Parmi ces passions si fortes, nulle ne manque. […] Aujourd’hui encore, les passions militantes, l’humeur sombre subsistent sous la régularité et le bien-être des mœurs modernes16. […] Les passions environnantes éclatent dans leur cœur avec un cri plus âpre ou plus juste, et c’est pour cela que leur voix devient la voix de tous. […] C’est cette roideur et cette impétuosité des passions primitives qui ont fait la guerre des Deux Roses et pendant trente ans poussé les nobles sur les épées et vers les billots. […] Le trop-plein de la volonté crispe leurs mains violentes, et leur passion accumulée éclate en foudres qui déchirent et ravagent tout autour d’eux et dans leur propre cœur.
Comment s’est-il plu à dénombrer avec une telle recherche, une telle coquetterie de langage, toutes les misères de cette passion médiocre ? […] Quand il a successivement sacrifié trois femmes à cette noble passion que vous savez, que nous importe ce qu’il devient ? […] parce qu’il ne la tenait que par un côté, pour ainsi dire, par le côté de la gloire, oubliant qu’elle avait aussi une passion de liberté à satisfaire. […] Sainte-Beuve est trop catholique par son dénouement ; il ne l’est pas assez dans la peinture des passions qui le préparent. […] Aimez-vous mieux intéresser par le nombre et l’éclat des aventures, par la grandeur des passions, vous sacrifiez l’intérêt religieux.
L’amitié, la tendresse paternelle, filiale et conjugale, la religion, dans quelques caractères, ont beaucoup des inconvénients des passions, et dans d’autres, ces mêmes affections donnent la plupart des avantages des ressources qu’on trouve en soi ; l’exigence, c’est-à-dire le besoin d’un retour quelconque de la part des autres, est le point de ressemblance par lequel l’amitié et les sentiments de la nature se rapprochent des peines de l’amour, et quand la religion est du fanatisme, tout ce que j’ai dit de l’esprit de parti s’applique entièrement à elle. […] C’est donc sous ces différents rapports que j’ai classé le sujet des trois chapitres que l’on va lire, entre les passions asservissantes, et les ressources qui dépendent de soi seul.
La passion de Vanité anime de Maistre ; il hait tout ce qui sépare, tout ce qui distingue ; il ne conçoit pas l’harmonie d’éléments multiples ; il y a unité où il y a volonté unique, et elle n’existe que dans l’absolu despotisme. […] Tout cela serait oublié, comme les passions de ce temps-là, si ce bourgeois n’était un fin écrivain. […] Il ne remuait pas les passions, il n’enchantait pas les fantaisies : il emplissait les esprits. […] Malgré les malignes allusions qu’il ne se refusait pas, il était surtout professeur de littérature : son cours n’était pas comme celui de Guizot une profession de doctrine libérale, comme celui de Cousin un jaillissement de passion politique. […] Sous la monarchie de Juillet, la vie et le bruit passèrent de la Sorbonne au Collège de France : Quinet et Michelet prirent la direction de la jeunesse en soufflant les passions démocratiques : on mangeait du Jésuite à leurs cours.
» Pour être un bon et parfait critique, Pope le savait bien, il ne suffit pas de cultiver et d’étendre son intelligence, il faut encore purger à tout instant son esprit de toute passion mauvaise, de tout sentiment équivoque ; il faut tenir son âme en bon et loyal état. […] Cette Épître nous montre par une suite d’exemples ou de remarques habilement choisies que pour qui veut connaître à fond un seul homme, un individu, tout trompe, tout est sujet à méprise, et l’apparence et l’habitude, et les opinions et le langage, et les actions même qui souvent sont en sens inverse de leur mobile : il n’y a qu’une chose qui ne trompe pas, c’est quand on a pu saisir une fois le secret ressort d’un chacun, sa passion maîtresse et dominante (the ruling passion), dans le cas où chez lui une telle passion existe. […] Et il nous montre, dans une série d’exemples, chaque homme resté de plus en plus fidèle en vieillissant à cette forme secrète qui survit à tout et se démasque avec les années, qui s’éteint la dernière en nous et qui met comme son cachet à notre dernier soupir : « Le temps, qui pose sur toutes choses sa main adoucissante, n’apprivoise point cette passion : elle se colle à nous jusqu’au dernier grain du sablier. […] Taine nous entretenait l’autre jour27, — occupés, dis-je, à rechercher uniquement et scrupuleusement la vérité dans de vieux livres, dans des textes ingrats ou par des expériences difficiles ; des hommes qui voués à la culture de leur entendement, se sevrant de toute autre passion, attentifs aux lois générales du monde et de l’univers, et puisque dans cet univers la nature est vivante aussi bien que l’histoire, attentifs nécessairement dès lors à écouter et à étudier dans les