Et plus il était pessimiste à interpréter la réalité qui était sous ses yeux, plus il était optimiste quand il imaginait une réalité, quand il inventait un monde. […] Mais Molière pourrait répondre que ce système n’est que l’observation exacte de la réalité : sots victimes des méchants, c’est le monde lui-même. […] Et que, si l’on me répondait que précisément le mouvement naturel de Molière était de s’assujettir à l’objet, je répliquerais qu’on n’en sait rien du tout, Molière ayant écrit autant de pièces où se joue son imagination débridée, et ce sont ses farces, qu’il en a écrit où l’auteur se fait le serviteur exact et fidèle de ce que le monde présente à ses yeux ; et que, par conséquent, je suis plutôt autorisé à dire que son mouvement naturel, celui connu de tous les auteurs, était d’imaginer librement, qu’on ne l’est à croire qu’il était serviteur né et instinctif de la réalité.
Il éprouvait une sorte d’irritation nerveuse depuis que Jean Levabre avait parlé ; cette réalité militante était si loin de ses rêves ! […] Les lecteurs verront que le roman fait place à la réalité, et qu’il ne suffit pas de l’imagination seule pour écrire les pages suivantes, qui sont un véritable chef-d’œuvre d’expression et de vérité. […] On s’imagine facilement les étonnements, les extases d’un garçon de vingt-six ans en présence d’un pareil héritage ; le tout est raconté avec une rare délicatesse ; les timidités, les demi-audaces de ce sultan improvisé qui se prend pour un personnage de féerie n’ont de comparables que celles du Dormeur éveillé ; le voici au lendemain matin de ce rêve qui est une réalité : Chose étrange dans les annales du cœur et que n’ont pas prévu les psychologistes, André aime d’un égal amour ses quatre sultanes ; cette idylle curieuse poursuit son cours quand un beau matin une bombe et pis que cela, on va en juger, vient tomber au milieu de cette moitié de Décameron. […] Cette fois, le rêve avait une si poignante apparence de réalité qu’il resta les yeux ouverts, la bouche béante, sans oser conjurer la vision à l’aide du signe de croix habituel.
La grande guerre de 1914 a encore reculé la distance qui nous sépare de ces réalités lointaines. […] Candide comme un enfant sous sa maigreur socratique de petit vieux ratatiné, Ménard avait beau vivre dans un rêve, il ne perdait jamais le sens des réalités pécuniaires. « je traversais un jour, disait Heredia, le jardin du Luxembourg avec lui et Leconte de Lisle. […] Moi-même, du fond de ma province, je m’étais fait de lui et des écrivains parisiens une idée romanesque qui n’avait rien de commun avec la réalité. […] Ce jour-là il allait au café Steinbach, un peu plus haut, boulevard Saint-Michel, retrouver un petit cercle d’amis, Golstein, Maindron, Durand, Gillouin, Dubreuilh, Meyerson, l’auteur de l’original volume ; Identité et Réalité, et quelqu’un encore dont j’ai oublié le nom, un garçon à grande barbe et longue pipe, que Moréas appelait, je ne sais pourquoi, le navigateur hollandais.
