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578. (1874) Premiers lundis. Tome I « M. Tissot. Poésies érotiques avec une traduction des Baisers de Jean Second. »

Il eût donné plus de réalité à sa poésie, qui s’égare trop volontiers en vagues sentiments et en peintures générales ; son goût plus sûr lui aurait souvent fait aimer plus de simplicité ; du moins les éternelles redites du Dictionnaire des amants eussent-elles été davantage épargnées.

579. (1895) Histoire de la littérature française « Première partie. Le Moyen âge — Introduction. Origines de la littérature française — 4. Physionomie générale du moyen âge. »

Si la dramatique angoisse de la chrétienté aux approches de l’an 1000 a été reléguée par la critique contemporaine au nombre des légendes, la réalité n’est guère moins sombre.

580. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Les brimades. » pp. 208-214

Il les remplit d’illusions sur leur propre mérite ; il les emprisonne ; il risque de leur enlever à jamais le sens et l’intelligence de la réalité et de faire d’eux, pour toute la vie, des écoliers, — tout flambants du prestige emprunté de l’École, mais des écoliers.

581. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « M. Jouffroy »

On les voit ingénieux, distingués, remarquables ; mais aucun jusqu’ici qui semble devoir sortir de ligne et grandir à distance, comme certains de nos pères, auteurs du premier mouvement : aucun dont le nom menace d’absorber les autres et puisse devenir le signe représentatif, par excellence, de sa génération : soit que, dans ces partages des grandes renommées aux dépens des moyennes, il se glisse toujours trop de mensonge et d’oubli de la réalité pour que les contemporains très-rapprochés s’y prêtent ; soit qu’en effet parmi ces natures si diversement douées il n’y ait pas, à proprement parler, un génie supérieur ; soit qu’il y ait dans les circonstances et dans l’atmosphère de cette période du siècle quelque chose qui intercepte et atténue ce qui, en d’autres temps, eût été du vrai génie. […] Il y a à dire que l’intelligence, si fidèle qu’elle soit, ne donne pas tout, que son miroir le plus étendu ne représente pas suffisamment certains points de la réalité, même dans la sphère de l’esprit. […] Jouffroy avait eu cette matinée culminante sur la Dôle, qu’il avait remarqué ce pâtre sur ce plateau, et que sa contemplation avait trouvé à une heure déterminée de sa jeunesse une forme de tableau si en rapport et si harmonieuse, je me l’étais souvent figuré, en effet, sur un plateau élevé des montagnes, avec moins de soleil, il est vrai, avec un horizon moins meublé de réalités et d’images, bien qu’avec autant d’air dans les cieux.

582. (1887) Revue wagnérienne. Tome II « Paris, le 8 septembre 1886. »

Mais un seul homme a été qui vraiment fut un artiste ; Beethoven, seul de tous, a constamment et dans une entière conscience, institué au-dessus de la réalité habituelle ce monde artistique d’une réalité meilleure : il a balayé de son art les immondices et les ornements inutiles, il a connu et recréé tout le domaine, à jamais possible peut-être, de son art : il a soumis ses œuvres, sans arrêt, à une théorie, mais à une théorie lente et sérieuse, et qui nous apparaît seulement sous les œuvres qui en naquirent. Les chefs-d’œuvre qui enlèvent entièrement à la réalité coutumière, Beethoven seul les a créés.

583. (1881) La psychologie anglaise contemporaine «  M. Georges Lewes — Chapitre II : La Psychologie »

Les vestiges du passé de l’humanité, les cités ensevelies de Palmyre, de Ninive, du Yucatan nous émeuvent, soit dans la réalité, soit dans les livres, et nous ne sommes point saisis d’une crainte délicieuse, quand nous parcourons une carrière ou un musée géologique. […] Si je me laisse aller à la rêverie, je puis bien m’imaginer errer dans les rues de Bagdad ou de Bassora ; mais en ouvrant les yeux, je me retrouve dans mon cabinet et je suis ramené bien vite à la réalité. […] Ainsi s’explique le phénomène du rêve et la croyance à la réalité objective de nos idées et de nos sensations.

