Dans l’impuissance où l’on est d’imaginer comme eux, on prend les effets de l’infirmité de l’esprit pour un perfectionnement de l’art, et la faiblesse des inventions pour la mesure du bon sens. […] ne songe-t-il pas où va son emportement, en lui niant d’avoir imaginé ces choses-là ? […] Cela est incontestable ; car, sitôt que nous cessons de nous les imaginer sous quelqu’un de nos traits, notre pensée ne sait plus à quoi se prendre, et se perd abstractivement dans le vide où nous ne voyons plus rien. […] J’imaginai, dans ma jeunesse, d’introduire épisodiquement en un poème sur Moïse, une figure allégorique du frappement du rocher et de la source que le prophète en fit jaillir. […] Rien n’est à la fois plus moralement et plus poétiquement imaginé.
Le vulgaire s’imagine que la prose est plus flottante que les vers et ne se développe pas suivant un rythme. […] Imaginez-le riche d’une richesse héritée, noble d’une noblesse reconnue, sa destinée se redresse du coup. […] Le mot va plus avant dans son être qu’elle ne l’imagine. […] Probablement cette faculté d’aimer n’était chez elle qu’un cas particulier d’une faculté plus haute : celle d’imaginer des cœurs autres que son cœur. […] Il a imaginé, comme les croyants prient, comme les amants se plaignent, par un impérieux besoin de sfogarsi pour employer une tournure italienne chère à Beyle.
Plus d’une fois, entendant Berryer et surpris de ne l’écouter que d’une oreille distraite, je m’imaginais sa doctrine aux mains d’un penseur, d’un Royer-Collard, par exemple. […] Et de fait, le titre en est si beau que, pour se le faire redire sans cesse, il avait imaginé tout un plan de conduite. […] Je n’imaginais pas qu’il prit plus d’attention que la Chambre aux critiques de ce contradicteur. […] Si le mari, si le père a survécu, imaginez ce qu’il doit avoir de haine au cœur. […] Pas au leur, j’imagine ; car ces affirmatifs ne savent rien et ces négatifs ne peuvent rien.
Imaginez les situations les plus pathétiques : si elles sont mal amenées, vous n’attacherez point. […] Voilà un nœud qui met Honorius, Stilicon et Euchérius dans une situation très embarrassante ; et il est très difficile d’imaginer comment ils en sortiront. […] On voit, dans le cinquième acte, Camma et Sinorix, revenus du temple où ils ont été mariés ; on sait bien que ce ne peut pas là être une fin ; on n’imagine point où tout cela aboutira, et d’autant moins, que Camma apprend à Sinorix qu’elle sait son plus grand crime, dont il ne la croyait pas instruite, et que quoiqu’elle l’ait épousé, elle n’a rien relâché de sa haine pour lui. […] Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie ; est un des plus beaux traits qu’on puisse imaginer. […] Elle demande, pour varier et pour embellir ce brillant spectacle, les mêmes licences que la muse épique s’est données ; et, appelant à son secours la musique, la danse, la peinture, elle nous fait voir, par une magie nouvelle, les prodiges que sa rivale ne nous a fait qu’imaginer.
Littré, qui donc aurait pu se l’imaginer ainsi ? […] Je crois, pour moi, dit Marivaux, qu’à l’exception de quelques génies supérieurs qui n’ont pu être maîtrisés, et que leur propre force a préservés de toute mauvaise dépendance, je crois qu’en tout siècle la plupart des auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d’imaginer que la pure imitation de certain goût d’esprit que quelques critiques de leurs amis avaient décidé le meilleur.
M. de Meilhan décompose, pour ainsi dire, son idéal entre ces deux personnages ; l’un est ce qu’il s’imagine avoir été dans sa jeunesse, l’autre ce qu’il se flatte d’être devenu dans son âge désabusé. […] Voici sous quel profil assez imposant il aime à s’offrir à nous, et, dans sa prétention soit à se montrer, soit à se dérober, on peut encore saisir les défauts : Mon esprit est un terrain très inégal ; il est de plusieurs côtés borné à un point qu’on n’imaginerait pas ; il est dans d’autres parties très étendu.
