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434. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Gibbon. — I. » pp. 431-451

Ne lui demandez pas plus de chaleur ni de sympathie pour cet ordre de sentiments ou de vérités ; il a du lettré chinois dans sa manière d’apprécier les religions. […] Ce sentiment modéré de contentement animera toute la vie de Gibbon, et, même dans ses courtes passions, le tiendra à égale distance des ravissements et des désespoirs. […] J’ai déjà remarqué cela pour Volney : ceux à qui a manqué cette sollicitude d’une mère, ce premier duvet et cette fleur d’une affection tendre, ce charme confus et pénétrant des impressions naissantes, sont plus aisément que d’autres dénués du sentiment de la religion. […]  » Plus tard, se ressouvenant de cet amour malheureux, loin de retrouver aucun mouvement de trouble ou de regret, il ressent plutôt de la fierté (mêlée de quelque surprise) d’avoir été capable une fois d’un si pur et si exalté sentiment. […] Mais la guerre continuant et le sentiment patriotique exalté par Pitt prévalant en Angleterre, une milice nationale se forma pour parer au cas d’une invasion.

435. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Théophile Gautier (Suite et fin.) »

Il a toute raison de dire avec un juste sentiment de sa valeur : « Nous faisons notre art à travers notre métier. » Un autre petit finale d’article des plus achevés en son genre, qui me revient en mémoire, est dans le compte rendu des peintres anglais, à propos d’un tableau de Hook qui a pour sujet Venise telle qu’on la rêve. […] Jamais, — et ici mon observation s’étend à toute la critique de Théophile Gautier, — jamais un sentiment mauvais, soit de hauteur, soit de jalousie mesquine, n’est entré dans l’âme de ce critique sagace autant que bienveillant. […] Cette disposition l’a conduit à un sentiment très-vif de l’art anglais, à le prendre depuis Reynolds jusqu’à Landseer. […] Un jour que Mlle J… du Théâtre Français récitait la pièce dans une soirée, l’auteur présent, celui-ci surpris lui-même et gagné au sentiment que sa poésie recélait se mit tout d’un coup à éclater en sanglots. […] Et pourtant il n’y a pas de sa part d’insensibilité : l’humanité se retrouve dans ces pages, une humanité qui compatit aux bêtes comme aux gens, un sentiment vrai d’égalité humaine.

436. (1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Mémoires de madame Roland »

(Je le crois on avait supprimé les passages où elle avoue son sentiment et où elle s’en fait gloire.) Buzot nous parle à son tour de ses relations d’amitié avec Roland, et ce n’était pas un homme à jouer avec l’un et avec l’autre deux rôles aussi opposés, Je sais bien que lorsque Buzot apprit à Saint-Émilion la mort de Mme Roland, il en perdit l’esprit pendant quelques jours ; mais l’intimité dans laquelle il vécut avec elle, l’estime qu’il eut pour ses talents, peuvent facilement expliquer cette circonstance, de la part d’une âme ardente. » Honorable héritier du nom et des sentiments de l’un des hommes les plus purs de l’ancienne Gironde, ce même M.  […] Un autre point sur lequel je dois revenir, un trait qui est essentiel chez Mme Roland, c’est celui qu’a accusé Fontanes et qu’elle-même a marqué dans ses Mémoires, le sentiment de la place inférieure qu’elle avait longtemps occupée dans la société et dont elle avait souffert. […] Louis Blanc, de son côté, a scruté ce sentiment qui fit d’elle une républicaine et s’en est rendu compte par une analyse précise42. […] Venons-en à ce qui semblera un peu moins naturel, à ses lettres d’amour, à cette passion des derniers temps à laquelle l’enhardit la Révolution et dont elle a dit avec justesse : « J’ai connu ces sentiments généreux et terribles qui ne s’enflamment : jamais davantage que dans les bouleversements politiques et la confusion de tous les rapports sociaux. » Elle avait de bonne heure trop réfléchi à l’amour pour le ressentir dans toute sa naïveté.

437. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE SÉVIGNÉ » pp. 2-21

MADAME DE SÉVIGNÉ Les critiques, et particulièrement les étrangers, qui, dans ces derniers temps, ont jugé avec le plus de sévérité nos deux siècles littéraires, se sont accordés à reconnaître que ce qui y dominait, ce qui s’y réfléchissait en mille façons, ce qui leur donnait le plus d’éclat et d’ornement, c’était l’esprit de conversation et de société, l’entente du monde et des hommes, l’intelligence vive et déliée des convenances et des ridicules, l’ingénieuse délicatesse des sentiments, la grâce, le piquant, la politesse achevée du langage. […] La Fontaine et Mme de Sévigné, sur une scène moins large, ont eu un sentiment si fin et si vrai des choses et de la vie de leur temps, chacun à sa manière, La Fontaine, plus rapproché de la nature, Mme de Sévigné plus mêlée à la société ; et ce sentiment exquis, ils l’ont tellement exprimé au vif dans leurs écrits, qu’ils se trouvent placés sans effort à côté et fort peu au-dessous de leur illustre contemporain. […] Quel naturel plein de légèreté gracieuse, quelles pages éblouissantes de pur esprit dans Mme de Staël, quand le sentiment ne vient pas à la traverse, et qu’elle laisse sommeiller sa philosophie et sa politique ! […] Cette dernière y excelle : elle laisse trotter sa plume la bride sur le cou, et, chemin faisant, elle sème à profusion couleurs, comparaisons, images, et l’esprit et le sentiment lui échappent de tous côtés. […] Walckenaer (Mémoires sur Mme de Sévigné) remarque très-bien qu’elle, qui eut le sentiment maternel si développé, n’eut pas le temps d’avoir le sentiment filial, étant restée orpheline en si bas âge.

438. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE DURAS » pp. 62-80

Nous avons eu plus d’une fois occasion de montrer en quelles circonstances favorables, et par quelle combinaison de sentiments divers, put se former cette école de poésie et d’art, fruit propre des dernières années de la Restauration, et qui, à ne la prendre que dans son origine, indépendamment de ce que fourniront désormais les principaux membres dispersés, ne restera pas sans honneur. […] Ses sentiments affectifs trouvèrent à s’employer sans contrainte dans le foyer domestique ; les événements de la Révolution commencèrent bientôt de les distraire et d’y introduire des émotions nouvelles. […] Les romans de Mme de Duras, au contraire, sont bien de la Restauration, écho d’une lutte non encore terminée, avec le sentiment de grandes catastrophes en arrière. […] Mais on se fera idée surtout de sa manière de moraliste chrétien et de cette subtilité tendre qui va jusqu’au dernier repli d’un sentiment, par la méditation sur l’indulgence : L’INDULGENCE. […] Car telle est l’ingratitude, source des plus grands chagrins ; elle consiste à méconnaître les sentiments dont on est l’objet, parce que le cœur est incapable de les payer de retour et d’en produire de semblables : il y a là cette impuissance, cette ignorance, qui font l’excuse.

439. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « L’abbé Barthélemy. — I. » pp. 186-205

Il eut, dès le collège, des succès brillants, et montra des goûts déjà académiques : il avait reçu, comme en naissant, un sentiment littéraire très prononcé. […] L’abbé Barthélemy, par son mérite et par la nature du sentiment qui le liait à M. et à Mme de Choiseul, s’élève au-dessus de cette classe, ou plutôt il la personnifie à nos yeux dans un exemple supérieur et comme idéal. […] Il faut donc reconnaître, comme plus probable, que l’abbé Barthélemy était lié à Mme de Choiseul par un sentiment tendre, profond et pur, et qui, mêlé d’une nuance touchante, tenait avant tout de l’amitié29. […] Mais observez qu’il ne plaît en effet qu’en prenant la teinture du sentiment, et qu’il reste toujours à savoir si ses grâces séduisantes ne sont pas le fruit de l’usage du monde ou de l’hypocrisie du cœur. […] Il en parle avec sentiment, avec force.