584. (1833) De la littérature dramatique. Lettre à M. Victor Hugo pp. 5-47

C’est un grand avantage pour un auteur de pouvoir faire beaucoup parler de soi, en se mettant sous la protection des lois, d’avoir un célèbre avocat qui puisse vous dire en face « que vous avez reçu une mission de votre génie pour rappeler notre littérature à la vérité, non à cette vérité de convention et d’artifice, mais à cette vérité qui se puise dans la réalité de notre nature, de nos mœurs et de nos habitudes ». Votre éloquent défenseur, qui sans doute connaît tous vos ouvrages, a vu peut-être une grande réalité de nature dans votre Marion de Lorme, qui se prostitue à un magistrat pour sauver son amant, ou dans le viol d’une jeune fille qui n’est pas trop fâchée de l’événement, ou dans le mauvais lieu que va visiter François Ier. Passez-moi cette réflexion ; mais je n’ai pu m’empêcher de la faire en songeant qu’un grand orateur, un célèbre jurisconsulte peut très mal raisonner quand il s’agit de théâtre, et qu’il vaut beaucoup mieux une vérité de convention et d’artifice qu’une réalité de nature qui ferait baisser les yeux à la jeune femme de l’avocat, s’il la conduisait aux pièces de son client.

585. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « VII. M. Ferrari » pp. 157-193

L’homme qui passe sa vie à brasser les réalités de l’histoire, ce qui demande de la solidité et de l’aplomb, ne peut pas rester compromis et lancé sur ce principe glissant du devenir de Hegel ou du tout coule d’Héraclite, sur lequel il patine aujourd’hui. […] Trop fort dans la réalité pour s’abuser sur le personnage de l’Italie, il l’a déterminé, on vient de le voir, dans son premier volume, avec une netteté souveraine. […] Qu’un tel mot cachât une idée, — ou, meilleure fortune pour un mot, qu’il dispensât d’en avoir une ; — que ce fût là une vérité ou un sophisme, une réalité ou une chimère, la chose que ce mot exprimait existait non pas seulement de fait, mais aussi avant d’être nommée, et M. 

586. (1889) Les œuvres et les hommes. Les poètes (deuxième série). XI « Victor Hugo »

La réalité communique une bien autre puissance que le rêve à cet esprit qui a besoin d’être contenu comme un sein très volumineux et trop tombant, et qui, si la réalité ne le retient pas dans ses strictes limites et son juste cadre, se distend, s’éblouit et s’effare. […] ce n’est plus là le poète (trop rare) de La Bataille d’Eylau du même volume, de cette bataille qui le fait sublime comme elle par la simplicité la grandeur sévère, la concision rapide, et cela par la raison qu’elle est une réalité qui lui prend l’âme et l’emplit toute, et qui ne lui permet pas, à cet homme de mots, un mot de trop.

587. (1865) Les œuvres et les hommes. Les romanciers. IV « Ernest Feydeau » pp. 106-143

Mais, s’il est immérité, par hasard, et qu’un second, plus vrai, plus justifié, n’en vienne pas couvrir la chance menteuse, on fait pis que de tomber, on sombre… Le Public, désabusé, de taupe devenu lynx, et furieux d’avoir été taupe, prend une revanche cruelle, et on paie en même temps pour la réalité nouvelle et pour la vieille illusion. […] Or, encore, il est évident que la passion qui brûle et bouleverse la vie, que l’amour qui se méprend, la faiblesse qui tombe, l’égoïsme qui dévore, la haine qui se venge, la pitié qui se sacrifie, toutes les fautes enfin, ces moitiés de crime, quand ce n’est pas le crime tout entier, il est bien évident que tout cela s’agite et se remue, et n’habite pas le bleu des dessus de porte des maisons tranquilles ; mais ce n’est pas moins la réalité, pour être agitée, la réalité hors de laquelle il n’y a ni mélodrame, ni drame, ni roman, ni rien de littéraire que la syntaxe et des rhétoriques… qui ne servent plus !