parties par où elle se manifeste à eux la pensée et l’âme du monde ; des hommes qui sont stoïciens par le cœur, qui cherchent à pratiquer le bien, à faire et à penser le mieux et le plus exactement qu’ils peuvent, même sans l’attrait futur d’une récompense individuelle, mais qui se trouvent satisfaits et contents de se sentir en règle avec eux-mêmes, en accord et en harmonie avec l’ordre général, comme l’a si bien exprimé le divin Marc-Aurèle en son temps et comme le sentait Spinosa aussi ; — ces hommes-là, je vous le demande (et en dehors de tout symbole particulier, de toute profession de foi philosophique), convient-il donc de les flétrir au préalable d’une appellation odieuse, de les écarter à ce titre, ou du moins de ne les tolérer que comme on tolère et l’on amnistie par grâce des errants et des coupables reconnus ; n’ont-ils pas enfin gagné chez nous leur place et leur coin au soleil ; n’ont-ils pas droit, ô généreux Éclectiques que je me plais à comparer avec eux, vous dont tout le monde sait le parfait désintéressement moral habituel et la perpétuelle grandeur d’âme sous l’œil de Dieu, d’être traités au moins sur le même pied que vous et honorés à l’égal des vôtres pour la pureté de leur doctrine, pour la droiture de leurs intentions et l’innocence de leur vie ?
Quelques figures de pensées, ou figures de passions, ne sont aussi que des corruptions momentanées et voulues du sens exact des mots11. […] C’est ce qu’on appelle les figures de pensées, figures de passion, d’imagination ou de raisonnement. En général, les figures servent à rendre ce qui échappe à la prise brutale et matérielle des mots : on ne s’étonnera donc pas qu’elles servent surtout à traduire ce qui est sentiment ou passion ; les pures idées intellectuelles et les objets du monde réel sont en général directement touchés par les mots et par l’application littérale des lois communes de la grammaire et de la syntaxe. […] Les passions l’ont agitée, bouleversée, déchirée ; la souffrance l’a blessée, fait saigner, écrasée, fait plier : elle s’est élancée, elle a tremblé, elle a reculé. […] Comme lorsqu’on dit : Ce sabre ne s’inquiétait pas : il y a là 1° une métonymie, le sabrepour Napoléon ; 2° une autre figure qui personnifie le sabre, l’anime et le dote d’intelligence et de passion.
Michelet prophète de la démocratie, ennemi des rois et des prêtres : influence de ses passions sur son histoire. […] Il explique l’influence de la littérature et de l’irréligion sur la Révolution, et la prédominance du sentiment de l’égalité sur la passion de la liberté. […] » A son dessein politique de réhabiliter les classes moyennes se superposèrent heureusement une large passion scientifique, un amour désintéressé de la vérité, un absolu besoin de la connaître et de la dire. […] Les passions contemporaines l’ont saisi : l’historien se surcharge d’un démocrate forcené, qui a les prêtres et les rois en abomination. […] On a beau se défier, se défendre : cette passion brûlante vous prend.
Dans un premier livre il traite de l’esprit proprement dit, et de ses principales branches, imagination, réflexion et mémoire ; dans le second livre il traite des passions ; dans le troisième il traite du bien et du mal moral, en d’autres termes, des vertus et des vices. […] En l’écrivant, Vauvenargues ne songeait certes pas à faire son portrait ; mais il se retraçait et se proposait son plein idéal à lui-même : Quand je trouve dans un ouvrage une grande imagination avec une grande sagesse, un jugement net et profond, des passions très hautes, mais vraies, nul effort pour paraître grand, une extrême sincérité, beaucoup d’éloquence, et point d’art que celui qui vient du génie, alors je respecte l’auteur : je l’estime autant que les sages ou que les héros qu’il a peints. […] Mais lorsque, malgré la fortune et malgré ses propres défauts, j’apprends que son esprit a toujours été occupé de grandes pensées, et dominé par les passions les plus aimables, je remercie à genoux la Nature de ce qu’elle a fait des vertus indépendantes du bonheur, et des lumières que l’adversité n’a pu éteindre. Ces passions aimables dont parle Vauvenargues, et qui, à son sens, dominent le Vertueux même, nous avertissent du rôle que ne cessa de réserver aux passions ce stoïcien aimable et tendre, tourné à l’activité et attentif à nourrir dans l’homme tout foyer d’affection. On le voit perpétuellement occupé de rechercher et d’entretenir le rapport du sentiment à l’idée, se faisant scrupule de retrancher aucun mobile naturel, et trop heureux de favoriser toute inspiration salutaire ou généreuse : « Si vous avez, disait-il à un jeune ami, quelque passion qui élève vos sentiments, qui vous rende plus généreux, plus compatissant, plus humain, qu’elle vous soit chère !
