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20. (1772) Bibliothèque d’un homme de goût, ou Avis sur le choix des meilleurs livres écrits en notre langue sur tous les genres de sciences et de littérature. Tome II « Bibliotheque d’un homme de goût — Chapitre VIII. Des romans. » pp. 244-264

Ce Roman a un buc plus moral que les autres. […] C’est un Roman judicieux, moral, plein de sel & de ces agrémens qui égaient la vertu même. […] Quoique les contes de M. de Marmontel soient moraux dans le titre, il n’est pas toujours facile d’en apercevoir la morale dans la lecture. […] On a mis à la suite de ses contes moraux Belisaire, où l’auteur s’éleve jusqu’à la plus sublime politique. […] Si ceux-ci sont moraux, les autres sont antimoraux.

21. (1909) Les œuvres et les hommes. Philosophes et écrivains religieux et politiques. XXV « Armand Hayem »

Si l’Académie des sciences morales et politiques n’avait pas la langue si pâteuse, elle n’aurait dit qu’un mot qui les valait tous : « Quelles sont les causes de l’anarchie contemporaine ?  […] Seulement ce défaut capital pour nous, gens de tradition et qui ne croyons qu’à l’Histoire, doit être pour l’Académie des sciences morales et politiques une triomphante qualité du mémoire qu’elle aurait dû couronner si elle avait vu clair. Armand Hayem, sans cesser d’être lui-même, et avec une habileté volontaire ou involontaire, avait étamé un miroir de la plus belle eau dans lequel messieurs des Sciences morales et politiques auraient pu se reconnaître, et dans lequel pourtant ces vieux Narcisses, à la vue trop basse, ne se sont pas reconnus. […] L’auteur de l’Être social n’a pas d’autre verre, pour boire la certitude dont tout esprit a soif, que le verre vide de l’espérance, — Je même verre que celui de cette insolente Académie des sciences morales et politiques, qui lui a refusé de trinquer ! […] l’auteur de l’Être social n’est pas un rhéteur, une âme vide de rhéteur ; c’est, au contraire, une âme pleine d’illusions généreuses, quand il faudrait être, pour peu qu’on ait à juger l’anarchie des opinions et des sentiments moraux de cette babélique époque, un moraliste sans pitié.

22. (1733) Réflexions critiques sur la poésie et la peinture « Seconde partie — Section 13, qu’il est probable que les causes physiques ont aussi leur part aux progrès surprenans des arts et des lettres » pp. 145-236

Ne sont-ce pas les causes physiques qui mettent les causes morales en mouvement ? […] Les hommes attribuent souvent aux causes morales, des effets qui appartiennent aux causes physiques. […] Les causes physiques dénioient leur concours aux causes morales. […] Ce prodige survient sans que les causes morales fassent rien de nouveau à quoi l’on puisse attribuer un progrès si miraculeux. […] Cependant les causes morales ne faisoient rien alors en faveur des artisans, que ce qu’elles avoient fait sans fruit depuis deux siecles.

23. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre III. — Du drame comique. Méditation d’un philosophe hégélien ou Voyage pittoresque à travers l’Esthétique de Hegel » pp. 111-177

Apollon oppose à ce rapport purement naturel le droit moral de l’époux, et ici la gravité du génie d’Eschyle est digne d’être éternellement admirée. […] Le conflit des idées morales cessa d’être la substance de l’intérêt tragique, et le chœur rendu par là utile ne fut plus qu’un sentencieux hors-d’œuvre. […] Mais ici je touche au point le plus délicat du problème moral de la comédie, et à l’essence même de cet art. […] Mais le comique est quelque chose de plus rare, de plus exquis, surtout de plus moral. […] Malgré ses fautes contre le comique et contre la poésie, le théâtre de Molière est généralement moral.

24. (1870) Portraits contemporains. Tome II (4e éd.) « a propos de casanova de seingalt  » pp. 510-511

a propos de casanova de seingalt Il ne faut pas avoir beaucoup vécu et observé, pour savoir que, s’il est de nobles êtres en qui le sentiment moral domine aisément et règle la conduite, il y a une classe assez nombreuse d’individus qui en sont presque entièrement dénués et chez qui cette absence à peu près complète permet à toutes les facultés brillantes, rapides, entreprenantes, de se développer sans mesure et sans scrupule. […] Sauf un petit nombre d’exceptions mystérieuses et de véritables monstruosités morales, l’homme est libre, bien que plus ou moins enclin ici ou là ; il peut lutter, bien qu’il lutte trop peu ; il peut149 s’appuyer sur certains principes qu’il sait bons et utiles, nouer alliance avec ses facultés louables contre ses penchants plus dangereux, bien que d’ordinaire ce soit pour ceux-ci qu’il se déclare. […] Ceux donc qui ont reçu en naissant la fermeté, la vénération, l’estime d’eux-mêmes, ces nobles et gouvernantes facultés, que la nature, à ce que pensent les phrénologistes, aurait placées au sommet du front comme un diadème moral, ceux-là agissent avec suite, se maintiennent purs dans les vissicitudes, et opposent aux déchaînements les plus contraires une auguste permanence. […] Même quand ils ne deviennent ni des fripons, ni des escrocs avilis, ni des hableurs impudents, quand quelque chose de l’honnête homme leur reste, et qu’on peut leur donner la main, il ne faut pas s’attendre à beaucoup de scrupules de leur part ; leur sens moral, chatouilleux peut-être et intact sur un ou deux points, vous paraîtra fort aboli et coulant pour tout le reste.

25. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre V. Transition vers la littérature classique — Chapitre I. La littérature sous Henri IV »

O. de Serres ; A. de Montchrétien et son traité d’Économie ; Charron ; Du Vair et ses Traités moraux ; François de Sales. […] Il a et il donne par le physique la sensation du moral : il saisit au vol le geste ou l’accent significatifs d’un caractère ou d’une profession. […] L’édifice social, politique, religieux, moral est reconstruit ; chacun s’y loge à sa place pour travailler dans sa sphère. […] Dans la prose, deux grands genres se laissent discerner : le discours moral et l’éloquence religieuse. […] Dans ses Épitres morales, écrites en prison (1595).

26. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre septième. Les sentiments attachés aux idées. Leurs rapports avec l’appétition et la motion »

A mesure qu’on s’élève dans l’échelle des opérations mentales, les sentiments attachés aux idées deviennent de plus en plus complexes ; aussi, pour expliquer les sentiments supérieurs, par exemple les émotions esthétiques, morales, sociales, ce n’est plus au mouvement d’un seul nerf, c’est à tout un ensemble d’excitations et de motions qu’il faut avoir recours. […] On a cherché dans des raisonnements intellectuels à forme inconsciente la clef des plaisirs esthétiques, sympathiques, moraux, religieux ; il faut procéder plutôt en sens inverse. […] Il y a une base sensitive et motrice jusque sous les émotions morales et sociales, qui ont pour effet la conservation ou le développement de l’individu, et surtout de l’espèce. […] Par cela même aussi peuvent naître les émotions morales, attachées à l’idée même de la société universelle et de ses fins. Quant aux émotions religieuses, ce sont les émotions morales et sociales s’élargissant jusqu’à embrasser l’universalité des êtres et leur principe.

27. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VI. Daniel Stern »

C’est le mot de l’Italien qui avait tué son père et qui disait : « J’ai fait un malheur » transporté dans l’ordre moral où nous ne voulons plus voir que des malheurs et non des fautes, tant nous fluons de pitié ! […] … Quoi qu’il en soit de ces points de vue divers, la grande question qui domine les Esquisses morales et la pensée de leur auteur est l’émancipation de la femme, et c’est sur cette question que la Critique doit particulièrement insister. […] … Et comme à, ses yeux parmi les hommes, les plus mâles dans l’ordre intellectuel et moral sont les plus savants, les plus philosophes, les plus puritains, elle se fait, à bras raccourci, savante, philosophe, puritaine. […] Quand Mme Sand sera, elle, à l’Académie française, Mme Stern aux Sciences morales et politiques et Mlle Rosa Bonheur aux Beaux-Arts, nous aurons complet le triumféminat qui se croit un triumvirat ! […] Esquisses morales et politiques.

28. (1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Conclusion. »

Chaque instant de la durée des peines morales me fait peur, comme les souffrances physiques épouvantent la plupart des hommes, et s’ils avaient d’avance, je le répète, une idée également précise des chagrins de l’âme, ils éprouveraient le même effroi des passions qui les y exposent. […] La philosophie ne peut rendre, sans doute, les impressions fraîches et brillantes de l’enfance, son heureuse ignorance de la carrière qui se termine par la mort ; mais c’est cependant sur ce modèle qu’on doit former la science du bonheur moral, il faut descendre la vie, en regardant le rivage plutôt que le but. […] Je ne sais pas une délibération plus importante que celle qui conduirait à se faire un devoir de causer une peine, ou de refuser un service en sa puissance ; il faut avoir si présent à la pensée la chaîne des idées morales, l’ensemble de la nature humaine ; il faut être si sûr de voir un bien dans un mal, un mal dans un bien. […] Si l’espèce de sentiment national, qui faisait en France un point d’honneur de la générosité, de cette pitié des vainqueurs ; si cette espèce de sentiment ne reprend pas quelque puissance, jamais le gouvernement n’obtiendra un empire constant et volontaire sur une nation qui n’aura pas un instinct moral quelconque, par lequel on puisse l’entraîner et la réunir ; car qu’y a-t-il de plus divisant au monde que le raisonnement ? […] Smith, dons son excellent ouvrage de la théorie des sentiments moraux, attribue la pitié à cette sympathie qui nous fait nous transporter dans la situation d’un autre, et supposer ce que nous éprouverions à sa place.