Les événements, les situations même ne sont pas ce qui lui importe, ce qu’il se complaît à inventer : sa puissance veut s’exercer autrement que dans la recherche d’incidents plus ou moins singuliers, d’aventures plus ou moins touchantes ; c’est par la création de l’homme lui-même qu’elle se manifeste ; et quand elle crée l’homme, elle le crée complet, armé de toutes pièces, tel qu’il doit être pour suffire à toutes les vicissitudes de la vie, et offrir en tous sens l’aspect de la réalité. […] D’ailleurs le tableau que présente Shakspeare saisit trop vivement son imagination et acquiert à ses yeux trop de réalité pour qu’il ne sente pas qu’après la scène incomparable où Arthur obtient sa grâce d’Hubert, il est impossible de supporter l’idée qu’aucun être humain porte la main sur ce pauvre enfant, et lui fasse subir de nouveau le supplice de l’agonie à laquelle il vient d’échapper ; le poëte sait de plus que le spectacle de la mort d’Arthur, bien que moins cruel, serait encore intolérable si, dans l’esprit des spectateurs, il était accompagné de l’angoisse qu’y ajouterait la pensée de Constance ; il a eu soin de nous apprendre la mort de la mère avant de nous rendre témoin de celle du fils ; comme si, lorsque son génie a conçu, à un certain degré, les douleurs d’un sentiment ou d’une passion, son âme trop tendre s’en effrayait et cherchait pour son propre compte à les adoucir. […] Richard IIl est l’un de ces hommes qui ont fait sur leur temps cette impression d’horreur et d’effroi toujours fondée sur quelque cause réelle, bien qu’ensuite elle porte à exagérer les réalités.
Je venais de voir dans Sara Burgerhart 220 qu’en peignant des lieux et des mœurs que l’on connaît bien, l’on donne à des personnages fictifs une réalité précieuse.
Il est vrai que la réalité du fait se peut contester à l’égard de Démétrius de Phalère, qui était un bien grand seigneur pour cet office ; mais Callimaque, Apollonius, Varron et Gabriel Naudé, cela, suffit bien. — Je tire toutes ces drôleries de son livre même, dussé-je paraître de ceux un peu légers dont il dit, non sans dédain, qu’ils ne recherchent en tout que la fleur : Decerpunt flores et summa encumina captant.
Thiers a reconstruit Napoléon, non avec des fables, mais avec des réalités ; voilà son œuvre : on ne la surpassera pas.
XXIII Mais, pour que ce trône imaginaire devînt une réalité, il fallait que le sol de l’Europe fût raffermi sous tous les trônes, et que le sol de la France pût porter le sien.
Le poêle a donné une réalité terrible à cet être abstrait ; l’arrogance du favori se joint en lui à la cruauté du licteur.
C’est la loi universelle ; s’il est très vrai de dire que les idées font le tour du monde, et qu’elles aillent, de peuple en peuple et de siècle en siècle, cherchant leur vie jusqu’au jour où elles revêtent définitivement la forme lumineuse qui les fait éternelles, un temps arrive, beaucoup plus rapide, où dans un certain lointain, favorable à la poésie autant qu’à la réalité, les choses humaines vous apparaissent sous un jour tout nouveau.
Ce sont là les peintures qui, sans l’enlever aux réalités de sa vie de mère de famille et de maîtresse de ménage rustique, la ravissaient dans ce monde antique, profane ou sacré ; elle y retrouvait les mêmes mœurs, les mêmes images et le même cœur humain que dans sa maison.
Or, admettre une pareille manière de voir, c’est, ce me semble, rejeter une cause réelle très simple, très naturelle et appuyée sur des faits, pour une cause sans réalité ou du moins entièrement hypothétique.
Il dira du pécheur : « Le monde meurt pour lui, mais lui-même en mourant ne meurt pas encore au monde33. » Il dira des simples d’esprit et de l’heureuse humilité de leur foi : « Cette foi à qui les sens n’ajoutent rien, et qui est heureuse non parce qu’elle croit sans voir, mais parce qu’elle voit presque en croyant 34. » Il dira des indifférents et des tièdes que, « tandis qu’ils donnent à la figure du monde la vérité et la réalité de leurs affections, ils n’en donnent que la figure à la vérité de la loi et à la réalité des promesses de Dieu35 ». […] Ce qui est plus grave, comme pouvant avoir des conséquences plus graves, c’est peut-être de présenter aux yeux d’un jeune roi les leçons de la piété monacale comme de vives images de la réalité : « Non, sire, un prince qui craint Dieu n’a plus rien à craindre des hommes. […] Nul besoin à lui de combiner des événements miraculeux ou d’imaginer des types qui ne soient pas pris directement de la réalité.