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885. (1910) Propos littéraires. Cinquième série

Il fut arrêté le 24 juillet 1793 et il passa trois mois à la Force. […] Innocent III eut ces forces, plus que personne au inonde. […] Il croit que la justice ne doit pas être opposée à la force, parce que la justice n’est pas autre chose qu’une force qui s’est organisée, ordonnée, et qui a pris une forme régulière. Et, par conséquent, à une nouvelle justice qui se dresse devant l’ancienne, il faut demander : « Quelle est votre force ?  […] » Il faudrait dire, selon moi : « Quand donc enseignera-t-on que la force se fait une morale, et que la morale de la force est une morale forte et non une morale craintive et veule ? 

886. (1887) Études littéraires : dix-neuvième siècle

C’est la force inconnue qui s’élève en elle, l’enivre et la pousse au martyre. […] Mais lui avait une constitution robuste, une grande force d’esprit, et une incomparable faculté de travail. […] Il trouve ce rythme vigoureux, et l’emploie pour les passages de force (Harmonies passim) ; c’est le contraire. […] Rien ne montre mieux la force et l’étendue de ! […] Ainsi Force des choses (Châtiments).

887. (1870) De l’intelligence. Deuxième partie : Les diverses sortes de connaissances « Livre troisième. La connaissance de l’esprit — Chapitre premier. La connaissance de l’esprit » pp. 199-245

Amollissez et amoindrissez les muscles du portefaix par une diète d’un mois, il n’aura plus la force de soulever son sac. […] À ce titre, en maintenant exactement le sens des mots, nous pouvons dire que le moi, comme les corps, est une force, une force qui, par rapport à eux, est un dedans, comme par rapport à elle ils sont un dehors. Ces trois mots, force, dedans, dehors, n’expriment que des rapports, rien de plus ; à tous les moments de ma vie, je suis un dedans qui est capable de certains événements sous certaines conditions, et dont les événements sous certaines conditions sont capables d’en provoquer d’autres en lui-même ou en autrui. […] Tantôt l’énergie des associations normales est moindre, comme dans le sommeil et l’hypnotisme ; l’attache qui joint mon nom au mot je est affaiblie ; partant, une suggestion insistante peut substituer à mon nom celui d’un autre ; désormais celui-ci, avec toute la série des événements dont il est l’équivalent, est évoqué en moi sitôt que le mot je revient mentalement, et désormais, à mes yeux, je suis cette autre personne, Richard Cobden ou le prince Albert. — Tantôt l’énergie des associations normales est vaincue par une force plus grande. […] Mais la folie est toujours à la porte de l’esprit, comme la maladie est toujours à la porte du corps ; car la combinaison normale n’est qu’une réussite ; elle n’aboutit et ne se renouvelle que par la défaite continue des forces contraires.

888. (1889) Histoire de la littérature française. Tome III (16e éd.) « Chapitre neuvième »

Dans ces pièces froides, embrouillées, dont l’intrigue est plus subtile qu’ingénieuse, vrais logogriphes à la lecture, il y a une force de langage inconnue avant Corneille. […] Je ne connais plus là un menteur, mais un reste du faux brave, du fier-à-bras de la farce, de ce Matamore de l’Illusion, qui met le grand Turc en fuite et force le soleil de s’arrêter. […] L’aimable création de l’Étourdi, par exemple, bien qu’elle ne soit pas de force à porter tout le développement d’une comédie, est plus vraie que celle du Menteur. […] L’histoire, la réflexion, le travail solitaire du génie, peuvent révéler au poète les caractères et les mœurs de la tragédie ; mais pour la comédie, qui doit être l’image de la société, ni la force du génie, ni les études du cabinet ne suppléent l’observation. […] Il met de la force comique jusque dans des comédies-ballets, de la grâce mâle jusque dans ses ballets, du sel le plus fin jusque dans ses bouffonneries, qui sont toujours la charge de quelque vérité profonde.

889. (1890) L’avenir de la science « III » pp. 129-135

Quand l’esprit ne trouve pas un objet proportionné à son activité, il s’en crée un par mille tours de force. […] Ce n’est pas que de force la théologie aussi n’ait marché comme tout le reste. […] La force brutale lui semble une telle extravagance qu’il se révolte contre d’aussi absurdes moyens et ne peut se résoudre à se mesurer avec des armes qu’un sauvage manie mieux que lui. […] Quand des races s’atrophient, l’humanité a des réserves de forces vives pour suppléer à ces défaillances. […] Dans l’état actuel, une extrême critique est une cause d’affaiblissement physique et moral ; dans l’état normal, la science sera mère de la force.

