/ 2186
729. (1886) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Deuxième série «  Leconte de Lisle  »

On peut croire qu’il tient de la nature un dédain de l’émotion extérieure, un fonds de sérénité contemplative que sont venus renforcer l’art et le parti pris ; et il est sans doute intéressant d’étudier chez lui l’alliance surprenante de l’ataraxie orientale avec la science et la conscience inquiètes des hommes d’Occident. […] Il y a dans le cri de Kaïn une âpreté plus superbe, s’il se peut, que celle du poète de la Nature, et une espérance non plus forte, mais moins vague et plus voisine de son objet, que celle du Titan voleur de feu  La protestation du corps contre la douleur, du cœur contre l’injustice et de la raison contre l’inintelligible, devient, semble-t-il, plus ardente à mesure que l’industrie humaine combat la souffrance, que l’idée de justice passe dans les institutions et que la science entame les frontières de l’inconnu ; comme si l’homme, moins éloigné de son idéal, en subissait plus invinciblement l’attraction et se précipitait vers lui d’un mouvement plus furieux. Au fond, la science et la poésie sont deux grandes insurgées, et les Satans et les Prométhées pullulent sous nos habits noirs. […] On songe au Ve livre de Lucrèce ; puis on se dit qu’il y a là autre chose encore qu’une intuition de poète, que la science contemporaine, l’archéologie, l’anthropologie, ont seules rendu possibles de pareilles résurrections, et que, de toutes façons, un tel poème sonne glorieusement l’heure exacte où nous sommes. […] Leconte de Lisle ne voit que des spectacles étranges et saisissants, qu’il reproduit avec une science consommée, sans que son émotion intervienne.

730. (1889) Histoire de la littérature française. Tome IV (16e éd.) « Conclusion »

Assistée de cette science nouvelle, l’histoire nous enseigne par quel travail se forme et se développe une société politique ; comment elle se maintient ; par quelles causes se détruit l’édifice, édifice si beau, même aux époques où l’architecture en est le plus défectueuse ; comment de ces destructions, qui ne sont que des transformations, sort un édifice nouveau ; dans quelles proportions le vieux s’y mêle au neuf ; quels sont, dans les crises violentes qu’on appelle les révolutions, les intérêts en lutte, les passions aux prises, les vérités en travail, les pertes où les conquêtes de la civilisation. […] Ce livre, où toutes les sciences dont s’aide l’histoire pour élucider les questions, philologie, archéologie, topographie, tactique, ont apporté leurs preuves, est en même temps une œuvre d’art par les qualités du récit, par la peinture des hommes et des choses, par l’intérêt dramatique, par le style. […] On y fait voir l’influence de la société sur les auteurs, des auteurs sur la société ; on y prouve que la science des lettres n’est pas la moins relevée des sciences morales143. […] Celle-ci se rapproche plus d’un traité ; elle a la prétention de régler les plaisirs de l’esprit, de soustraire les ouvrages à la tyrannie du chacun son goût, d’être une science exacte, plus jalouse de conduire l’esprit que de lui plaire.

731. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 15 décembre 1886. »

En même temps qu’il désigne la Déesse de la Terre, personnification de la Nature, il réunit en quelque sorte le nom d’Urda (l’Originelle), attribué dans la mythologie scandinave à la principale des trois grandes Nomes, et le substantif Edda, qui signifie tout ensemble science et grand-mère. […] Quand le vieux Merlin des légendes traverse les forêts armoricaines, triste, désolé, voyant la science bardique déchoir et les anciennes croyances s’effacer devant une foi nouvelle, c’est l’oiseau qui lui crie, perdu en la profondeur des feuillages : « Merlin, Merlin, il n’y a d’autre dieu que Dieu. » S’inspirant du symbole, Wagner a fait de l’oiseau une « voix de la nature » : il lui a donné pour cela, légèrement modifiée, la mélodie que chantait Woglinde, la première fille du Rhin, su début de Rheingold. […] L’homme qui, en Belgique, se montra l’adversaire avoué, irréconciliable de Wagner et qui mit à le combattre une opiniâtreté aveugle de sectaire, était précisément celui que sa haute culture intellectuelle et sa profonde science musicale rendaient le mieux apte à deviner le génie novateur, à le faire comprendre et admirer de ses contemporains. — Mais combien de fois, en matière musicale, n’a-t-on pas vu ceux qui devaient faire la lumière, employer leurs efforts à répandre l’erreur ? […] Ce rapport devient insensiblement un pamphlet contre la science en général, que l’auteur accuse de violer grossièrement les plus sacrés mystères de la nature et d’offenser le sentiment du beau en observant la vie dans sa pleine activité et dans son développement. […] Les résultats de la science, qui ont renversé les anciennes notions sur les choses, ont rempli notre âme d’inquiétude ; la Musique seule peut donner une réponse aux mystérieuses énigmes qui nous agitent.