Vous leur dites si bien et si longuement (jamais trop longuement pour moi) les dangers, les passions, les déceptions de la vie, — avec les diverses manières de cultiver les tulipes, qu’ils n’ont presque plus le temps de courir des dangers, d’avoir des passions, de subir des déceptions — et d’arroser leurs tulipes. […] Mais moi, qui ne suis pas obligé d’apprendre par cœur le dogme dans le Catéchisme universitaire, moi qui ne suis pas même maître d’études, j’ai le droit d’apercevoir sous les passions et les doutes qui ont arraché à Musset, Byron, Hugo, des confessions navrantes, le roman moral de toute une génération, — et de le dire hautement. […] Ils tiennent à la nature humaine par toutes ses douloureuses faiblesses et par toutes ses passions élevées. […] N’a-t-on pas vu, tout dernièrement encore, l’un d’eux gâter — d’une prose maniérée et pénible — ce beau drame de passion, Daniel Lambert ? La passion enveloppée dans la préciosité, quel contresens !
Une fois cependant, il croit avoir éprouvé la passion. […] Plus tard, ses passions s’attachèrent à des objets moins impalpables. […] Il n’a pu aimer, et il a joué la comédie de la passion. […] Son cœur est flétri et il n’a point eu de passions. […] En général, on imitait les vêtements autant, ou plus que les passions de ses héros.
Il n’a pu être écrit qu’à la date d’une civilisation très avancée, à l’arrière-saison d’une société factice qui avait tout analysé, qui avait raffiné sur les passions et qui, même en les poursuivant, s’en lassait vite et s’en ennuyait. […] Mais de plus indiscrets ont voulu chercher plus avant ; et comme le héros du livre, Adolphe, est évidemment le portrait de Benjamin Constant lui-même, que celui-ci a bien eu l’éducation et la jeunesse qu’il donne à son personnage, qu’il a bien eu un père comme celui-là, d’apparence froide et sans confiance avec son fils, qu’il a bien réellement connu, dès son entrée dans le monde, une femme âgée, philosophe, telle qu’il nous la montre (Mme de Charrière), on a voulu le suivre plus loin et trouver, dans les tristes vicissitudes de la passion décrite, des traces et des preuves d’une de ses propres passions et de la plus orageuse.
C’était, dans le roman, un de ces génies qu’on est convenu d’appeler impartiaux et désintéressés, parce qu’ils savent réfléchir la vie comme elle est en elle-même, peindre l’homme de toutes les variétés de la passion ou des circonstances, et qu’ils ne mêlent en apparence à ces peintures et à ces représentations fidèles rien de leur propre impression ni de leur propre personnalité. Ces sortes de génies, qui ont le don de s’oublier eux-mêmes et de se transformer en une infinité de personnages qu’ils font vivre, parler et agir en mille manières pathétiques ou divertissantes, sont souvent capables de passions fort ardentes pour leur propre compte, quoiqu’ils ne les expriment jamais directement. Il est difficile de croire, par exemple, que Shakspeare et Molière, les deux plus hauts types de cette classe d’esprits, n’aient pas senti avec une passion profonde et parfois amère les choses de la vie.
La vrai-semblance poëtique consiste à donner à ses personnages les passions qui leur conviennent suivant leur âge, leur dignité, suivant le temperament qu’on leur prête, et l’interêt qu’on leur fait prendre dans l’action. […] Le peintre y exprime parfaitement bien la difference qui est entre l’action naturelle des personnes de chaque temperament, quoiqu’elles agissent par la même passion ; et l’on sçait bien que cette sorte d’execution ne se faisoit point par des bourreaux païez, mais par le peuple lui-même. […] Enfin il en est de même de tous les sentimens et de toutes les passions.