588. (1901) Figures et caractères

On sent, aux épisodes du récit, la forte réalité de l’expérience, non pas peut-être, la réalité des événements et des personnages, mais, certes, la vérité des sentiments et des caractères. […] L’art du théâtre ainsi pratiqué est une imitation de la réalité actuelle et c’est à cela qu’il se borne d’ordinaire. […] Bien plus, son idéalisme intransigeant niait la réalité même. […] Tribulat Bonhomet est stupide parce que, comme disait Flaubert, « il croit, comme une brute, à la réalité des choses ». […] Ne constituent-ils pas une sorte de réalité idéale où l’humanité aime à se représenter à ses propres yeux ?

589. (1889) Écrivains francisés. Dickens, Heine, Tourguénef, Poe, Dostoïewski, Tolstoï « Conclusions »

Dostoïewski poussant plus loin encore la déformation que ces observateurs passionnés font subir à ce qu’ils voient, en vient, à force de perpétuel et trépidant émoi, à fantastiser, si l’on peut dire, la réalité, à réduire les personnages en des sortes de fous constamment furieux ou hagards, les descriptions en hallucinations de songe, les scènes en péripéties de cauchemar, et agit ainsi sur le spectateur, moins par le contenu réel de ce qu’il lui montre, que par le sentiment qu’il donne de l’état de conscience trouble et dément dans lequel l’auteur dut se trouver pour déformer ainsi tout ce que le monde lui montre. […] Évidemment, et cela est généralement admis, une œuvre d’art n’est telle que par ce qu’elle ajoute ou ôte à la réalité, par la marque qu’elle porte du tempérament de l’artiste, par le caractère qu’il exalte en elle de façon à la rendre mieux ordonnée, plus émouvante, concentrée et une que ne le sont les faits vrais à l’état brut où l’homme non artiste les perçoit. […] Ces sentiments transposés dans l’esthétique, c’est-à-dire dans le fictif, sont plus poignants que ceux de plaisir et de calme admiration que procure l’idéalisme, plus graves que ceux d’émoi, de transport, de violent intérêt que donne le romantisme ; les spectacles qui les inspirent peuvent rester tout proches du vrai ; en effet, on voit que la pitié et l’horreur sont provoquées fort souvent par la réalité pure et il ne faut que la modifier fort peu pour les exciter violemment, que d’ailleurs cette exactitude relative en son apparence sont faciles à l’artiste réaliste puisque la misère et la bassesse qu’il tend à entrer dans l’homme sont des traits que, par dénigrement et par pessimisme, on croit volontiers plus marqués qu’ils ne sont. […] Envisagée au point de vue le plus général, celle-ci est une déformation de la réalité.

590. (1861) Les œuvres et les hommes. Les historiens politiques et littéraires. II. « XVIII. J.-M. Audin. Œuvres complètes : Vies de Luther, de Calvin, de Léon X, d’Henri VIII, etc. » pp. 369-425

Il l’emportait sur la montagne et le tentait en lui déroulant le triple monde de la passion, de la réalité et des chimères. […] Pour inventer une histoire qui s’emparât de l’homme dans sa réalité complète, Audin n’avait que lui. […] Comme tous les artistes puissants, à force de creuser dans ce gypse, dans cette prose, dans cette réalité abaissée, il devait finir par retrouver cette poésie cachée dans les entrailles de toutes choses, même les plus antipoétiques à ce qu’il semble, et qui est la poésie tirée de sa gangue, — ce diamant d’une eau si pure, — le plus intime de la vérité ! […] Mais ces notes, — fixés d’impression qu’il devait reprendre et féconder avec cette force de souvenir qui a peut-être plus de relief que la réalité même, — sont des ébauches trop hâtées et trop incomplètes pour qu’il soit convenable de les publier.

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