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511. (1892) Essais sur la littérature contemporaine

Je veux dire qu’on peut bien disputer si la couleur est une qualité des objets colorés ou une pure sensation des yeux ; mais, sensation des yeux ou qualité des objets, c’est tout un pour nous, il n’importe ; et, dans l’un comme dans l’autre cas, les choses se passent de la même manière. […] Et ils n’auront pas tort, car dans l’analyse de ces sensations nouvelles et extrêmes, M.  […] Mais ils avaient l’imagination trop offusquée de trop vilaines images, trop impures surtout ; et ce n’était pas chez eux la sensation qui se changeait en idée, mais l’idée au contraire qui se dégradait en se matérialisant. […] Et même, ce qu’il y a jusqu’ici de plus étrange dans tout ce qu’ils nous ont donné, prose, vers ou critique, c’est ce qu’ils y juxtaposent de sensations particulières jusqu’à en être artificielles, et de sentiments ou de vérités banales jusqu’à en paraître naïves. […] L’arabe ou l’hindoustani nous donneraient-ils peut-être la sensation d’en être sorti ?

512. (1868) Curiosités esthétiques « V. Salon de 1859 » pp. 245-358

Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. […] Comme les voilà bien revenues et retrouvées les sensations de rafraîchissement qui habitent les voûtes de l’église catholique, et l’humilité qui jouit d’elle-même, et la confiance du pauvre dans le Dieu juste, et l’espérance du secours, si ce n’est l’oubli des infortunes présentes ! […] Que l’âne soit comique en mangeant un gâteau, cela ne diminue rien de la sensation d’attendrissement qu’on éprouve en voyant le misérable esclave de la ferme cueillir quelques douceurs dans la main d’un philosophe. […] Mais d’où vient qu’il produit la sensation de nouveauté ? […] Si j’oubliais de le remercier, je serais bien ingrat ; je lui dois une sensation délicieuse.

513. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) «  Essais, lettres et pensées de Mme  de Tracy  » pp. 189-209

Elle est d’avis que tous les âges ont leur joie, et, tout en sentant ce qu’elle a perdu, elle n’est pas envieuse contre la jeunesse : « J’aide à Mme de Coigny à finir ses petites bandes de tapisserie ; elle dit qu’il n’y a plus à présent d’autres fleurs pour elle dans le monde que celles quelle fait à l’aiguille, mais que le monde est tout plein devant moi de véritables fleurs. » Cependant la différence des sensations est continuelle, et l’on a sur chaque point comme une double note comparable entre les réflexions sensées de ce tiède hiver et les joies folâtres de ce jeune printemps : Avant dîner, nous avons été nous promener à la pluie, armées de parasols. […] c’est sa sensation exacte ; elle a osé la rendre.

514. (1866) Nouveaux lundis. Tome V « Horace Vernet (suite.) »

Il se met en marche pour Constantine ; il n’a plus le temps d’écrire, occupé qu’il est à voir et à peindre ; mais à bord du bâtiment qui le ramenait, et encore plein des sensations du voyage, il les a racontées à Mme Vernet dans une lettre courante et animée, où il fait voir que, sous une impression vive, il savait tenir autre chose encore que le pinceau. […] Certes, j’étais loin de m’attendre à des sensations si différentes dans un si court espace de temps, et cependant je n’étais pas au bout.

515. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Livre II. Littérature bourgeoise — Chapitre I. Roman de Renart et Fabliaux »

Ce n’est plus le lion, ni le loup, ni le goupil, l’animal en soi, résidu incolore de multiples sensations qui se sont compensées et neutralisées en se superposant : c’est Noble, c’est Ysengrin, c’est Renart, des individus, des héros d’épopée, aussi réels, aussi vivants que les Roland et les Guillaume. […] Rien surtout ne saurait donner du poème une idée plus favorable que le morceau qui se trouve, du reste très illogiquement, l’ouvrir : le Jugement de Renart est vraiment un chef-d’œuvre, à quelques grossièretés près, et telle de ses parties, comme l’arrivée de dame Pinte demandant justice de Renart pour la mort de Copée, donne la sensation de quelque chose d’achevé, d’absolu, d’une œuvre où la puissance, l’idée de l’écrivain se sont réalisées en perfection.

516. (1895) Histoire de la littérature française « Cinquième partie. Le dix-huitième siècle — Livre IV. Les tempéraments et les idées (suite) — Chapitre IV. Le patriarche de Ferney »

Elle a aspiré à exercer tous les modes de l’action, comme d’autres ont recherché tous les modes de la sensation. […] Voltaire a peu de sens : du moins il ne fait pas attention aux sensations que lui fournissent les choses extérieures ; il les emploie à vivre, à penser ; il ne les prend pas elles-mêmes pour matière d’art.

