont plus divins que les autres : la Bonté, la Pitié, l’Amitié… L’amitié était, en effet, pour l’âme de Madame Récamier, la limite de la passion humaine, et jamais elle ne la dépassa pour entrer dans un sentiment plus troublé. […] Cette fée de douceur irrésistible transformait jusqu’à l’amour, la bête indomptable, et la vanité dans l’amour, sentiment bien plus tigre encore.
Vers ce même temps, et non plus dans l’ordre de l’action, mais dans celui du sentiment, de la méditation et du rêve, il y avait deux génies, alors naissants, et longuement depuis combattus et refoulés, admirateurs à la fois et adversaires de ce développement gigantesque qu’ils avaient sous les yeux ; sentant aussi en eux l’infini, mais par des aspects tout différents du premier, le sentant dans la poésie, dans l’histoire, dans les beautés des arts ou de la nature, dans le culte ressuscité du passé, dans les aspirations sympathiques vers l’avenir ; nobles et vagues puissances, lumineux précurseurs, représentants des idées, des enthousiasmes, des réminiscences illusoires ou des espérances prophétiques qui devaient triompher de l’Empire et régner durant les quinze années qui succédèrent ; il y avait Corinne et René, Mais, vers ce temps, il y eut aussi, sans qu’on le sût, ni durant tout l’Empire, ni durant les quinze années suivantes, il y eut un autre type, non moins profond, non moins admirable et sacré, de la sensation de l’infini en nous, de l’infinienvisagé et senti hors de l’action, hors de l’histoire, hors des religions du passé ou des vues progressives, de l’infini en lui-même face à face avec nous-même. […] Ce sentiment paisible, je n’irai point le chercher dans les Alpes ; ce n’est qu’ici que je puis le trouver : il y a quelque chose de délicieux pour moi dans la vue du bois de Champ-Rose au loin, dans l’aspect de certains arbres, dans l’étendue de nos plaines. » Et encore, car, si je m’écoutais, je ne pourrais me lasser de citer : « Que tes lettres m’ont causé de plaisir ! […] (Voir le Semeur du 10 juillet 1834.) — Un ami qui voyageait aux bords du Léman m’écrivait en un style figuré, mais plein de sentiment : « N’est-ce pas que c’est d’Oberman que l’on rêve le plus le long du lac tout bleu et les yeux tournés vers le Môle ?