Pour nous, ce qui nous attire et ce qui nous en plaît aujourd’hui, ce n’est pas tant ce canevas sentimental aisé à imaginer, et qui est traité d’ailleurs avec grâce et délicatesse, comme aurait pu le faire Mme de Souza ; ce sont moins les personnages amoureux que des personnages au premier abord accessoires, mais qui sont en réalité les principaux : c’est un président de Longueil, forte tête, à idées politiques, à vues étendues, une sorte de Montesquieu consultatif en 89, et qui, en écrivant à Saint-Alban, lui communique ses appréciations supérieures et son pronostic chaque fois vérifié ; — c’est aussi le père du jeune Saint-Alban, espèce de Pétrone ou d’Aristippe, qui, pour se livrer à ses goûts d’observation philosophique et de voyages, a renoncé dès longtemps aux affaires, aux intérêts publics, même aux soins et aux droits de la puissance paternelle, et s’en est déchargé sur son ami le président de Longueil. […] Ce Saint-Alban père a la passion de l’indépendance ; à peine maître de lui-même, dès sa jeunesse, il s’est affranchi de la gêne des devoirs de la société et s’est livré à un goût raisonné pour le plaisir, avec un petit nombre d’amis ou de complaisants qui formaient une petite secte de philosophes épicuriens dont il était le chef : Le goût des plaisirs, le mépris des hommes, et l’amour de l’humanité et de tous les êtres sensibles, formaient la base de leur système ; mon père (c’est son fils qui parle) méprisait les hommes en théorie par-delà ce qu’on peut imaginer, et cédait à chaque instant à un sentiment de bienveillance et d’indulgence qui embrassait les plus petits insectes.
Lui aussi, tout le prouve, il eût pu être à son heure un utile pacificateur dans nos Vendées : Il insistait auprès de Chamillart et du roi pour être employé d’une manière conforme à ses talents et à son ardeur : « Je vous avoue, écrivait-il au ministre, que l’amour-propre voudrait quelquefois qu’on ne trouvât pas tous les hommes égaux. » Faute de mieux, dans cet intervalle de campagne, il imagina un moyen de signaler son dévouement et sa reconnaissance, sous prétexte qu’il venait d’être nommé chevalier de l’Ordre : « En réfléchissant, dit-il, à ces bontés du roi et à l’état du royaume, calculant aussi mes revenus et comptant avec moi-même, je crus pouvoir faire une proposition dont l’acceptation m’aurait comblé de joie. » En conséquence, il envoie l’état de sa fortune à Chamillart, et le supplie d’obtenir du roi qu’il veuille accepter en don la somme totale de ses revenus personnels et pensions, le tout montant à soixante-et-onze mille livres par an, et cela jusqu’à la paix générale, se devant contenter, pour ses dépenses, de son traitement annuel comme commandant d’armée. […] Villars va s’appliquer à remplir de tout point le programme : confiant avec raison dans la position qu’il s’est choisie à Haute-Sierck, il a l’œil à tout ; observe les moindres mouvements des ennemis, et cherche à deviner ce qu’il ne voit pas : « Enfin, Sire, je tâche d’imaginer tout ce que peuvent faire les ennemis, et Votre Majesté doit être persuadée que l’on fera humainement tout ce qui sera possible. » Marlborough s’ébranle avec une armée composée d’Anglais, de Hollandais et d’Allemands, qu’il disait être de cent dix mille hommes, et que Villars estimait de quatre-vingt mille, et publiant bien haut qu’il allait attaquer les Français.
La langue française est impuissante à rendre toutes les beautés de la langue grecque. » Ils répondaient : « Peu nous importe », et ajoutaient comme l’abbé de Pons, d’un air de compliment pour Mme Dacier : « Elle a entendu Homère autant qu’on le peut entendre aujourd’hui ; elle sait beaucoup mieux encore la langue française ; elle a rendu le plus élégamment qu’elle a pu, dans notre langue, ce qu’elle a vu, pensé et senti en lisant le grec : cela me suffit, j’ai L’Iliade en substance. » L’erreur, c’était de croire qu’un poète dont l’expression est un tableau, une peinture naïve continuelle, fût fidèlement rendu par une traduction tout occupée d’être suffisamment polie et élégante ; l’erreur, c’était de s’imaginer qu’il n’y avait là qu’une question de plus ou moins d’élégance et de précision, et qu’en supposant l’original doué de ces deux qualités à un plus haut degré que la traduction, on lui rendait toute la justice qu’il pouvait réclamer, il s’agissait bien de cela ! […] — Ils auraient imaginé des figures variées : voilà nos lettres ; ils auraient différemment combiné ces figures entre elles : voilà nos mots ».
