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927. (1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre VII. Mme de Gasparin »

Vous y trouvez bien quelques Sapho qui y jettent un ou deux cris qu’on entend toujours, quelques âmes divines comme sainte Thérèse, qui a fait, elle, son saut de Leucade dans le ciel, mais le talent littéraire, dans son expression la plus haute, est bien plus que des émotions éloquentes, que de sublimes palpitations. […] Talent d’expression, non de composition, l’auteur des Horizons prochains est un conteur de la plus extrême simplicité ; ses Nouvelles (presque sans événements) sont plutôt des études de têtes sur fond de paysage qu’autre chose ; seulement le paysage est si exubérant et si foisonnant, et ces belles têtes pâles, mourantes ou malheureuses, y portent si bien ou le nimbe de la sainteté ou l’auréole de l’idéal, que l’effet qui résulte de tout cela va parfois, — malgré les ténuités de femme qui s’y mêlent, — jusqu’à la grandeur. […] Pour ma part, j’ai vu peu de choses sentimentalement aussi belles, J’ai peu vu de ces langages, inouïs d’ardeur, de mouvement, d’aspiration, d’expression inspirée, poignante, navrée ou héroïque dans la douleur et dans l’amour ; j’en ai peu vu de pareils, même dans les livres, religieux ou profanes, qui passent pour les plus passionnés, pour les plus chauffés au feu des brûlantes larmes humaines.

928. (1885) Les œuvres et les hommes. Les critiques, ou les juges jugés. VI. « Rivarol » pp. 245-272

Pour l’expression et pour le geste de sa phrase, Sainte-Beuve est allé jusqu’à comparer Rivarol à Joseph de Maistre, et nous avouons que de diction, de mouvement, de sentiment parfois, le rapport paraît exister entre eux deux. Seulement, nous que l’expression si enlevante qu’elle soit n’enlève pas au fond des choses, nous trouvons Rivarol, malgré sa supériorité de nature, sur ce fond de choses de la plus profonde infériorité, et ce n’est pas d’une infériorité relative, mais absolue. […] Certes, il faut être terriblement Joseph de Maistre par l’expression, pour l’être au milieu de tout cela.

929. (1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « Ernest Hello » pp. 207-235

Elle lui donne particulièrement l’enthousiasme, le Dieu en nous, comme disait l’expression grecque, que ne connurent jamais ni La Rochefoucauld, ni Vauvenargues, ni La Bruyère. […] Entre ce merveilleux ébaucheur au fusain de phosphore et l’historien de saint Dominique, qui a voulu représenter en pied l’immense fondateur de son Ordre, quelle différence d’expression ! […] Il l’était, je le veux bien, avec un génie d’expression assez profond pour se passer des proportions de la grande peinture, mais tout de même que, de moraliste chrétien qui ne brasse que l’humanité, il est monté jusqu’à l’hagiographe, qui touche dans ce livre aux choses surnaturelles, pourquoi, un jour, ne se serait-il pas élevé de la miniature historique jusqu’à la grande peinture d’histoire ?

930. (1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Histoire de la littérature française, par M. D. Nisard. Tome iv. » pp. 207-218

Mais sur les trois ou quatre écrivains maîtres et rois du siècle, sur Montesquieu, sur Buffon, sur Voltaire, toutes les parts n’y sont-elles pas faites d’un coup d’œil élevé, d’une main sûre, et avec des expressions significatives qui restent dans l’esprit et dont on se souvient ? […] Nisard, terminé ainsi qu’il a été conçu et sans que l’auteur ait jamais dévié de sa ligne principale, peut être considéré, d’après le point de vue didactique et moral qui y domine, comme une protestation contre le goût du temps, il en est à la fois un témoignage, et il en porte plus d’un signe par la nouveauté du détail, par la curiosité des idées et de l’expression : ce dont je le loue.

931. (1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Dübner »

Heureux après tout, heureux homme, pourrions-nous dire, qui a consacré toute sa vie à d’innocents travaux, payés par de si intimes jouissances ; qui a approfondi ces belles choses que d’autres effleurent ; qui n’a pas été comme ceux (et j’en ai connu) qui se sentent privés et sevrés de ce qu’ils aiment et qu’ils admirent le plus : car, ainsi que la dit Pindare, « c’est la plus grande amertume à qui apprécie les belles choses d’avoir le pied dehors par nécessité. » Lui, l’heureux Dübner, il était dedans, il avait les deux pieds dans la double Antiquité ; il y habitait nuit et jour ; il savait le sens et la nuance et l’âge de chaque mot, l’histoire du goût lui-même ; il était comme le secrétaire des plus beaux génies, des plus purs écrivains ; il a comme assisté à la naissance, à l’expression de leurs pensées dans les plus belles des langues ; il a récrit sous leur dictée leurs plus parfaits ouvrages ; il avait la douce et secrète satisfaction de sentir qu’il leur rendait à tout instant, par sa fidélité et sa sagacité à les comprendre, d’humbles et obscurs services, bien essentiels pourtant ; qu’il les engageait sans bruit de bien des injures ; qu’il réparait à leur égard de longs affronts. […] Que d’ailleurs la grammaire grecque de Dübner soit plus ou moins applicable à nos classes, qu’elle remplisse ou non les conditions qu’exigent l’esprit et le cerveau français, que l’auteur ait rencontré ou non dans ses exposés l’expression juste, précise et claire, c’est-à-dire française, ou qu’il ait trop retenu du jargon scolastique, je n’ai qualité, ni compétence, ni goût, pour traiter de pareilles questions.

932. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « Lamennais — Lamennais, Paroles d'un croyant »

L’imprévu se rencontre plutôt dans l’allure de la pensée que dans le détail de l’expression. […] À la rigueur, et à ne s’en tenir qu’au détail de l’expression et à l’ensemble du vocabulaire employé, quelqu’un de Port-Royal aurait pu écrire en cette manière et peindre avec ces images.

933. (1862) Portraits littéraires. Tome I (nouv. éd.) « Des soirées littéraires ou les poètes entre eux »

C’est un faible en ce monde que la poésie ; c’est souvent une plaie secrète qui demande une main légère : le goût, on le sent, consiste quelquefois à se taire sur l’expression et à laisser passer. […] Là il rencontre, comme Dante au vestibule de son Enfer, les cinq ou six poëtes souverains dont il est épris ; il les interroge, il les entend ; il convoque leur noble et incorruptible école (la bella scuola), dont toutes les réponses le raffermissent contre les disputes ambiguës des écoles éphémères ; il éclaircit, à leur flamme céleste, son observation des hommes et des choses ; il y épure la réalité sentie dans laquelle il puise, la séparant avec soin de sa portion pesante, inégale et grossière ; et, à force de s’envelopper de leurs saintes reliques, suivant l’expression de Chénier, à force d’être attentif et fidèle à la propre voix de son cœur, il arrive à créer comme eux selon sa mesure, et à mériter peut-être que d’autres conversent avec lui un jour.

934. (1874) Premiers lundis. Tome II « Chronique littéraire »

Qu’on se représente l’étonnement, les larmes, les gonflements de cœur de ces pauvres et simples gens, en trouvant pour la première fois une expression à leurs peines, à leurs vœux, et l’attitude fière et enflammée des plus jeunes ! […] Hugo, c’est quelque relâchement dans la force, ou, suivant l’expression classique consacrée, quelque pitié dans l’horreur.

935. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre III. De l’émulation » pp. 443-462

Dans toutes les langues, la littérature peut avoir des succès pendant quelque temps, sans recourir à la philosophie ; mais quand la fleur des expressions, des images, des tournures poétiques n’est plus nouvelle ; quand toutes les beautés antiques sont adaptées au génie moderne, on sent le besoin de cette raison progressive qui fait atteindre chaque jour un but utile, et qui présente un terme indéfini. […] L’on est un grand écrivain dans un gouvernement libre, non comme sous l’empire des monarques, pour animer une existence sans but, mais parce qu’il importe de donner à la vérité son expression persuasive, lorsqu’une résolution importante peut dépendre d’une vérité reconnue.

936. (1890) Conseils sur l’art d’écrire « Principes de composition et de style — Quatrième partie. Élocution — Chapitre III. Association des mots entre eux et des mots avec les idées »

Mais le besoin qu’on a des expressions espérer, s’attendre, voilà où nous en sommes, amène ces formes toutes faites qui les contiennent, et la pensée se coule comme elle peut dans ce moule d’occasion. […] D’où vient qu’un discours sensé où les expressions ont leur sens exact et précis, où il semble qu’il ne manque rien d’essentiel, manque son effet, et soit faible, froid, ennuyeux ?

937. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Baudelaire, Œuvres posthumes et Correspondances inédites, précédées d’une étude biographique, par Eugène Crépet. »

Mais les Fleurs du mal en offrent l’expression la plus voulue, la plus ramassée et, somme toute, la plus remarquable jusqu’à présent. Sans doute, le souffle y est court et haletant ; les obscurités et les impropriétés d’expression n’y sont pas rares, — ni même les banalités.

938. (1889) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Quatrième série « Ernest Renan, le Prêtre de Némi. »

Nulle ne se prête mieux à l’expression complète et nuancée de nos idées sur la vie, sur le monde et l’histoire. […] S’il ne le dit pas, c’est scrupule de Breton héroïque, à qui nul sacrifice ne paraît assez entier, ou, si vous voulez, illusion d’une conscience infiniment délicate qui veut nous surfaire la vertu  S’il garde parfois dans l’expression des sentiments les plus éloignés du christianisme, l’onction chrétienne et le ton du mysticisme chrétien, nous croyons ces combinaisons préméditées et nous y goûtons comme le ragoût d’un très élégant sacrilège.

939. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre troisième. De la sympathie et de la sociabilité dans la critique. »

Le livre écrit, si imparfait qu’il soit, est encore une des expressions les plus hautes de « l’éternel vouloir-vivre », et à ce titre il est toujours respectable. […] Une langue étrangère a ceci de bon qu’elle nous avertit constamment, par la nature même de sa syntaxe, de ses expressions, de sa démarche pour ainsi dire, qu’il faut nous accommoder à elle et nous arracher à nos préjugés personnels pour bien comprendre l’œuvre écrite dans cette langue.

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