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1048. (1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Laïs de Corinthe et Ninon de Lenclos » pp. 123-135

Le tort des écrivains qui, comme Debay, respectent et admirent les courtisanes, et se persuadent bonnement que les ronds de jambe de ces danseuses-là importent à la postérité, c’est de croire qu’elles subjuguent et entraînent les hommes en vertu d’une habileté quelconque, d’un don de l’esprit ou de l’âme uni à cette beauté du corps qui rend le triomphe si facile. […] Des courtisanes comme Laïs la Corinthienne, une âme grecque plus légère que la huile de savon appendue au chalumeau d’un enfant, ou comme Ninon, la grande égoïste française dont le cœur fut une plaisanterie éternelle, n’ont point de ces replis où dort l’ensorcellement des âmes, et de ces ineffables manèges qui prennent les cœurs et ne les rendent plus. […] Cette « probité d’honnête homme » dans une malhonnête femme ne lui a pas paru si sublime, et le trait du dépôt rendu, dont on nous rabat les oreilles, valoir la peine que toute une époque en parlât comme du Qu’il mourût des Horaces.

1049. (1899) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (troisième série). XVII « Francis Lacombe »

Elle a été posée et résolue à toutes les phases des sociétés, et si un tel fait a été méconnu, si l’on n’a pas tenu le compte qu’on devait des solutions sur lesquelles l’humanité a vécu, pendant des siècles, heureuse et puissante, la faute en est à ce mépris que des économistes ignorants ont toujours montré pour l’histoire, — pour l’histoire qui le leur rendra bien ! […] Rien dans les circonstances actuelles n’en rend l’application impossible ; tout, au contraire, la rend opportune.

1050. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’arbitrage et l’élite »

La Révolution la consacra, et Anacharsis Cloots, le gentilhomme prussien qui se prit d’une si forte passion pour la France révolutionnaire, la rendit éclatante. […] Ce sera celle d’étudier et d’élucider les questions de droit international dont les événements actuels rendront la solution nécessaire. […] Suivant les statuts, « l’Institut choisit ses membres parmi les hommes de diverses nations qui ont rendu des services au droit international, dans le domaine de la théorie ou de la pratique » ; on prend soin qu’aucune nationalité n’occupe une position prépondérante dans l’assemblée.‌

1051. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME DE CHARRIÈRE » pp. 411-457

Tous les faits sont si petits que le récit m’en sera ennuyeux à moi-même et l’impression est quelquefois si forte que je ne saurais la rendre : elle est trop confuse aussi pour la bien rendre. […] Il me semble que je suis changée, que le monde est changé, que j’ai d’autres espérances et d’autres craintes, qui, excepté toi et mon père, me rendent indifférente sur tout ce qui m’a intéressée jusqu’ici, et qui, en revanche, m’ont rendu intéressantes des choses que je ne regardais point ou que je faisais machinalement. […] C’est un tableau impossible à rendre. […] dit Joséphine, je ne me tuerai pas, je ne voudrais pas contrarier vos idées ; rendez-moi un peu de bonheur, et je ne me tuerai pas. […] L’une avait des amants auxquels elle ne voulait pas renoncer, l’autre possédait un bien mal acquis qu’elle ne voulait pas rendre.

1052. (1860) Cours familier de littérature. X « LIXe entretien. La littérature diplomatique. Le prince de Talleyrand. — État actuel de l’Europe » pp. 289-399

La diplomatie arrive, envisage ces débris, examine tous les droits, même ceux de la conquête, sanctionne, compense, indemnise, refait la carte légale du monde et rend la paix aux peuples. […] Où était pour un tel homme, courtisan et grand seigneur prévoyant par excellence, la nécessité de jeter ce sang de Bourbon entre l’avenir et lui, et de se rendre à jamais impardonnable par une dynastie dont le retour possible était plus probable alors que jamais ? […] La moindre équité et le moindre bon sens lui rendront la justice qui lui est due par l’histoire. […] C’était le moment où les conférences de Londres tenaient en suspens tous les jours la guerre ou la paix ; tous les jours aussi il écrivait un compte rendu de la séance à M.  […] Ceux-là étaient sortis, en simple habit noir, de leur retraite, non pour être remarqués, mais pour se rendre à eux-mêmes le témoignage de la fidélité de leur mémoire et de leur reconnaissance au-delà du tombeau.