440. (1860) Ceci n’est pas un livre « Une préface abandonnée » pp. 31-76

Sur l’un des tabourets, un jeune homme fume invariablement dans une pipe de porcelaine auprès d’une jeune fille qui égrène, grain à grain et d’un air distrait, le chapelet du sentiment. […] À consulter la terminologie, le réalisme consisterait à représenter des sentiments vrais et des mœurs vraies. […] Champfleury travaille principalement, — comme tous ses confrères de la littérature, — sur le sentiment de l’amour. C’est là un sentiment fort élevé, et même entaché quelque peu de poésie. — Il s’agit de l’accommoder à la façon réaliste. […] Ces délicatesses du sentiment, Murger les prend craintivement, du bout des doigts, « comme chose ailée et fragile ».

441. (1887) George Sand

Toutes les élégances de l’esprit s’y unissent comme pour faire un cadre d’or à un sentiment délicat. […] Les idées et les sentiments. […] Parmi tous les grands sentiments qu’elle symbolise, il faut placer incontestablement l’amour pur. […] L’âme, entraînée à sa suite, gravit les cîmes les plus élevées du sentiment. […] Au sentiment tout intellectuel de l’admiration l’aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel.

442. (1864) Portraits littéraires. Tome III (nouv. éd.) « Lettres de Rancé abbé et réformateur de la Trappe recueillies et publiées par M. Gonod, bibliothécaire de la ville de Clermont-Ferrand. »

Après la mort de cette dame et pendant les premiers temps de la retraite que fit Rancé à sa terre de Veretz, il se développe un peu plus et laisse entrevoir à son digne précepteur quelque chose de l’état de son âme : « Les marques de votre souvenir m’étant infiniment chères, lui écrit-il à la date du 17 juillet 1658, j’ai lu vos deux lettres avec tous les sentiments que je devois, quoique je me sois vu si éloigné de ce que vous imaginez que je suis, qu’assurément j’y ai trouvé beaucoup de confusion. […] La différence profonde qui, dans le sentiment de Rancé et d’après l’institution rigoureuse de l’Église, devait distinguer les moines proprement dits d’avec le corps du clergé séculier, s’effaçait de plus en plus dans les esprits et n’était plus parfaitement comprise, même des estimables Sainte-Marthe, même des vénérables Mabillon. […] Au reste, si l’abbé Nicaise attira plus d’une affaire à son grave et sombre correspondant par les indiscrétions qu’il commit, il lui rendait en revanche mille bons offices, et, pour peu que Rancé eût voulu informer le monde de ses sentiments véritables sur tel ou tel point en litige, il n’aurait eu qu’à s’en rapporter à lui. […] Après lui avoir donc proposé les choses d’en haut comme les seules qui méritent d’être désirées, il ajoute : « C’est un sentiment dont vous devez être rempli dans tous les temps, mais particulièrement quand nous sommes plus près de ressentir le bonheur qu’il y a de les avoir aimées. » Est-il une manière plus douce et plus insinuante de dire : à mesure que nous sommes plus près de la mort ? […] Dieu ne voulut pas qu’il dît rien de remarquable, parce que cela abrège les Relations. » Abréger, abréger les choses qui passent, c’est là le sentiment permanent de Rancé ; il n’aperçoit aucune branche inutile sans y porter à l’instant la serpe ou la cognée.

443. (1861) La Fontaine et ses fables « Première partie — Chapitre I. L’esprit gaulois »

Les subites et éclatantes visions, les violentes accumulations de sentiments concentrés ou épanchés, toute passion, toute splendeur y manque. […] Peut-on exprimer un sentiment plus touchant d’une façon plus sobre ? […] L’allégorie y enveloppe les idées pour leur ôter leur trop grand jour ; des figures idéales à demi transparentes flottent autour de l’amant, lumineuses quoique dans un nuage, et le mènent parmi toutes les douceurs des sentiment nuancés jusqu’à la rose dont « la suavité replenist toute la plaine. […] Vous la trouverez dans leur coloris aussi bien que dans leurs sentiments. […] Un mot glissé montre seul le sourire imperceptible ; c’est l’âne, par exemple, qu’on appelle l’archiprêtre, à cause de son air grave et de sa soutane feutrée, et qui, gravement, se met à « orguenner. » Au bout de l’histoire, le fin sentiment du comique vous a pénétré sans que vous sachiez par où il est entré en vous.

