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997. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre quatrième. L’expression de la vie individuelle et sociale dans l’art. »

Le peintre ou le poète pourrait n’avoir pas plus besoin de génie que l’artificier n’en a besoin pour composer selon des formules chimiques et lancer dans des directions calculées ses fusées multicolores. […] Les règles de la sensation agréable sont des limites pour l’art ; le rôle du génie dans l’art est précisément de reculer sans cesse ces limites et pour cela de paraître parfois violer les règles. […] On reproche parfois à certains génies d’être subtils ; mais quoi de plus subtil que la nature ? […] L’art, c’est de la vie concentrée, qui subit dans cette concentration les différences du caractère des génies. […] Il faut donc que l’œuvre d’art offre l’apparence de la spontanéité, que le génie semble aussi tout spontané, enfin que les êtres qu’il crée et anime de sa vie aient eux-mêmes cette spontanéité, cette sincérité d’expression, dans le mal comme dans le bien, qui fait que l’antipathique même redevient en partie sympathique en devenant une vérité vivante, qui semble nous dire : Je suis ce que je suis, et, telle je suis, telle j’apparais.

998. (1898) L’esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse « II — L’inter-nationalisme »

Je considère un homme de génie. […] Il rend en général impossible tout autre épanouissement du génie autour de sa personne. […] Mais sous ce mode dualiste d’existence apparaît l’unité profonde de la vie, — surtout chez l’être supérieurement équilibré que l’on nomme génie. […] Le génie est l’allié naturel du génie.

999. (1864) Cours familier de littérature. XVIII « CVIe entretien. Balzac et ses œuvres (1re partie) » pp. 273-352

» Tout le monde finit par être de son avis : la conscience d’un écrivain de génie intimide les sots, foudroie les méchants, rassure les lâches ; c’est ce que Balzac trahit à mes yeux. […] Honoré avait-il l’étoffe d’un homme de génie ? […] « “Le malheur est que le brûlé raisonne, et il se dit : « “Que j’aie ou non du génie, je me prépare dans les deux cas bien des chagrins ! « “Sans génie, je suis flambé ! […] « “Si j’ai du génie, je serai persécuté, calomnié ; je sais bien qu’alors Mlle la Gloire essuiera bien des pleurs !

1000. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « IX »

Jusque-là on n’avait fait que crier : « Wagner est un grand génie. » La foule a naturellement voulu savoir pourquoi. […] Ils feront des choses utiles lorsqu’ils auront appris à distinguer plus nettement entre la théorie abstraite et l’intuition, et lorsqu’ils se seront résignés à croire qu’on ne peut disséquer chaque inspiration d’un génie au microtome, pour le mesurer au micromètre. […] Wagner avait du génie, bien qu’il en abusât… Vitu concède Lohengrin, Poise s’essouffle à des Leitmotive. […] Rendons justice à tous sincères efforts, à tous dévouements courageux ; il y eut des intelligences qui pensèrent noblement, des cœurs qui s’enthousiasmèrent — et il reste acquis pour ceux des Français que nulle maladie patriotique n’aveugle, que Wagner eut du génie. […] Occupez-vous du drame par-dessus tout, ayez du talent, du génie et puis, « ne soyez d’aucune école, surtout pas de la mienne », comme a dit Wagner à un compositeur français.

1001. (1893) Alfred de Musset

Non, non, j’en jure par ma jeunesse et par mon génie, il ne poussera sur ta tombe que des lys sans tache. […] Musset n’avait pas encore pris conscience de lui-même et de son génie propre. […] La fraîcheur du génie est chose sans prix, que rien ne remplace, et elle rayonne ici splendidement. […] Le poète emplumé croit posséder l’oiseau de ses rêves, assorti à sa couleur comme à son génie. […] On ne prend pas à un homme son cœur et ses nerfs, ni sa vision poétique, ni son souffle lyrique ; en un mot, on ne lui prend pas son génie, et il n’y avait presque rien à prendre à Musset que son génie.

1002. (1860) Cours familier de littérature. IX « Le entretien. Les salons littéraires. Souvenirs de madame Récamier (2e partie) » pp. 81-159

C’était sans valeur autre que la valeur poétique : la trace qu’un homme de génie laisse au lieu qu’il habita sur ce sable est éternelle. […] C’étaient tous les noms princiers de l’aristocratie du génie ou de l’art ; les opinions s’y confondaient, pourvu qu’elles ne fussent pas amères contre les Bourbons et trop favorables au bonapartisme. […] Dubois, philosophe politique de courage et de talent qui semait, dans la revue le Globe, le germe d’une liberté propre à élargir les idées sans préparer des révolutions ; David, le sculpteur, adorateur de la beauté et du génie, qui prenait ses sensations pour des opinions, mais dont toute la supériorité était dans la main et dans le caractère ; M.  […] Il était un de ces hommes qu’on ne pouvait voir que vêtus ; la toilette était nécessaire à son génie ; aussi la draperie est-elle le défaut de son style, jamais le nu. […] Que nos lecteurs nous pardonnent ; nous touchons aux meilleures pages du cœur et du génie de M. de Chateaubriand.