Mais, ce qui était pis, Vauban, l’autorité même, Vauban semblait croire que Catinat aurait pu agir autrement et tenir le poste de La Pérouse ; il le disait à qui voulait l’entendre : « Je t’assure, écrivait Catinat à son frère, qu’il n’y a ombre de raison à ce dire, et qu’il aurait de la confusion de l’avoir avancé s’il était sur les lieux et qu’on lui dît de disposer ce poste pour être soutenu contre une armée qui a du canon… Je suis assurément rempli d’un grand fonds d’estime et d’affection pour M. de Vauban ; mais je voudrais bien voir jusqu’où iraient ses lumières et la tranquillité de son esprit, s’il était chargé en chef des affaires de ce pays-ci : je crois qu’il y serait pour le moins aussi fécond en inquiétudes qu’il l’était à Namur, où il était demeuré après la prise. » Catinat d’ailleurs n’en veut point à Vauban, et il trouve, pour l’excuser de ce léger tort à son égard, une belle explication amicale : « M. de Vauban est de mes amis ; sa franchise naturelle l’a surpris et l’a fait parler d’une chose qu’il a pensée et qu’il ne sait point, et avec peu de ménagement pour un homme qu’il aime ou qui est en droit de le croire. » Bien qu’endurci par l’expérience à tous les propos, Catinat était donc en ce moment fort fécond en soucis et des plus travaillés d’esprit ; toutes ses lettres adressées du camp de Fénestrelles à son frère nous ouvrent le fond de son âme : « Personne n’est à l’abri du discours, c’est un mal commun à tous ceux qui sont honorés du commandement : il faudrait que je fusse bien abîmé dans un esprit de présomption pour que je pusse imaginer que cela fût autrement à mon égard. […] Ce duc, fertile en expédients, imagine alors une nouvelle batterie, et il dépêche à Tessé, qui commandait dans Pignerol, Grupel, ce messager ordinaire de l’intrigue.
Il y a dans les Mémoires de Malouet une phrase dont je ne saisis pas bien le sens : c’est lorsque, venant de parler des projets de M. de Bouille pour le rétablissement de l’autorité royale, il ajoute : « J’imaginai cependant de donner un successeur à Mirabeau ; et la reine, qui ne connaissait pas mon projet, quoique j’en eusse prévenu M. de Montmorin, eut un moment d’humeur contre moi, et dit publiquement à son jeu qu’elle ne concevait pas comment M. […] Je lui dis que ces messieurs, qui voulaient quitter Londres, avaient été aussi étonnés que moi d’apprendre dans les bureaux que son consentement était nécessaire pour cela ; que je n’imaginais pas qu’il se chargeât d’une telle responsabilité vis-à-vis des Français expatriés et même vis-à-vis du Gouvernement anglais, et que j’espérais qu’il démentirait cette imputation, qui le compromettrait si le Parlement en avait connaissance.
Sage comme je m’imaginais l’être, je n’avais plus d’autre vœu qu’une société choisie et moins éparse, ma famille, la campagne sans l’isolement, quelques livres, surtout la poésie, celle qui répondait à mes besoins, à mes sentiments, et çà et là encore, non loin de moi, quelque liaison délicate et tendre, pour achever d’aimer. […] Je verrai tout : déjà je sais et je devine, Je suis sous les berceaux sa démarche divine Et son pas agité ; Je l’imagine émue, en flottante ceinture, En blonds cheveux, plus belle au sein de la nature, O Reine, ô ma Beauté !
Or, dans le délicieux récit qu’on gâte, imaginez comment l’intérêt ému circule aisément à travers ces perpétuels crochets. […] Je n’aurais pas tant insisté sur ce singulier petit essai, s’il n’y avait une leçon directe de goût à en tirer, si l’on n’y trouvait surtout les traces avouées d’un conseil supérieur et des traits partout ailleurs remarquables, comme celui-ci : « Quant à la vie, pour ainsi dire déserte, à laquelle je suis condamné, elle s’écoule bien plus rapidement qu’on ne l’imaginerait ; et cela c’est beaucoup, continua le Lépreux avec un léger soupir, car je suis de ceux qui ne voyagent que pour arriver.