444. (1881) La psychologie anglaise contemporaine « Conclusion »

On y trouvera un bon exposé de la méthode physiologique ou objective ; et, plus loin, des chapitres substantiels et suggestifs sur la Mémoire et les Sentiments. — Le docteur Maudsley a développé avec beaucoup d’ardeur cette thèse : que les phénomènes ne diffèrent qu’en ce que les plus élevés sont produits par une concentration, les moins élevés par une dispersion de la force : une unité de pensée équivaudrait à plusieurs unités de vie, une unité de vie à plusieurs unités de force purement mécanique. […] Elle consiste en un courant continu de sensations, idées, volitions, sentiments, etc. […] L’association a lieu soit entre des faits de même nature : association des sensations entre elles, des idées entre elles, des volitions entre elles, etc. ; soit entre des faits de différente nature ; association des sentiments avec des idées, des sensations avec des volitions, etc. […] L’étude des phénomènes affectifs, émotions, sentiments, est assez incomplète, avons-nous dit, dans l’école expérimentale d’Angleterre. […] On est unanime à ranger parmi les émotions composées toutes les manifestations du sentiment esthétique et du sentiment moral.

445. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 35, de l’idée que ceux qui n’entendent point les écrits des anciens dans les originaux, s’en doivent former » pp. 512-533

Nous ne sçaurions discerner son mérite par la voïe du sentiment, qui est ce sixiéme sens dont nous avons parlé. […] Dès que ceux qui n’entendent pas la langue dont un poëte s’est servi, ne sont point capables de porter par eux-mêmes un jugement sur son mérite et sur la classe dont il est, n’est-il pas plus raisonnable qu’ils adoptent le sentiment de ceux qui l’ont entendu, et de ceux qui l’entendent encore, que d’épouser le sentiment de deux ou trois critiques qui assurent que le poëme ne fait pas sur eux l’impression que tous les autres hommes disent qu’ils sentent en le lisant. Je ne mets ici en ligne de compte que le sentiment des critiques, car on doit compter pour rien les analyses et les discussions en une matiere qui ne doit pas être décidée par voïe de raisonnement. […] Mais, dira-t-on, des traductions faites par des écrivains sçavans et habiles, ne mettent-elles point, par exemple, ceux qui n’entendent pas le latin en état de juger par eux-mêmes, en état de juger par voïe de sentiment de l’éneïde de Virgile ? […] En effet, le rapport uniforme des sens des autres hommes, est après le rapport de nos propres sens, la voïe la plus certaine que nous aïons pour juger du mérite des choses qui tombent sous le sentiment.

446. (1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Marie Desylles » pp. 323-339

Elles ont même de la hardiesse dans le génie, par le mépris qu’elles font des événements qui forment la trame vulgaire de la vie, et par la préoccupation des sentiments que sa noblesse est d’exprimer. […] II Du reste, je ne la prendrai que comme je la vois dans ces lettres, où tout peut être contesté, excepté le sentiment qui les anime et qui en fait un chef-d’œuvre de passion sincère. […] Je me suis dit que l’amour n’était pas le couteau mutilateur d’Origène, et que la magie du plus beau sentiment qui puisse diviniser l’existence ne supprimait pas d’un seul coup, de sa baguette enchantée, la femme qui vivait intellectuellement avant l’amour. […] Elles ne se ressemblent que par l’accent du même sentiment, que par ce qui n’est pas dans les mots, mais dans le souffle, et, qu’on me passe cette expression ! […] Comment se fait-il que tous ces sentiments soient scellés dans mon cœur et que vous n’en respiriez pas les émanations ?

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