Au point de vue du temps d’aujourd’hui, vieux maniaque de connaissances et qui voudrait chasser l’ombre du monde comme une insulte à la lumière, cette éducation se réduisit à presque rien. […] Si elle reprenait la lecture à son retour, vers les deux heures, elle prenait son tricot avec et tricotait en même temps qu’elle lisait, ne voulant pas même de l’ombre des heures oisives. […] Eugénie de Guérin n’eut jamais l’ombre de cette tache dont le génie même, chez les femmes, peut mourir.
Quant aux associations partielles de toute espèce, parfois éphémères et souvent volontaires, par lesquelles les membres des peuples entrent en rapports, elle les laissait volontiers dans l’ombre : il est plus difficile de leur appliquer les métaphores naturalistes. […] Il en est, comme la famille ou la patrie, auxquelles on appartient sans le vouloir et dont on subit l’action sans le savoir ; c’est sans se nommer, pour ainsi dire dans l’ombre et le silence que beaucoup tissent leurs filets autour de nous. […] Par la complication sociale, « l’individu passe au premier plan de la scène, tandis que les anciennes personnes morales dont il était englobé naguère se dissipent comme des ombres derrière cette unique figure en vif relief. » Comment, d’ailleurs, la complication sociale combat directement cette notion de classe, ennemie née de l’égalitarisme, c’est chose aisée à apercevoir.
« Vous n’avez rien voulu accepter de moi, lui disait Mirabeau, je vous lègue à mes amis. » L’amitié du grand homme, en effet, fut elle-même un legs suprême ; elle tira Frochot de l’ombre où il s’était un peu effacé. […] Il y eut un revirement et un tour de faveur au dernier moment : l’ombre même de Mirabeau, le souvenir de cette illustre amitié, joint à une réputation intacte de patriotisme et de sagesse, désigna Frochot au choix du Premier Consul.
Les héros de la guerre de Troie, Agamemnon, Hector, Achille, auraient eu beau combattre, s’illustrer et mourir, s’ils n’avaient pas eu d’Homère : et, comme l’a dit Horace, beaucoup d’autres non moins dignes de renom sont à jamais ensevelis dans l’ombre ; ils ne feront jamais verser de nobles larmes, parce qu’ils n’ont pas eu leur chantre sacré : Carent quia vate sacro. […] Il paraît peu, il se retire tout d’abord, on ne l’a envisagé dans cette première scène de colère que pour le perdre de vue aussitôt ; mais sa grande ombre est partout, son absence tient tout en échec.
C’est un cerveau très affiné, un cerveau supérieur depuis qu’il est malade. » Et Xaxier Aubryet, en temps ordinaire strictement homme d’esprit42, atteignait au plus terrible pittoresque dès qu’il peignait ses douleurs : « Je deviens aveugle, disait-il, de jour en jour, je descends dans l’ombre ; j’ai vu, tour à tour, disparaître les barreaux de ma fenêtre puis la vitre elle-même ; et maintenant je n’aperçois plus qu’une tache de lumière lorsqu’elle m’arrive à bout portant ! […] Douleurs névralgiques « qui lui coupaient en deux la face, frappaient à coups continus les tempes, aiguillaient les paupières, provoquaient des nausées qu’il ne pouvait combattre qu’en s’étendant sur le dos, dans l’ombre ».
Sur ce qui est une fois admis, nulle ombre de doute ne peut se projeter. […] Elles ne soupçonnent point les difficultés : tout est clarté sans ombre, ou nuit sans lueurs dans leur esprit.
Mais l’ombre de la nuit survient, il se dérobe au sommeil ; à la lueur d’un flambeau qui le plonge dans une volupté douce, il converse avec ces morts illustres, ces sages de l’antiquité, réverés & bienfaisans comme les Dieux, héros donnés à l’humanité pour sa gloire & son bonheur. […] Tandis que l’ennemi des beaux Arts sur le déclin de ses années, à charge à lui-même & aux autres, éprouvera un vuide affreux, n’envisageant que le spectre de l’ennui, & les ombres horribles de la mort : l’homme éclairé jouira du spectacle de sa vie passée ; il aura sçû apprécier, ce que vaut l’existence, & fort par sa pensée, il ne redoutera point l’instant inévitable qui doit terminer sa carrière : ainsi le généreux Fénélon, qui montra à l’Univers le caractère rare & sacré d’une ame remplie à la fois d’une extrême vertu & d’une extrême douceur, ne perdit point dans les Cours la simplicité de ses mœurs, & conserva dans son exil cette égalité d’ame que rien ne pût corrompre.
Si l’image menaçante des larmes qui sillonnaient la joue du vieillard vient chaque nuit troubler mon sommeil, est-ce en désertant mon amour que je fléchirai l’ombre indignée ? […] Ce qu’il faut au cœur d’Adolphe, ce n’est pas un amour mystérieux et timide ; si toute la terre devait ignorer qu’il est aimé, si son bonheur devait rester dans l’ombre, il n’en voudrait pas.
C’est Clytemnestre qui les envoie avec Électre, porter au tombeau d’Agamemnon des présents funèbres, n’osant affronter elle-même la présence de l’Ombre que son approche mettrait en fureur. […] » — « Ne laisse point périr en nous la race de PéIops : ainsi tu vivras, bien que tu sois mort. » — « Les enfants sauvent la renommée du père qui n’est plus, pareils au liège qui porte le rets et l’empêche de s’enfoncer dans l’abîme. » Cette fois l’Ombre est assurément réveillée ; sortie du sépulcre, elle enveloppe son vengeur ; le spectre ne fait plus qu’un avec le vivant. — Avant d’agir, Oreste veut savoir pourquoi ces libations envoyées au mort, « don misérable si fort au-dessous du crime ».
Mais nous y avons retrouvé le magicien évocateur, qui évoque, lui, mieux que des esprits et des ombres ; car ce sont des existences complètes, qui, sous sa plume, s’en viennent écumer et bouillonner autour de nous ! […] La beauté et la laideur morale tiennent une telle place dans les hommes, même les plus éclatants par le génie et par la gloire, que toutes ces figures qui passent rayonnantes, ténébreuses ou indécises, dans cette étendue du xvie siècle, lequel semble plus grand par l’effet de tout ce qu’il contient dans sa longueur encombrée, paraissent, sous la main de ce grand connaisseur en beauté morale, avoir des lumières ou des ombres de plus !
Ces deux voix qui racontent des choses dignes d’être ouïes dans un mystérieux silence, les ombres les admirent ; mais la foule serrée écoute davantage, et d’une oreille avide, les combats et la défaite des tyrans63. » Cette ardeur inattendue d’Horace, cette préférence qu’il attribue à la foule, même des ombres, pour les vers belliqueux et les cris de guerre d’Alcée, n’est-elle pas un précieux témoignage au moins de la verve du poëte banni de Lesbos, et chantant ses vicissitudes, à mesure qu’il les éprouvait ?
Mais, si on l’ouvre pour examiner l’arrangement intérieur de ses organes on y trouve un ordre aussi compliqué que dans les vastes chênes qui la couvrent de leur ombre ; on la décompose plus aisément ; on la met mieux en expérience ; et l’on peut découvrir en elles les lois générales, selon lesquelles toute plante végète et se soutient.
Et l’on voit, sous les rayons de la lune d’argent, des ombres descendre les escaliers de jade de pagodes, ou, dans les maisons de thé, les bons lettrés discourir sur l’amitié, le vin, la musique.