890. (1888) Revue wagnérienne. Tome III « VI »

Le théâtre ordonnait pour la perception d’un spectacle l’usage de toutes les facultés humaines, un morcellement du travail sensationnel ; mais la vue, seule sollicitée, dès lors accaparant la majorité des forces sensitives de l’être, combien puissante serait-elle à percevoir ce qu’elle perçoit de la vie ! […] Ce serait l’édification d’arts nouveaux, art de vision, art de mots, art de musique, chacuns plus puissants en leur spécialisation qu’en la complexion du théâtre, et chacuns agissant en un point avec toute la force de l’être humain. […] Ainsi, de son origine, la musique exprima les émotions issues des choses par la représentation des bruits naturels ; combien donc rapidement le conventionnel dut, par la force de l’association des idées, étendre les moyens de la musique ! […] Cela, dis-je, par le langage de la musique, parce que la musique est précisément à Wagner l’expressif de la vie d’âme ; et c’est comme auxiliaires ; eux à leur tour, que d’autres arts viendront » au près, à la musique, de leurs forces littéraires et plastiques. […] Après d’effroyables violences, un silence est survenu ; alors des gémissements profonds comme souterrains font une plainte décroissante, de vagues gémissements proches d’appels et se traînant à terre en l’agonie d’une massive force qui se brise ; pourquoi cette mort et ce crime ?

891. (1867) Causeries du lundi. Tome VIII (3e éd.) « Histoire littéraire de la France. Ouvrage commencé par les Bénédictins et continué par des membres de l’Institut. (Tome XII, 1853.) » pp. 273-290

Le Moyen Âge avait de la rudesse, de l’héroïsme et de la grandeur : cette grandeur et cette force héroïque se marquent en quelques endroits des chansons dites de geste. […] L’esprit gaulois de nos pères prévalut pourtant et l’emporta de bonne heure sur la pureté et sur la force. […] Ysengrin ou le Loup, c’est la brutalité, la force violente, la gloutonnerie stupide, opposées à tout ce qu’il y a de faux, de fin et de perfide dans Renart. […] Il s’emporte contre Renart, il le menace, et, en brise-raison qu’il est, il se vante (s’il était dans le cas du Loup) qu’il saurait bien saisir de force son ennemi dans son château de Malpertuis.

892. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Œuvres de François Arago. Tome I, 1854. » pp. 1-18

Doué aussi de qualités extérieures imposantes, d’une grande force communicative, de moyens d’action et d’autorité sur les autres, ne se laissa-t-il pas entraîner de ce côté beaucoup plus qu’il n’aurait fallu ? […] Arago, même lorsqu’elle choquait, une force qui vous tenait sur place et attentifs. […] Sur tous ces points, il faut en prendre son parti avec lui : il a la clarté, la force, la droiture du développement scientifique, il n’a pas le goût littéraire proprement dit. […] On apprécie, grâce à lui, la portée de l’homme dont il vous entretient ; il vous fait mesurer avec poids la force de sa trempe ; il le classe en général à son vrai rang (si ce n’est qu’un savant, non un politique) ; il discute ses titres avec une passion sérieuse et une impartialité définitive (toujours si ce n’est qu’un savant).

893. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Sylvain Bailly. — I. » pp. 343-360

L’entreprise était grande, et j’avoue qu’elle surpassait peut-être mes forces ; mais j’avais alors deux maîtres (Clairaut et l’abbé de La Caille) dont les lumières m’auraient conduit au but que je me proposais, et j’avais devant moi tout le temps nécessaire pour vaincre les obstacles par des études relatives. Les sciences ont perdu ces deux hommes illustres dans la force de leur âge ; une mort prématurée a terminé leurs travaux et leurs succès, et m’a privé des ressources sur lesquelles j’avais fondé mes espérances. […] Il faut l’avouer, nous sommes nés pour les préjugés, bien plus que pour la vérité ; la vérité même n’est opiniâtre que lorsqu’elle est devenue préjugé… Les idées nouvelles, faibles parce qu’elles sont naissantes, n’ont pas la force de pénétrer, et, pour se placer, elles attendent des têtes neuves… Machinalement ou physiquement, l’homme est imitateur ; mais si la nature a voulu qu’il fût porté par un penchant secret, par une force assez grande, à faire tout ce qu’il voit faire, elle a voulu lui conserver son originalité par l’amour-propre… Ce n’est plus là une discussion à la Foncemagne, c’est même plus vif qu’une conversation d’Anacharsis chez Barthélemy.

894. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — II » pp. 268-284

C’est un tour de force, et un tour de force sérieux. […] Il y gagne la force ; car il prend le droit d’aller jusqu’au bout de sa sensation. » Il s’est trop dit qu’à ce prix aussi est la science. […] Si l’impression qui en reste est celle de la force, la qualité qui jusqu’ici lui a le plus manqué est la douceur, la grâce : un des derniers articles qu’il a écrits, et qui a pour sujet ou pour prétexte La Princesse de Clèves, de Mme de La Fayette, montre pourtant qu’il sait toucher, quand il le veut, les cordes délicates et qu’il a en lui bien des tons.

895. (1868) Nouveaux lundis. Tome X « Histoire des cabinets de l’Europe pendant le Consulat et l’Empire, par M. Armand Lefebvre. »

Ce fut un soulagement pour lui d’être soustrait à ce simulacre de rôle et de quitter un théâtre où la diplomatie avait épuisé son jeu et où la force militaire, seule, était à l’œuvre. […] Frappé au mois de juin 1862, à l’âge de soixante-deux ans, d’un accident soudain qui le saisit et le paralysa dans toute la force de la pensée, il ne se releva pas, assista deux années durant à sa lente destruction, et succomba le 1er septembre 1864, avant d’avoir pu terminer l’Histoire des Cabinets de l’Europe, « cette œuvre, tourment et bonheur à la fois de sa vie. » Je dis tourment, et on va le comprendre. […] Thiers fut annoncée et vint, en quelque sorte, déboucher, défiler comme une grande armée, à dater de 1845, et pendant près de vingt ans occuper le devant de la scène, envahir et posséder l’attention publique : lui, l’historien diplomatique, qui avait puisé aux mêmes sources, qui en avait par endroits creusé plus avant quelques-unes, qui y avait réfléchi bien longtemps avant d’oser en tirer les inductions, les conséquences essentielles, mais qui, une fois les résultats obtenus, y tenait comme à un ensemble de vérités, il se trouvait du coup distancé, effacé, jeté de côté avec son noyau de forces. […] Il faisait comme un général habile et prudent qui, se sentant coupé ou débordé par des forces supérieures et hors d’état pour le moment de tenir campagne, occupe les points essentiels, quelques places fortes, et abandonne le reste du pays, sauf à rejoindre plus tard ses garnisons et à rétablir ses communications dès qu’il le pourra.

896. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « APPENDICE. — CASIMIR DELAVIGNE, page 192. » pp. 470-486

Toutefois encore, on put remarquer dans le langage éloquent de cette muse éplorée les habitudes de sa vie première et la force de ses inclinations chéries. […] L’ensemble de son talent et de ses ouvrages n’a cessé de le mériter : en ce temps d’inégalités, de revirements et de cascades sans nombre, la conscience poétique suivie, la continuité du bien et de l’effort vers le mieux marquent un trait de force et d’originalité aussi. On s’est trop habitué de nos jours à mettre l’idée de force dans le coup de collier d’un moment et dans un va-tout ruineux. […] L’action a paru lente : ce n’est pas évidemment de ce côté que l’auteur a voulu porter ses forces.

897. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Jean-Baptiste Rousseau »

Tantôt, flottant entre un passé gigantesque et un éblouissant avenir, égarée comme une harpe sous la main de Dieu, l’âme du prophète exhalera les gémissements d’une époque qui finit, d’une loi qui s’éteint, et saluera avec amour la venue triomphale d’une loi meilleure et le char vivant d’Emmanuel ; tantôt, à des époques moins hautes, mais belles encore et plus purement humaines, quand les rois sont héros ou fils de héros, quand les demi-dieux ne sont morts que d’hier, quand la force et la vertu ne sont toujours qu’une même chose, et que le plus adroit à la lutte, le plus rapide à la course, est aussi le plus pieux, le plus sage et le plus vaillant, le chantre lyrique, véritable prêtre comme le statuaire, décernera au milieu d’une solennelle harmonie les louanges des vainqueurs ; il dira les noms des coursiers et s’ils sont de race généreuse ; il parlera des aïeux et des fondateurs de villes, et réclamera les couronnes, les coupes ciselées et les trépieds d’or. […] Et pourtant il aurait dû, ce semble, comprendre la force de ce cantique si rempli d’une pieuse tristesse, l’homme malheureux, et peut-être coupable, que Dieu avait frappé à son midi, et qui avait besoin de retrouver le reste de ses jours pour se repentir et pleurer. […] C’est que ce brillant et ce beau appartiennent tantôt à Platon, tantôt à Pindare, tantôt même à Boileau et à Racine : Rousseau s’en est emparé comme un rhétoricien fait d’une bonne expression qu’il place à toute force dans le prochain discours. […] Il a besoin de travailler beaucoup, car, le génie n’y étant pas, il ne fera passablement qu’à force d’étude. » Et là-dessus, tout haut on l’encouragerait fort, et tout bas on n’en espérerait rien.

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