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680. (1923) Paul Valéry

Bergson, la philosophie pure, ne peut venir au jour de l’intelligence que par une technique d’autant plus serrée qu’on va chercher plus loin, aux antipodes de la technique, une philosophie plus pure. […] Là où la pente de l’intelligence nous mène à penser substance, il appartient à la famille de ceux qui pensent relation. […] Puis, dans les vers suivants, un mouvement (le vent, une main...) qui va des diamants extrêmes au diamant intérieur formé d’émotion, d’intelligence, de tendresse, de poésie, et aussi de leur absence. […] Vous tirez de vous-même assez de sympathie, d’intelligence, pour animer la main, pour la comprendre dans son mouvement, pour y voir une réalité vivante qui va, croyez-vous, remuer et faire des gestes pourvus d’un sens, faciles à interpréter. […] La rougeur est bien un état original et unique, dédoublé par l’intelligence, par le discours, mais réuni à nouveau et fondu dans la chair sensuelle du vers comme il l’était dans la chair sensible de la jeune fille.

681. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Riposte à Taxile Delord » pp. 401-403

Jeune homme, qui vous destinez aux lettres et qui en attendez douceur et honneur, écoutez de la bouche de quelqu’un qui les connaît bien et qui les a pratiquées et aimées depuis près de cinquante ans, — écoutez et retenez en votre cœur ces conseils et cette moralité : Soyez appliqué dès votre tendre enfance aux livres et aux études ; passez votre tendre jeunesse dans l’etude encore et dans la mélancolie de rêves à demi-étouffés ; adonnez-vous dans la solitude à exprimer naïvement et hardiment ce que vous ressentez, et ambitionnez, au prix de votre douleur, de doter, s’il se peut, la poésie de votre pays de quelque veine intime, encore inexplorée ; — recherchez les plus nobles amitiés, et portez-y la bienveillance et la sincérité d’une âme ouverte et désireuse avant tout d’admirer ; versez dans la critique, émule et sœur de votre poésie, vos effusions, votre sympathie et le plus pur de votre substance ; louez, servez de votre parole, déjà écoutée, les talents nouveaux, d’abord si combattus, et ne commencez à vous retirer d’eux que du jour où eux-mêmes se retirent de la droite voie et manquent à leurs promesses ; restez alors modéré et réservé envers eux ; mettez une distance convenable, respectueuse, des années entières de réflexion et d’intervalle entre vos jeunes espérances et vos derniers regrets ; — variez sans cesse vos études, cultivez en tous sens votre intelligence, ne la cantonnez ni dans un parti, ni dans une école, ni dans une seule idée ; ouvrez-lui des jours sur tous les horizons ; portez-vous avec une sorte d’inquiétude amicale et généreuse vers tout ce qui est moins connu, vers tout ce qui mérite de l’être, et consacrez-y une curiosité exacte et en même temps émue ; — ayez de la conscience et du sérieux en tout ; évitez la vanterie et jusqu’à l’ombre du charlatanisme ; — devant les grands amours-propres tyranniques et dévorants qui croient que tout leur est dû, gardez constamment la seconde ligne : maintenez votre indépendance et votre humble dignité ; prêtez-vous pour un temps, s’il le faut, mais ne vous aliénez pas ; — n’approchez des personnages le plus en renom et le plus en crédit de votre temps, de ceux qui ont en main le pouvoir, qu’avec une modestie décente et digne ; acceptez peu, ne demandez rien ; tenez-vous à votre place, content d’observer ; mais payez quelquefois par les bonnes grâces de l’esprit ce que la fortune injuste vous a refusé de rendre sous une autre forme plus commode et moins délicate ; — voyez la société et ce qu’on appelle le monde pour en faire profiter les lettres ; cultivez les lettres en vue du monde, et en tâchant de leur donner le tour et l’agrément sans lequel elles ne vivent pas ; cédez parfois, si le cœur vous en dit, si une douce violence vous y oblige, à une complaisance aimable et de bon goût, jamais à l’intérêt ni au grossier trafic des amours-propres ; restez judicieux et clairvoyant jusque dans vos faiblesses, et si vous ne dites pas tout le vrai, n’écrivez jamais le faux ; — que la fatigue n’aille à aucun moment vous saisir ; ne vous croyez jamais arrivé ; à l’âge où d’autres se reposent, redoublez de courage et d’ardeur ; recommencez comme un débutant, courez une seconde et une troisième carrière, renouvelez-vous ; donnez au public, jour par jour, le résultat clair et manifeste de vos lectures, de vos comparaisons amassées, de vos jugements plus mûris et plus vrais ; faites que la vérité elle-même profite de la perte de vos illusions ; ne craignez pas de vous prodiguer ainsi et de livrer la mesure de votre force aux confrères du même métier qui savent le poids continu d’une œuvre fréquente, en apparence si légère… Et tout cela pour qu’approchant du terme, du but final où l’estime publique est la seule couronne, les jours où l’on parlera de vous avec le moins de passion et de haine, et où l’on se croira très clément et indulgent, dans une feuille tirée à des milliers d’exemplaires et qui s’adresse à tout un peuple de lecteurs qui ne vous ont pas lu, qui ne vous liront jamais, qui ne vous connaissent que de nom, vous serviez à défrayer les gaietés et, pour dire le mot, les gamineries d’un loustic libéral appelé Taxile Delord.