732. (1899) Esthétique de la langue française « Esthétique de la langue française — La déformation  »

Tout art est déformateur et toute science est déformatrice, puisque l’art tend à rendre le particulier tellement particulier qu’il devienne incomparable, et puisque la science tend à rendre la règle tellement universelle qu’elle se confonde avec l’absolu. […] Anatole France, si on n’apprend pas encore aux enfants à compter sur leurs doiktes, c’est que la science des instituteurs primaires est encore neutralisée par la délicieuse ignorance des mères et des nourrices. […] Elles sont venues de l’anglais  : après avoir souillé notre vocabulaire usuel, il va, si l’on n’y prend garde, influencer la syntaxe, qui est comme l’épine dorsale du langage ; du grec, manipulé si sottement par les pédants de la science, de la grammaire et de l’industrie ; du grossier latin des codes que les avocats amenèrent avec eux dans la politique, dans le journalisme, et dans tout ce que l’on qualifie science sociale.

733. (1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Victor Hugo » pp. 106-155

Rien qu’à le voir on devinait cette science empreinte dans les gestes de sa personne et dans les plis de sa robe. […] Toute la science humaine (l’Ane) se résume en des livres vieux, poudreux et baroques. […] Ici son imagination, laissée libre par la réalité, profitant des interstices que la science et l’expérience laissent dans le réseau de leurs notions, usant des terreurs héréditaires que les grands spectacles nuisibles ont déposées dans les âmes, pousse ses plus étranges et ses plus luxuriantes végétations. […] Est-il maintenant son habitude de désigner les chapitres de ses livres, ses poèmes et ses recueils par les titres métaphoriques, qui ne donnent pas le contenu de l’œuvre ; son érudition qui comprend toutes les sciences verbales, la métaphysique, la théologie, la jurisprudence, la philologie, les nomenclatures, et aucune des sciences réalistes et naturelles ; sa réforme de la versification, qui a eu pour effet, par l’introduction de l’emjambement, de permettre d’exprimer une idée en plus de mots que n’en contient un vers ; le résultat même du romantisme qui, parti en guerre au nom de Shakespeare contre l’irréalisme classique, n’a abouti qu’à enrichir la langue française de nouveaux mots ; toute la vie du poète, la mission sacerdotale qu’il s’est assignée, son entrée en lice pour la « révolution » contre le « pape », sa haine des « tyrans » et sa philantropie générale ; tous ces traits résultent du verbalisme fondamental de son intelligence.

734. (1848) Études critiques (1844-1848) pp. 8-146

Ce monde illettré n’a pas de discipline ; il ne saurait consentir à planter le gland de l’arbre de science, à l’arroser, à le voir devenir plante ; ces gens pressés ne peuvent pas attendre la poussée des feuilles et la maturité des fruits. […] Il a délibéré et, en fin de compte, le bourgeois, devenu gentilhomme, s’est résolu à apprendre tout et à se remplir de science autant que possible sans trop s’ennuyer. […] C’est là toute la science et le dernier mot des livres. […] C’est là toute la science, c’est là le sens de Hegel et le dernier mot des livres. […] Pour faire le philosophe, l’historien ou le romancier, il faut quelque peu de science, de réflexion ou d’imagination.

735. (1904) Propos littéraires. Deuxième série

Rien de mieux, et les services sont grands que l’Encyclopédie a rendus ainsi à la science, ou plutôt à l’amour de la science, et par suite à la science même. […] Est pour eux matière de science ceci, cela, et non pas autre chose, et non pas tout. Est matière de science, le monde extérieur et visible, la matière, rien autre chose. C’est à peine si les sciences morales existent pour l’Encyclopédiste. […] La science donc et la science réduite aux mathématiques et aux sciences naturelles, c’est le véritable objet de l’Encyclopédie.

736. (1831) Discours aux artistes. De la poésie de notre époque pp. 60-88

Mais sa religion, loin de soutenir et d’illuminer ses lecteurs, ne fait que les abattre, les troubler, les prosterner, surtout quand leur esprit a de la vigueur et de la portée ; et le Christianisme dont il la décore n’est qu’un Christianisme de convention, comme on peut en faire encore quand tous les dogmes chrétiens sont dépassés par la science humaine, quand toutes les institutions chrétiennes sont écroulées. […] Il devait donc arriver que les âmes les plus frappées de la tristesse de cette Humanité livrée au hasard, et de cette incertitude de l’esprit humain en présence d’une science en apparence purement critique et négative, rechercheraient les solutions chrétiennes, et se rapprocheraient des hommes qui souffrirent les mêmes maux de l’âme dans une époque analogue de l’Humanité. […] En l’absence des éléments, décomposés à jamais, de l’organisation théologique-féodale, ils ont rêvé possible la restauration de la monarchie et du papisme ; en présence de la science moderne, ils ont rêvé la restauration d’une foi fondée sur la science du passé. […] On dit à la science et à la philosophie qu’elles sont menteuses, parce qu’en effet, en ce jour, à cette heure, elles ne sont pas encore arrivées au point où, reliant leurs rameaux épars, et vivifiées par une charité nouvelle, elles deviendront une religion, comme autrefois elles devinrent le Christianisme. […] Aussi rejettera-t-il avec dédain la mélopée insignifiante, et son rythme sera plein de relief et d’éclat, mais brisant la lumière quand il le faudra, d’une science et d’une perfection que le vulgaire ne comprendra pas.

737. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre troisième. La volonté libre »

La première définition, outre qu’elle contredit le principe essentiel de la pensée et de la science, ne saurait convenir à l’idée de liberté, car elle aboutit à une pure indétermination qu’on n’a pas le droit de qualifier liberté plutôt que hasard. […] Les diverses sciences sont ici analogues ; aucune ne peut épuiser la totalité des raisons d’un fait particulier quelconque, et aucune n’a le droit d’en conclure que les raisons cessent là où nous ne les apercevons pas. […] Jusqu’à quel point, pour la science psychologique, cette indépendance est-elle possible et réelle ? Jusqu’à quel point, pour la science morale, est-elle nécessaire ? […] Or, de même qu’il n’est pas indifférent de suspendre notre science à une ignorance de plus en plus reculée, il n’est pas indifférent de suspendre nos volitions contingentes à une nécessité de plus en plus éloignée, d’attacher la chaîne des doubles possibilités à un clou placé de plus en plus haut.

738. (1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « Les Chants modernes, par M. Maxime du Camp. Paris, Michel Lévy, in-8°, avec cette épigraphe. « Ni regret du passé, ni peur de l’avenir. » » pp. 3-19

. — Tout cela encore est bien vague, bien peu défini ; Déroulant devant nous le mouvement scientifique et le mouvement industriel de notre temps, l’auteur essaie de préciser ce rôle qu’il assigne au littérateur, au poète, et qui est, selon lui, d’expliquer la science, de la revêtir de charme et de lumière : « Il se passe parfois, dit-il, de planète à planète, de fer à aimant, de mercure à mercure, de chlore à hydrogène, des romans extraordinaires qu’on dissimule pudiquement derrière des chiffres et des A+B. » L’auteur voudrait que le poète expliquât et rendît sensibles à chacun de nous ces mystères. Il imagine un cosmos plus clair et plus à la française que celui de M. de Humboldt : « Donnez ce livre à un poète, dit-il, à un homme familiarisé avec les ressources du langage, avec la valeur des mots, avec la science des effets, et il vous fera trois volumes plus amusants que tous les romans, plus intéressants que toutes les chroniques, plus instructifs que toutes les encyclopédies. » Cet agréable idéal que M. du Camp réclame, je crois voir qu’un de nos savants des plus lettrés, M.  […] Mais ce n’est pas là, pour l’art, une veine aussi neuve et aussi profonde que M. du Camp le suppose, et de tout temps, surtout chez nous au xviiie  siècle, il y a eu des poètes descriptifs jaloux de prendre à la science ou même à l’industrie ce qui prête au tableau, aux couleurs, et de renouveler ainsi leur matière.

739. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Questions d’art et de morale, par M. Victor de Laprade » pp. 3-21

On avait à décerner ce prix pour la première fois ; plusieurs académiciens soutenaient avec beaucoup de vivacité que la disposition, dans les termes du décret, était inexécutable, qu’il n’y avait aucune comparaison possible à établir entre des œuvres littéraires par exemple, et des découvertes de science ou d’érudition. […] Ainsi, avocat outré des Lettres, et adversaire inexpérimenté des Sciences, ildira : « L’ère des véritables savants semble terminée ; on ne fait, depuis longtemps, qu’appliquer à l’industrie les grandes découvertes du passé. » Pourquoi l’ère des véritables savants serait-elle terminée ? […] Voir dans le traité de la Science du Beau, par M. 

740. (1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre VIII. Les écrivains qu’on ne comprend pas » pp. 90-110

Comme il doit exprimer de l’inédit, la science apprise ne lui suffit pas ; il élargit lui-même son métier. […] Sans user d’un seul mot que n’autorise Littré, d’une seule tournure que n’enseignent Noël et Chapsal, avec la seule langue, mais toute la langue, accréditée par nos écrivains, de Clément Marot à Flaubert, un peu l’enrichissant, quoique soucieux de ne la point dévier, selon les extensions des sciences, des trafics, des sports, etc., empruntant les tours légers ou solides de quelques syntaxes voisines (ce qui est encore de tradition française), même demeurant en deçà des licences conseillées, oh ! […] Le fait avéré, on peut s’informer, sans indiscrétion, pourquoi la génération des écrivains de vingt-cinq à trente-cinq ans serait particulièrement nantie de littérature et de science.

741. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre II. L’analyse interne d’une œuvre littéraire » pp. 32-46

Autrement dit : idées relatives à ce qui est du domaine des sciences physiques et naturelles ; idées morales ; idées politiques et sociales ; idées esthétiques ; idées philosophiques et religieuses ; tels sont les principaux cadres qu’il faudra remplir les uns après les autres. […] Elle peut emporter les esprits au-delà du monde sensible, offrir des visions de choses surhumaines, s’élancer sur les ailes du rêve dans des régions inaccessibles à la science et à la raison. […] Emprunte-t-il à la tradition ses vieilles croyances ou crée-t-il, en s’aidant de la science la plus récente, des êtres inconnus nés de sa propre imagination ?

/ 2186