517. (1902) L’œuvre de M. Paul Bourget et la manière de M. Anatole France

Pour un esprit incapable de séparer un fait de sa signification abstraite, le présent n’a normalement pu être senti qu’éphémère, et l’avenir illusoire et passager ; et si, dans les premiers temps de sa carrière, il a vu sincèrement, dans chacune de ses sensations, autant de points de départ et d’aboutissement de sa raison d’être, et tendu de toute son ardeur volontaire à en analyser perpétuellement l’essence, on sent ce qu’il a dû entrer pour lui, dans une telle poursuite, d’entêtement et presque d’autosuggestion. L’influence d’un esprit qui lui est apparu, non certes sans raison, comme un des plus vastes de ce siècle, et dont c’est la théorie desséchante que cette exclusive royauté de la sensation, — nous parlons de M. 

518. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Madame Necker. » pp. 240-263

Témoin perpétuel de la tendresse de mon mari, de son esprit et de son enjouement, admirateur zélé de l’opulence, il me fit remarquer pour la première fois celle qui m’entoure, ou du moins jusqu’alors elle n’avait fait sur moi qu’une sensation désagréable. […] Un peu plus loin, je lis cette autre pensée : Je connais quelques esprits métaphysiques auxquels je ne parlerai jamais des beautés de la nature ; ils ont franchi depuis longtemps les idées intermédiaires qui lient les sensations avec les pensées, et leur esprit s’occupe trop d’abstractions pour qu’on puisse leur faire partager les jouissances qui supposent toujours les rapports de l’âme avec des objets réels et extérieurs.

519. (1899) Esthétique de la langue française « Le cliché  »

Peu à peu, et nécessairement, une idée, une sensation, telle émotion vitale ou intellectuelle, se trouve associée à l’expression toute faite dont la lecture évoqua jadis dans le cerveau cette même idée, cette même sensation, cette même émotion.

520. (1888) La critique scientifique « La critique et l’histoire »

Car s’il est vrai que les images, les sentiments, les sensations que ces œuvres suggèrent, sont faits pour surgir dans l’esprit d’hommes dont la vertu ou le crime importent à leurs semblables, s’il est vrai que ces images et ces sentiments influent sur la nature et la force de leur âme, il ne saurait être admis que, socialement, toute œuvre d’art paraisse innocente, soit pour la cité, soit plus profondément, pour le bien mémo de la race. […] Voir Fechner, Vorschule der Aesthetik [Gustav-Theodor Fechner (1801-1887) est un physiologiste allemand qui a étudié mathématiquement les relations entre excitation physique et sensation psychique.

521. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Henri Heine »

Il sait être de verve sans jeux de mots, sans surprise baroques, simplement en mettant bout à bout de fines idées, en ressentant de vives et neuves sensations d’adolescent, en étant d’humeur gaie et délicatement émue. […] Ce qui est constitutionnel dans Heine, c’est l’instabilité des sentiments et des sensations, une instabilité qui rompt la suite de ses moindres poèmes, qui le fait terminer une pièce triste par une gambade, et une épigramme par un sanglot, qui le pousse dans tous les genres, dans toutes les opinions, dans toutes les liaisons, et du salon de Rahel Lewin dans le mariage d’une grisette à peu près nulle.

522. (1767) Salon de 1767 « Peintures — Loutherbourg » pp. 258-274

C’est un choix particulier d’expressions, une certaine distribution de syllabes longues ou brèves, dures ou douces, sourdes ou aiguës, légères ou pesantes, lentes ou rapides, plaintives ou gaies, un enchaînement de petites onomatopées analogues aux idées qu’on a et dont on est fortement occupé, aux sensations qu’on ressent et qu’on veut exciter, aux phénomènes dont on cherche à rendre les accidens, aux passions qu’on éprouve, et au cri animal qu’elles arracheraient, à la nature, au caractère, au mouvement des actions qu’on se propose de rendre, et cet art-là n’est pas plus de convention que les effets de l’arc-en-ciel ; il ne se prend point ; il ne se communique point ; il peut seulement se perfectionner. […] Quelle sensation cela peut-il exciter en moi ?

523. (1920) Action, n° 4, juillet 1920, Extraits

C’est pourquoi elle néglige comme moyen de sensation, la description naturaliste de la réalité quoique ce réel pourri fût si tangible ; mais elle se crée elle-même avec une énergie inouïe et brutale ses moyens d’expression et les trouve dans la force accélératrice de l’esprit (ne s’efforçant nullement d’ailleurs d’en éviter les abus !) […] Par les rythmes berceurs et les cabrements de nos aéroplanes, leurs bizarres zig-zags et leurs hiéroglyphes les plus imprévus, par les cabrioles les plus divertissantes exécutées suivant un dessin voulu, nous manifestons aux foules, du haut du ciel, nos sensations les plus intimes et notre lyrisme personnel d’hommes volants.

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