1053. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome premier — Livre quatrième. Éléments sensitifs et appétitifs des opérations intellectuelles — Chapitre deuxième. Les opérations intellectuelles. — Leur rapport à l’appétition et à la motion. »

L’attention consciente, en réalisant ainsi une partie des conditions nécessaires à la perception, rend la perception plus facile. […] Dans la sensation de tonalité, si on rend assez petites les différences dans le nombre des vibrations, on obtient une série de sensations qui ne peuvent plus être distinguées par l’observateur le plus attentif et le plus expérimenté. […] Chose curieuse, ces photographies ont un caractère individuel très marqué, et en même temps une pureté de lignes qui les rend souvent plus agréables à voir que les portraits primitifs. […] L’imagination rend l’induction et la prévision possibles. […] En outre, plus les idées deviennent abstraites et générales, plus elles rendent possible, par opposition à la pensée intuitive, la pensée symbolique, qui s’exerce avec agilité sur des substituts commodes, au lieu de se traîner sur les objets mêmes.

1054. (1857) Cours familier de littérature. IV « XXIe Entretien. Le 16 juillet 1857, ou œuvres et caractère de Béranger » pp. 161-252

J’avoue que peu de choses, depuis que je vis, m’ont autant consolé de vivre et m’ont rendu plus d’estime pour mon pays, et surtout pour la saine multitude de mon pays, que cette émotion de Paris et que ces funérailles ! […] Ce temps-ci l’a du moins compris ; c’est une des justices que nous ne refusons pas de lui rendre. […] S’il s’agit de droits, d’estime, de sollicitude, de pitié, de tendresse, de gloire même, on ne saurait trop leur en porter et leur en rendre ; mais, s’il s’agit de littérature, de philosophie et de poésie, ce n’est pas là qu’il faut en chercher les types et les modèles. […] Toute rumeur cherche son écho dans la nature : quand cet écho est insensible, il rend un son ; quand cet écho est animé, il rend une âme. […] Je me rends au prochain village.

1055. (1920) Essais de psychologie contemporaine. Tome I

Qui nous rendra la divine vertu de la joie dans l’effort et de l’espérance dans la lutte ? […] Royer-Collard, vous allez rendre les Français révolutionnaires ? […] » dit leur historien, « le rendez-vous des hommes, le rond-point de l’humanité ! […] Sa métaphysique sommaire le rend implacable pour les subtiles inventions de l’idéalisme allemand, comme elle le rend féroce sur l’article de la religion. […] C’est un homme qui a trop pris de punch et qui a été obligé de le rendre.

1056. (1925) Proses datées

Tous ceux que l’été n’avait pas dispersés trop loin s’y étaient rendus. […] Pour m’y rendre, j’avais recours à l’omnibus et je grimpais allègrement sur l’impériale. […] D’ailleurs, la lumière de la vraie gloire ne rend-elle pas éternel ce qu’elle a touché de son rayon ? […] Je l’avais acheté pour me servir ; quel plus grand service pouvait-il jamais me rendre !  […] Les fervents d’Alfred de Vigny peuvent se rendre au Maine-Giraud.

1057. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « L’abbé de Bernis. » pp. 1-22

En ce qui était des vers en particulier, comme on venait de représenter pour la première fois La Métromanie (1738), Bernis donnait cours à ses réflexions : « Il est difficile d’être jeune et de vivre à Paris sans avoir envie de faire des vers. » Et de ce qu’on en fait avec plus ou moins de talent, il ne s’ensuit pas que ce talent entraîne avec lui toutes les extravagances qui rendent certains versificateurs si ridicules : Heureux, s’écriait-il avec sentiment et justesse, heureux ceux qui reçurent un talent qui les suit partout, qui, dans la solitude et le silence, fait reparaître à leurs yeux tout ce que l’absence leur avait fait perdre ; qui prête un corps et des couleurs à tout ce qui respire, qui donne au monde des habitants que le vulgaire ignore ! […] Ses amis disent qu’à cette époque il n’aspirait qu’à réunir, moyennant quelques petits bénéfices particuliers, une fortune de six mille livres de rente : cela l’eût rendu à jamais heureux. […] Bernis est digne de cet entretien généreux auquel l’amitié le convie ; il encourage son ami, il le réconforte avec une chaleur affectueuse : « Je voudrais pouvoir rassembler tous les bons cœurs pour vous les donner. » Il voudrait être à même de le défendre contre les injustices et les dégoûts qui le viennent abreuver : « Plût à Dieu que je fusse à portée de rendre témoignage à la vérité ! […] Quant à des places politiques meilleures, il est convenu entre les deux amis que le mieux est de ne rien presser ; le mot d’ordre est celui-ci : « À l’égard des places, il faut savoir lever le siège quand elles se défendent trop longtemps. » Bernis a là-dessus une tactique constante, une voie douce et par insinuation : « Ne pas prendre les places d’assaut et ne point refuser celles qui veulent se rendre d’elles-mêmes. » Enfin, le terme de l’apprentissage arrive, et Bernis, rappelé à Paris, se met en route à la fin d’avril 1755. Duclos, l’ami et le confident de Bernis, nous a très bien rendu l’emploi de sa vie durant ces années qui vont être si occupées.