682. (1888) La critique scientifique « Avant-propos »

Alexander Bain (1818-1903) : ce philosophe écossais, professeur à l’Université d’Aberdeen, logicien, auteur d’une Science de l’éducation (1879), a marqué l’histoire de la psychologie dite « scientifique » par deux ouvrages importants touchant à la « psychologie expérimentale » dégagée de la vieille théorie des facultés, Les Sens et l’Intelligence (1855), ainsi que Les Émotions et la Volonté (1859).

683. (1857) Réalisme, numéros 3-6 pp. 33-88

Il y a toutefois dans ce livre quatre ou cinq petites pièces curieuses à comparer avec les livres de Goethe, quoique, comme intelligence, il y ait entre eux la différence du génie au charlatanisme. […] Je ne m’inquiète pas de ces classifications, je n’ai qu’une manière de juger toute œuvre : quel degré de passion et d’intelligence l’auteur y a-t-il apporté ? […] La lumière règne dans son intelligence et le contentement dans son sein. […] En contemplant assidûment les boutiques de foulards des Indes et les belles figures des livres de géométrie, tu acquerras la couleur, le dessin et une magnifique intelligence de peintre. […] soit par la faute des peintres, soit par la faute de la peinture même ; la seule intelligence qui en ressorte se réfugie dans le portrait, l’artiste y étant forcé de donner un peu de vrai.

684. (1896) Écrivains étrangers. Première série

Et de là vient aussi qu’il a péri comme il a péri ; car une absorption aussi complète de tout l’être par l’intelligence, et une tension aussi obstinée de toute l’intelligence à la poursuite d’un objet impossible, ne pouvaient manquer d’aboutir à une catastrophe tragique. […] Toute sa passion était employée aux choses de l’intelligence, et pour le reste du monde il n’avait qu’une curiosité toute superficielle. […] Et ainsi l’intelligence enlève à l’œuvre des artistes les mieux doués cette santé, ce laborieux équilibre spontané, sans lesquels tout est vain. […] Car ce n’est point de l’intelligence ni de la richesse que vient le vrai plaisir : le moment est prochain où l’intelligence et la richesse apparaîtront comme des sources de malheur. […] Ojetti, — de raisonner de toutes choses avec beaucoup d’intelligence, d’esprit, et de liberté.

685. (1927) Approximations. Deuxième série

Maurois y parvient avec intelligence et sensibilité. […] L’intérêt qu’il porte à celles-ci semble en son cas fonction de ce détachement premier ; et par là l’attitude de Strachey devient l’attitude inverse de l’attitude de celui qui donna le premier la formule du « point de vue de Sirius ». « Renan peut être considéré comme le type d’une classe d’intelligences absolument contraire à cette autre classe d’intelligences qui reconnaît son modèle dans Sainte-Beuve. […] À vrai dire le talent n’est ici rien d’autre que l’huissier qui discrètement s’efface devant une intelligence jamais en défaut. « Penser juste, voilà » — nous est-il dit — « ce que convoite le Prieurcu », ce que Sindral atteint ; et comme à ce mot d’intelligence je désire conférer sa pleine valeur de louange, il sera prudent d’écarter les malentendus. […] Sa sensualité est devenue une subtilité de l’intelligence… Il sait trouver dans l’intelligence ces joies physiques qui animent les muscles et répandent des ondes brûlantes dans le sangcv. Pour une intelligence sans défaut il n’est qu’un sujet : la mort.

686. (1949) La vie littéraire. Cinquième série

Je ne crois pas qu’il y ait une seule chose au monde dont l’intelligence de M.  […] si l’intelligence suffisait à la connaissance des hommes, avec quelle agilité M.  […] « Nous devons, dit-il, nous efforcer surtout de détruire en nous l’intelligence. » Et c’est précisément pourquoi il écrit des contes mystiques pleins d’intelligence et de talent. […] Il faut tuer en soi l’intelligence. […] On ne pouvait pas non plus soupçonner des troubles graves dans sa fine et subtile intelligence.

687. (1895) Hommes et livres

Hanotaux met bien en lumière cette domination de l’intelligence et de la volonté dans Richelieu. […] L’imagination y a plus de part que l’intelligence ; du reste, ni goût, ni bienséance, ni finesse. […] C’est cela qu’il reconnaît par un acte d’intelligence, qu’il accepte par un acte de volonté : ce double acte, voilà ce qu’il appelle adorer les jugements de Dieu. […] Taine a développées dans son livre de L’Intelligence ? […] Enfin le Chiroc est l’intelligence qui préside sur toutes les têtes italiennes. » Et voilà, par cette phrase, les nerfs introduits dans la psychologie littéraire.