29. (1913) Les antinomies entre l’individu et la société « Chapitre V. L’antinomie esthétique » pp. 109-129

Les cénacles littéraires ou artistiques restent d’ailleurs assez indifférents en général au côté social et moral de l’art. […] Par là elle contredit les idées proprement morales d’égalité, de justice, d’unité morale, de fusion des âmes, de renoncement à la personnalité. […] Elle substitue au monde réel et à la vie pratique ou nous devons déployer notre activité utile et remplir notre tâche d’êtres moraux, une image de rêve, un mirage qui nous abuse et nous égare. La beauté est un opium moral ; elle est un principe d’ivresse, c’est-à-dire de jouissance égoïste. […] » Ici l’individualisme esthétique réjouit l’individualisme moral ou plutôt se confond avec lui.

30. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Deuxième partie. Invention — Chapitre V. Des personnages dans les récits et dans les dialogues : invention et développement des caractères »

Le physique a son importance comme le moral. […] Puis le physique manifeste le moral. […] Aussi quand venait le moment pour lui d’entrer en scène, il se présentait à l’auteur avec la netteté d’un personnage réel dont tout un ensemble de faits moraux antérieurs nécessite la conduite et le langage. […] Les crises sont rares dans le domaine moral : les révolutions qui déplacent l’axe d’une vie ou transforment une âme, sont des exceptions, qui ne sont guère vraisemblables que par la réalité même. Corneille, Racine avaient donc raison, quand ils ne mettaient dans une tragédie qu’une seule crise, préparée par une série de faits moraux, par une fermentation lente, qui éclatait enfin dans la péripétie finale.

31. (1895) Histoire de la littérature française « Troisième partie. Le seizième siècle — Livre II. Distinction des principaux courants (1535-1550) — Chapitre II. Jean Calvin »

Calvin et « l’Institution chrétienne » L’humanisme avec Rabelais se fait scientifique et positiviste, avec Calvin, moral et piétiste. […] Et il se différencie par le sens moral. […] Au reste c’est l’éternelle antinomie : l’exercice de la vertu suppose l’homme libre, et les doctrines qui marquent le plus haut degré de l’effort moral dans la vie de l’humanité, stoïcisme, calvinisme, jansénisme, sont celles qui théoriquement suppriment la liberté. […] La théologie mise à part, ce n’est plus seulement avant Pascal, avant Bossuet qu’on le rencontre : mais avant Montaigne, avant les Morales d’Amyot. […] — Cf. aussi le curieux passage (I, Il, 12) qui donne les principes d’un art protestant, réaliste et moral.

32. (1890) L’avenir de la science « I »

Non seulement il négligea totalement le vrai et le beau (la philosophie, la science, la poésie étaient des vanités) ; mais, en s’attachant exclusivement au bien, il le conçut sous sa forme la plus mesquine : le bien fut pour lui la réalisation de la volonté d’un être supérieur, une sorte de sujétion humiliante pour la dignité humaine : car la réalisation du bien moral n’est pas plus une obéissance à des lois imposées que la réalisation du beau dans une œuvre d’art n’est l’exécution de certaines règles. […] Le christianisme, aidé par les instincts des races celtiques et germaniques, n’a-t-il pas élevé à la dignité d’un sentiment esthétique et moral un fait où l’antiquité tout entière, Platon à peine excepté, n’avait vu qu’une jouissance ? […] Un progrès ultérieur conciliera, ce me semble, ces deux tendances, en substituant à des actes sacramentels, qui ne peuvent valoir que par leur signification, et qui, envisagés dans leur exécution matérielle sont complètement inefficaces, le sentiment moral dans toute sa pureté. […] Mais ce qui pourra devenir possible dans une forme plus avancée de la culture intellectuelle, c’est que le sentiment qui donne la vie à la composition de l’artiste ou du poète, la pénétration du savant et du philosophe, le sens moral du grand caractère, se réunissent pour former une seule âme, sympathique à toutes les choses belles, bonnes et vraies, et pour constituer un type moral de l’humanité complète, un idéal qui, sans se réaliser dans tel ou tel, soit pour l’avenir ce que le Christ a été depuis dix-huit cents ans  un Christ qui ne représenterait plus seulement le côté moral à sa plus haute puissance, mais encore le côté esthétique et scientifique de l’humanité.

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