1003. (1890) L’avenir de la science « X » pp. 225-238

Les génies ne sont que les rédacteurs des inspirations de la foule. […] La vraie noblesse n’est pas d’avoir un nom à soi, un génie à soi, c’est de participer à la race noble des fils de Dieu, c’est d’être soldat perdu dans l’année immense qui s’avance à la conquête du parfait. […] Nous nous cherchions et tu nous as révélés à nous mêmes. » Admirable dialogue de l’homme de génie et de la foule ! La foule lui prête la grande matière ; l’homme de génie l’exprime, et en lui donnant la forme la fait être : alors la foule, qui sent, mais ne sait point parler, se reconnaît et s’exclame. […] La beauté de Béatrix appartient à Dante, et non à Béatrix ; la beauté de Krichna appartient au génie indien, et non à Krichna ; la beauté de Jésus et Marie appartient au christianisme, et non à Jésus et Marie.

1004. (1870) La science et la conscience « Chapitre I : La physiologie »

A vrai dire, la psychologie n’a jamais été l’étude de prédilection de notre pays, dont le génie, si nous ne nous trompons, se prête bien mieux à la déduction logique et même à la spéculation métaphysique. […] Beaucoup ont pour méthode de caractériser tel ou tel état psychologique, comme la folie, l’exaltation mystique, l’enthousiasme, le génie lui-même, par les moindres symptômes pathologiques apparents. […] Le génie lui-même, cet état supérieur de la nature humaine, n’échappe point aux formules outrées d’une certaine analyse physiologique. […] le génie, c’est-à-dire la plus haute expression, le nec plus ultra de l’activité intellectuelle, n’être qu’une névrose ? […] Qui voit la constitution de l’esprit humain à la lumière de la conscience n’aura jamais la pensée de confondre le génie et l’idiotisme par cette seule raison que ces deux états si profondément différents de la vie psychique peuvent affecter les mêmes apparences extérieures.

1005. (1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires. par M. Louis Veuillot. » pp. 44-63

Le feu de l’honneur et celui du génie irrité ne se recèlent pas ainsi durant cinquante ans : « Ces belles flammes veulent le jour. Saint-Simon se cache ; il fabrique sa prétendue histoire en secret, comme on fabrique la fausse monnaie… Il a tout son génie, toute sa vengeance dans un tiroir bien fermé. » Le tiroir ne s’ouvrira, le baril de poudre ne sautera que quand il n’y sera plus. […] Veuillot distingue deux veines et deux courants dans la littérature française, le courant gaulois, naturel, et ce qu’il appelle l’influence sacrée, religieuse, épiscopale : il fait à celle-ci, pour la gravité et l’élévation, une part bien légitime ; il est ingrat pourl’autre, pour le vrai et naïf génie national qu’il sent sibien, qu’il définit par ses heureux caractères, et que tout à coup il appelle détestable, se souvenant que ce libre génie ne cadre pas tous les jours avec le Symbole.

1006. (1864) Nouveaux lundis. Tome II « M. Biot. Mélanges scientifiques et littéraires, (suite et fin.) »

Après la gloire de faire des découvertes dans cet ordre élevé et d’une sublimité sereine, il n’est rien de plus honorable que de se rendre compte directement de ces découvertes faites par les premiers génies, et de les pleinement comprendre. […] A ceux dont la pensée, subtile et ferme tout ensemble, saisit une fois et ne lâche plus ces séries et ces enchaînements de vérités immuables, un juste respect est dû. — Que s’ils joignaient à la possession de ces hautes vérités mathématiques le sentiment et la science de la nature vivante, la conception et l’étude de cet ordre animé, universel, de cette fermentation et de cette végétation créatrice et continue où fourmille et s’élabore la vie, et qui, tout près de nous et quand la loi des cieux au loin est connue, recèle encore tant de mystères, ils seraient des savants plus complets peut-être qu’il ne s’en est vu jusqu’ici, quelque chose, j’imagine, comme un Newton joint à un Jussieu, à un Cuvier, à un Gœthe tout à fait naturaliste et non plus seulement amateur, à un Geoffroy Saint-Hilaire plus débrouillé que le nôtre et plus éclairci. — Que s’ils y ajoutaient encore, avec l’instinct et l’intelligence des hautes origines historiques, du génie des races et des langues, le sentiment littéraire et poétique dans toute sa sève et sa première fleur, le goût et la connaissance directe des puissantes œuvres de l’imagination humaine primitive, la lecture d’Homère ou des grands poèmes indiens (je montre exprès toutes les cimes), que leur manquerait-il enfin ? […] Je ne le pense pas, et il me semble que le génie de l’invention proprement dite ayant fait défaut à M.  […] Arago serait à faire, et, en en retranchant même ce qui ne paraîtrait pas digne de tous deux, il y aurait lieu d’y caractériser deux natures d’esprit et de tempérament tout à fait opposées, et qui devaient presque nécessairement en venir à se contredire et à se combattre : — Arago, ardent, puissant, robuste, doué de génie et capable d’invention, mais qui en fut trop distrait par d’autres qualités qui le tentèrent, par le besoin d’influer, par le talent d’exposer et d’enseigner, par un zèle aussi qu’on peut dire généreux à populariser la science, à en ouvrir à tous les voies et moyens, à en répandre et en propager les résultats généraux ou les applications utiles ; — Biot, esprit étendu, mais nature plus curieuse et plus déliée que riche et féconde, au sourire fin, à la lèvre mince, à la dent aiguë et mordante, dédaigneux du public sur lequel il avait peu de prise, jaloux de garder la science pour les seuls et vrais savants, pour ceux qu’il estimait dignes de ce nom.