1058. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Nouvelles lettres de Madame, mère du Régent, traduites par M. G. Brunet. — I. » pp. 41-61

Personne mieux que moi ne peut comprendre, ma chère Louise, ce que vous avez dû sentir à Heidelberg ; je ne peux pas y songer sans la plus vive émotion ; mais je ne veux pas en parler ce soir, cela me rend trop triste et m’empêcherait de dormir. […] Mais comme il est dans le tempérament de Madame et dans son humeur d’outrer tout, même ses bonnes qualités, et d’y introduire quelque incohérence, elle va fort au-delà du but lorsqu’elle exprime le vœu de voir aux galères à la place des innocents ceux qu’elle suppose les persécuteurs, ou même d’autres moines quelconques, par exemple les moines espagnols qui furent les derniers à résister dans Barcelone à l’établissement du petit-fils de Louis XIV : « Ils ont prêché dans toutes les rues qu’il ne fallait pas se rendre ; si l’on suivait mon avis, on mettrait ces coquins aux galères, au lieu des pauvres réformés qui y pâtissent. » Voilà bien Madame dans sa bonté de cœur et dans ses excès de paroles, dans sa religion franche, sincère, mêlée de quelque bigarrure. […] Au contraire de la nature des femmes, elle n’a aucune envie de plaire, aucune coquetterie : « Nulle complaisance, dit Saint-Simon, nul tour dans l’esprit, quoiqu’elle ne manquât pas d’esprit. » On lui demandait un jour pourquoi elle ne donnait jamais un coup d’œil au miroir en passant : « C’est, répondit-elle, parce que j’ai trop d’amour-propre pour aimer à me voir laide comme je suis. » Le beau portrait de Rigaud nous la rend d’une parfaite ressemblance dans sa vieillesse, grasse, grosse, à double menton, aux joues colorées, avec la dignité du port toutefois et la fierté du maintien, et une expression de bonté dans les yeux et dans le sourire. […] Mme de Sévigné, dans une lettre à sa fille, a l’air de croire que Madame (comme cela était arrivé à la Madame précédente) ressent pour Louis XIV une inclination tant soit peu romanesque, et qui la tourmente sans qu’elle se rende bien compte de ce que c’est. […] Celle-ci se rendit chez la princesse, et, en présence de la duchesse de Ventadour pour témoin, représenta à Madame, après l’avoir écoutée, que le roi avait eu à se plaindre d’elle, mais qu’il voulait bien tout oublier.

1059. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « William Cowper, ou de la poésie domestique (I, II et III) — I » pp. 139-158