688. (1881) Le naturalisme au théatre

Seul le génie marche en avant et pétrit comme une cire molle l’intelligence des générations. […] Comment un homme de l’intelligence de M.  […] La force du naturalisme, c’est qu’il est le mouvement même de l’intelligence moderne. […] Un peu d’intelligence pourtant suffirait. […] Il y a là un procédé adroit, mais commode, qui est à la portée de toutes les intelligences.

689. (1885) Préfaces tirées des Œuvres complètes de Victor Hugo « Préfaces des recueils poétiques — Préfaces des « Odes et Ballades » (1822-1853) — Préface de 1828 »

Tous les principes que cette époque a posés, pour le monde des intelligences comme pour le monde des affaires, amènent déjà rapidement leurs conséquences.

690. (1870) Portraits de femmes (6e éd.) « MADAME GUIZOT (NEE PAULINE DE MEULAN) » pp. 214-248

C’est dans le cours de cette longue collaboration au Publiciste qu’eut lieu un incident souvent raconté, presque romanesque, autant du moins qu’il était possible entre personnes d’ordre et d’intelligence, et qui eut des conséquences souveraines sur la destinée de Mlle de Meulan. […] Elle avait cru l’homme incorrigible, la raison un heureux hasard et presque un don ; elle avait écrit, avec une raillerie ingénieuse, sur l’inutilité des bonnes raisons : elle voulut alors répondre à sa prévention antérieure, se réfuter en abordant l’œuvre à la racine, par le seul endroit corrigible et sensible de l’humanité, par l’enfance ; et tout le reste de sa vie d’intelligence fut voué au développement et à l’application de cette pensée salutaire. […] Elle avait un goût vif pour la conversation ; elle l’aimait, non pour y briller, mais par mouvement et exercice d’intelligence. […] Que dire encore, quand on n’a pas eu l’honneur de la connaître personnellement, de cette femme d’intelligence, de sagacité, de mérite profond et de vertu, qui, entre les femmes du temps, n’a eu que Mme de Staël supérieure à elle, supérieure, non par la pensée, mais seulement par quelques dons ?

691. (1859) Cours familier de littérature. VII « XXXIXe entretien. Littérature dramatique de l’Allemagne. Le drame de Faust par Goethe (2e partie) » pp. 161-232

Chaque siècle, chaque peuple, chaque homme, selon Goethe, avait une croyance à la hauteur de son intelligence ou à la mesure de son horizon. […] Quant à lui, il était ce qu’on est convenu d’appeler très improprement panthéiste, c’est-à-dire ne séparant pas en deux la création et la créature, et adorant la nature entière comme la divinité des choses sans s’élever à la divinité de l’esprit ; philosophes pour ainsi dire brutaux et fatalistes dans leur croyance, qui reconnaissent bien en Dieu la force latente de tous les phénomènes visibles ou invisibles, mais qui n’y reconnaissent pas l’individualité et la suprême intelligence, c’est-à-dire ce qui constitue l’être, refusant ainsi à l’Être des êtres ce qu’ils sont forcés d’accorder au dernier insecte de la nature. […] Complétement incrédule à telle ou telle révélation historique par des miracles, Goethe admettait seulement cette révélation naturelle et progressive par la raison humaine, comme miroir de l’intelligence divine, successivement frappé de plus de clarté à mesure qu’il se dégage davantage des ignorances et des superstitions qui le ternissent. […] Goethe, en cela, participait beaucoup du génie de Machiavel, de Bacon, de Voltaire, de M. de Talleyrand, hommes très supérieurs en intelligence, très inférieurs en conscience, mais professant tout haut ou tout bas, à l’égard des formes sociales, la politique du mépris ; politique selon nous coupable, parce qu’elle désespère, mais politique bien explicable par le spectacle des impuissances éternelles des sages à améliorer la condition des insensés.

692. (1869) Cours familier de littérature. XXVIII « CLXVIe entretien. Biographie de Voltaire »

Ce n’était pas un talent de cœur, c’était un talent d’intelligence. […] « J’admirais encore plus l’intelligence qui préside à ces vastes ressorts ; je me disais : il faut être aveugle pour n’être pas ébloui de ce spectacle, il faut être stupide pour n’en pas reconnaître l’auteur, il faut être en démence pour ne pas l’adorer. […] Voltaire admettait cette Providence pour les généralités de la création ; pour les individualités, il supposait Dieu aussi faible que l’homme ; il attribuait à l’intelligence infinie les procédés et les généralisations qui soulagent l’intelligence bornée et l’attention restreinte de l’homme ; il soutenait que Dieu gouverne par les ensembles et non par les détails ; c’était méconnaître la première des attributions et des forces de Dieu : l’infini.

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