1007. (1865) Nouveaux lundis. Tome III « Chateaubriand, jugé par un ami intime en 1803, (suite et fin) » pp. 16-34

Ainsi la petite société de Boileau, Racine, La Fontaine et Molière vers 1664, à l’ouverture du grand siècle : voilà le groupe par excellence, — tous génies ! […] On a vu par exception des esprits, des talents, longtemps incomplets ou épars, paraître valoir mieux dans leur vieillesse et n’avoir jamais été plus à leur avantage : ainsi cet aimable Voltaire suisse, Bonstetten, ainsi ce quart d’hommes de génie Ducis. […] Tel autre, poète, historien, orateur, quelque forme brillante ou enchantée qu’il revête, ne sera jamais que ce que la nature l’a fait en le créant, un improvisateur de génie. […] Le génie est un roi qui crée son peuple.

1008. (1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Souvenirs d’un diplomate. La Pologne (1811-1813), par le baron Bignon. »

Trop épris peut-être de quelques idées brillantes qui, n’étant point appuyées sur des bases assez solides pour entrer dans les plans des cabinets, ne méritaient que le nom de projets, et manquant en général de fixité dans ses principes, ses conceptions portaient néanmoins l’empreinte du génie. […] Le nom de Fouché, autrefois révolutionnaire furieux (il disait de lui-même qu’il avait eu la fièvre dans ces temps-là), était devenu, sous le règne de Napoléon, celui d’un homme d’État et de génie. […] Pendant que M. de Senfft, à la veille de l’éclatant démenti de l’histoire, se montre ainsi à nous un peu la dupe des confidences de Fouché qui, évidemment (comme l’abbé de Pradt, et avec plus de malice), était entré dans ses vues, avait médit du pouvoir qu’il servait et ne s’était pas fait faute de gémir sur les folies du maître, il m’a paru curieux de citer une lettre de Napoléon adressée, vers ce temps, à son ministre de la police, et qui, dans sa sévérité encore indulgente, va droit au défaut de l’homme, rabat fort de cette haute idée trop complaisante et remet à son vrai point ce prétendu génie du duc d’Otrante, un génie avant tout d’ingérence audacieuse et d’intrigue.

1009. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « La civilisation et la démocratie française. Deux conférences par M. Ch. Duveyrier »

Après cela, que cette idée se présentât à eux sous les termes de πολιτεία, παιδεία, ou tout autre, je laisse aux savants à le déterminer ; mais je suis certain que les Grecs, par leur brillant, leur éducation, leur art, leur génie actif et persuasif, leur faculté colonisatrice, avaient essentiellement et au plus haut degré le sentiment de cette chose que les modernes appellent civilisation ; ils l’avaient, comme tout ce qu’il leur fut donné d’avoir, d’une manière exquise ; ils en avaient même le sentiment en ce qui est de l’humanité, de la philanthropie : il suffit de se rappeler ce bel article de traité que Gélon imposa aux Carthaginois vaincus, et que Montesquieu a consacré par un chapitre de l’Esprit des Lois. […] Volney, dans le programme de ses leçons d’histoire aux Écoles normales (an iii, 1795), se propose d’examiner quel caractère présente l’histoire chez les différents peuples, quel caractère surtout elle a pris en Europe depuis environ un siècle : « L’on fera sentir, disait-il, la différence notable qui se trouve dans le génie historique d’une même nation selon les progrès de sa civilisation, selon la gradation de ses connaissances exactes. » Notez bien cette sorte de traduction qui définit le sens. […] Napoléon s’y suppose en idée maître et roi durant dix ans, et il en ressuscite toutes les merveilles, étendues, agrandies, multipliées, selon les données incomparables du génie moderne ; je ne me refuserai pas à rappeler les principaux traits du tableau : « Mais à quel degré de prospérité, s’écrie tout à coup l’historien conquérant, pourrait arriver ce beau pays, s’il était assez heureux pour jouir, pendant dix ans de paix, des bienfaits de l’administration française ! […] Le génie du siècle, on le répète assez souvent, c’est l’industrialisme ; les intérêts matériels dominent : il ne s’agit pas de s’en passer, mais de les pénétrer, de les animer, s’il se peut, de les passionner en les ennoblissant.

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