Les visites de nuit que tu faisais dans ma chambre pour savoir si j’étais sain et sauf et chaudement couché ; tes largesses du matin avant le départ pour l’école, le biscuit ou la prune confite ; l’eau odorante que ta main prodiguait à mes joues jusqu’à ce qu’elles fussent brillantes de fraîcheur et luisantes, tout cela, et ce qui fait plus chérir que tout encore, ce courant continu d’amour que rien en toi n’interrompait, que ne troublèrent jamais ces débordements et ces sécheresses que crée une humeur inégale ; tous ces souvenirs, toujours lisibles dans les pages de ma mémoire et qui le seront jusqu’à mon dernier âge, ajoutent le plaisir au devoir, me font une joie de te rendre de tels honneurs que le peuvent mes vers ; un bien fragile témoignage peut-être, mais sincère, et qui ne sera point méprisé au ciel, quand il passerait inaperçu ici-bas… Si le Temps pouvait, retournant son vol, ramener les heures où jouant avec les fleurs brodées sur ta robe, — violette, œillet et jasmin, — je les dessinais sur le papier avec des piqûres d’épingle (et toi, pendant ce temps-là, tu étais encore plus heureuse que moi, tu me parlais d’une voix douce et tu me passais la main dans les cheveux, et tu me souriais) ; si ces jours rares et fortunés pouvaient renaître, s’il suffisait d’un souhait pour les ramener, en souhaiterais-je le retour ? […] Son frère lui loua un logement à Huntingdon, et Cowper s’y rendit au mois de juin 1765 avec un domestique qui raccompagnait. […] Ils voient peu de monde, ce qui me convient parfaitement ; à quelque moment que j’y aille, je trouve une maison pleine de paix et de cordialité dans tout ce qui la compose, et je suis sûr de n’y entendre aucune médisance, mais, au lieu de cela, un sujet d’entretien qui nous rend meilleurs. — Cette femme, écrit-il encore de Mme Unwin, est une bénédiction pour moi, et je ne la vois pas de fois que je ne devienne meilleur dans sa compagnie. […] Il fut malade trois jours ; durant ce temps, je le nourris moi-même, je le tins séparé de ses compagnons pour qu’ils ne lui fissent point de mal (car les lièvres, comme plusieurs autres animaux sauvages, tourmentent l’individu de leur espèce, qu’ils voient malade), et, grâce à des soins constants et en le traitant avec des herbes variées, je lui rendis une parfaite santé. […] Puss avait été apprivoisé par de bons traitements ; Tiney n’était point de nature à être apprivoisé du tout ; et Bess avait une hardiesse et une confiance qui le rendirent familier dès le commencement.

1060. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « I » pp. 1-20

Après que la Révolution eut fait son œuvre de ruine, bien des anciens adorateurs de Voltaire se détachèrent de son culte plus qu’à demi ; ils sentirent le prix des institutions qu’il avait imprudemment sapées ; ils se dirent qu’il les aurait, lui aussi, regrettées comme ils les regrettaient eux-mêmes ; on se rendit mieux compte de ses inconséquences, et, en gardant de l’admiration pour l’esprit inimitable et séduisant, on en vint à le juger avec une sévérité morale justifiée par l’expérience. […] Mais, avec le temps, et en perdant soi-même de sa roideur et de sa morgue juvénile, on a rendu plus de justice à ce naturel parfait, à cette langue qui ne demande qu’à être l’organe rapide du plus agréable bon sens, qui l’est si souvent chez lui, et à laquelle, après tous les essors aventureux et les fatigues de style, on est heureux de se retremper et de se rafraîchir comme à la source maternelle. […] Sans trop presser les dates, les personnages de cette intimité idéale que de loin et à distance on lui compose, seraient Formont, Cideville, des Alleurs, Mme Du Deffand, le président de Maisons, Genonville, l’élite des amis de sa première ou de sa seconde jeunesse ; gens d’esprit et de commerce sûr, jugeant, riant de tout, mais entre soi, sans en faire part au public, sachant de toutes choses ou croyant savoir ce qui en est, prenant le monde en douceur et en ironie, et occupés à se rendre heureux ensemble par les plaisirs de la conversation et d’une étude communicative et sans contrainte. […] Cette tragédie, dans laquelle il n’y a pas un seul mot d’amour ni d’intrigue, a été trouvée si belle, que M. de Voltaire, qui parut après la pièce dans une première loge, fut claqué personnellement pendant un quart d’heure, tant par le théâtre que par le parterre ; on n’a jamais vu rendre à aucun auteur des honneurs aussi marqués. […] Du Bois Reymond me fait l’honneur de m’écrire à ce sujet, dans une lettre du 11 avril 1868 : « Je crois que les travaux scientifiques auxquels Voltaire s’est livré avec tant d’ardeur pendant son séjour à Cirey, ont fait plus que lui fournir seulement le sujet de quelques beaux vers ; qu’ils ont eu sur son esprit une influence marquée et que c’est à eux, ou, si l’on aime mieux, à la tournure d’esprit qui seule l’en rendait capable, mais que par contre-coup ils tendaient à développer, qu’on doit rapporter ce positivisme qui forme le trait caractérislique de Voltaire.

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