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913. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — I. » pp. 413-433

Daru, dans une longue lettre motivée qu’il adressa à l’auteur de L’Année littéraire, et qui, je crois, n’a pas été publiée, conteste avec politesse la prompte conclusion du critique ; il insiste sur un point, c’est que, pour traduire fidèlement, il ne suffit pas de bien rendre le sens de l’original, mais qu’il faut encore s’appliquer à modeler la forme de l’expression : « Pour ne pas sortir de notre sujet, dit-il, un traducteur de Cicéron qui aurait un style sautillant serait-il un traducteur fidèle ?  […] ………………………… Un peu plus de concision et de contraste dans les idées, un peu plus de relief d’expression, plus d’exactitude de forme et de rime, eussent fait de la pièce entière une de ces pages légères et durables qui survivent. […] Mais, à défaut de ce qu’on a appelé le bonheur curieux d’expression, le curiosa felicitas d’Horace, qu’on sent trop échapper ici, on a chez lui la suite, des parties de force, de fermeté, et, dans les Épîtres et Satires, le courant facile et plein du bon sens.

914. (1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « Madame Dacier. — I. » pp. 473-493

Mais laissons de côté ces droits qui sont une expression fâcheuse et qui rappellent trop qu’au nom des Droits de la femme il s’est fait des insurrections aussi, des manifestations comme au nom des Droits de l’homme. […] Elle la dédiait à Huet ; dans la préface, elle justifiait son père que quelques-uns blâmaient d’avoir appliqué sa fille à ces doctes études de critique, au lieu de l’avoir accoutumée à filer la laine à la maison ; elle répond à ces censeurs un peu rudement et dans le goût du xvie  siècle ; moyennant l’expression grecque ou latine dont elle se couvre, elle les appelle de pauvres têtes, elle les traite tout net de fous et d’imbéciles : « Ils auraient pu voir aisément, dit-elle, que mon père n’en a usé de la sorte que pour qu’il y eût quelqu’un qui pût leur faire honte de leur paresse et de leur lâcheté. » Mlle Le Fèvre, en parlant ainsi, n’était pas encore entrée dans la politesse du siècle ; elle n’y atteindra jamais entièrement. […] Mme Dacier est de ces derniers ; vivant à Paris, elle garde jusque dans son style noble de ces expressions un peu basses dont Bayle, à l’étranger, ne se défit jamais.

915. (1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Journal et mémoires du marquis d’Argenson, publiés d’après les manuscrits de la Bibliothèque du Louvre pour la Société de l’histoire de France, par M. Rathery » pp. 238-259

Ces manières d’expressions lui viennent tout couramment, et elles entrent dans sa phrase sans dire gare. […] Il a des barbarismes tout gratuits ; parlant d’une femme (la duchesse de Gontaut) : « Elle intrigue, elle prétend déplacer les ministres, et avec cela elle s’est hypocrisée en quittant le rouge… » Mais ce même homme, au style hérissé et sauvage, a de soudaines expressions qui lui sortent du cœur, et qui d’un trait peignent un homme ou expriment des vérités politiques profondes. […] — Voulant marquer que la Suède se rétablit à vue d’œil depuis la mort de Charles XII et qu’elle peut désormais rentrer en ligne dans les combinaisons d’alliance et de ligue, il dira vivement : « Nous prenons de grandes liaisons avec la Suède, afin de lui opposer (à la czarine) cette veuve reposée. » Il a de ces trouvailles d’expression à travers ses rudesses.

916. (1867) Nouveaux lundis. Tome VII « Dominique par M. Eugène Fromentin »

Il semble que cet esprit distingué, armé des deux mains et adroit à volonté, qui peut choisir dans ses moyens d’expression, se soit dédoublé à dessein de bonne heure, et qu’il se soit dit : « Je ne puis tout exprimer avec mon pinceau, je ne puis tout rendre avec ma plume ; atteignons d’un côté ce qui nécessairement nous échappe en partie de l’autre ; complétons-nous, sans nous répéter. […] En tout, il sera ainsi : l’expression fine et légère, pas trop marquée, caractéristique pourtant, est celle qu’il préférera. […] Fromentin ne se borne pas, dans ses Voyages, à l’expression directe du pays ; il s’inquiète de l’historique, du passé, des mœurs et du naturel des habitants, du caractère différent et individuel de ceux qu’à première vue on est porté à confondre.

917. (1869) Portraits contemporains. Tome I (4e éd.) « M. de Sénancour — M. de Sénancour, en 1832 »

M. de Sénancour n’écrivait, guère encore à cette époque ; il se plaisait plutôt à peindre le paysage dans le sens littéral du mot : en arrivant à un instrument plus général d’expression, il a négligé ce premier talent. […] Cette expression résume sa nature. […] La grâce de la nature est dans le mouvement d’un bras ; l’harmonie du monde est dans l’expression d’un regard.

918. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « UN DERNIER MOT sur BENJAMIN CONSTANT. » pp. 275-299

Un certain nombre des lettres écrites par lui de Brunswick à Mme de Charrière contiennent des détails singuliers, des expressions dont l’initiale seule est très-étonnante et plus que difficile à reproduire. […] A la bonne heure ; mais je puis dire qu’une de ces expressions de Benjamin Constant à Mme de Charrière passe tout et ne se pourrait représenter qu’en latin, comme lorsque Horace, par exemple, parle d’Hélène : Nam fuit ante Helenam… Le principal tort, sans doute, en ces incidents, est à la femme qui souffre de tels oublis de plume ; pourtant cette affectation de cynisme sert à juger aussi les qualités de jeunesse et le degré de conservation de celui qui se donne licence. […] Ce singulier fragment nous apprend bien des choses, et d’abord qu’il ne faudrait pas absolument se fier aux lettres d’amour qu’il écrivait, pour y trouver l’expression toute vraie de sa pensée ; car enfin ce qu’il appelle ici du tendre galimatias pourrait bien, si on le retrouvait sans comme ntaire, paraître tout simplement de la tendresse exaltée.

919. (1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Seconde partie. De l’état actuel des lumières en France, et de leurs progrès futurs — Chapitre V. Des ouvrages d’imagination » pp. 480-512

Les expressions voilées, les sentiments contenus, les convenances ménagées supposent un genre de talent très remarquable ; mais les passions ne peuvent être peintes au milieu de toutes ces difficultés, avec l’énergie déchirante, la pénétration intime que la plus complète indépendance doit inspirer. […] La mesure, l’harmonie, la rime, interdisent des expressions qui, dans telle situation donnée, pourraient produire un grand effet. […] Il y a donc nécessairement une profondeur de peine, un genre de vérité que l’expression poétique affaiblirait, et des situations simples dans la vie que la douleur rend terribles, mais que l’on ne peut soumettre à la rime, et revêtir des images qu’elle exige, sans y porter des idées étrangères à la suite naturelle des sentiments.

920. (1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Victor Duruy » pp. 67-94

C’était un professeur excellent, grave, sans gestes, un peu lent, fait pour la toge, et qui attachait autant par son sérieux même que par le don qu’il avait de voir et de peindre ; profondément respectueux de sa tâche, et qui n’ignorait point, — je cite ses expressions, — que « l’esprit de l’enfant est un livre où le maître écrit des paroles dont plusieurs ne s’effaceront pas. » Cependant on commençait à le connaître. […] Notez que, si la morale double est, en effet, dans la plupart des cas, l’invention commode et l’expression du scepticisme, elle se peut parfaitement allier avec la croyance en un Dieu qui se soucie de certains hommes, choisis par lui pour de grands desseins, au point de conclure avec eux, même en morale, des pactes spéciaux. […] Car (pour ramener la complexité des choses à des expressions toutes simples) on aurait presque tout dit en disant que si la Grèce s’éleva par sa générosité charmante, elle périt par quelque chose d’assez approchant de ce que nous nommons le dilettantisme ; et de même, si c’est en somme par la vertu que grandit la république romaine, dire que, avant de mourir par les barbares, l’Empire mourut du mensonge initial d’Auguste et de n’avoir pas eu les institutions qui en eussent fait une patrie au lieu d’un assemblage de provinces, et à la fois de la corruption païenne et de l’indifférence chrétienne à l’égard de la cité terrestre, et encore de l’abus de la fiscalité qui amena la disparition de la classe moyenne, c’est dire, au fond, qu’il périt faute de franchise ou de bon jugement chez ses fondateurs, faute de liberté et d’égalité, faute de communion morale entre ses parties et, finalement, faute de bonté. — Et toutefois le sévère historien sait gré à Rome d’avoir eu quelque chose de ce qu’il lui reproche de n’avoir pas eu assez.

921. (1890) L’avenir de la science « XIII »

Les livres scientifiques sont un fait ; la vie du savant pourra se résumer en deux ou trois résultats, dont l’expression n’occupera peut-être que quelques lignes ou disparaître complètement dans des formules plus avancées. […] Les spéciaux (qu’on me permette l’expression) commettent souvent la faute de croire que leur travail peut avoir sa fin en lui-même et prêtent par là au ridicule ; tout ce qui est résultat les alarme et leur semble de nulle valeur. […] Regrette-t-on, quand le problème est résolu, que tout ce bagage ait été éliminé pour faire place à une expression toute simple et définitive ?

922. (1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Deuxième partie. Ce qui peut être objet d’étude scientifique dans une œuvre littéraire — Chapitre VIII. La question de gout ce qui reste en dehors de la science » pp. 84-103

Malheureusement on s’aperçut un jour que ces règles étaient en grande partie arbitraires, qu’elles étaient du moins la cristallisation d’un goût éphémère, l’expression d’une seule époque, un effort stérile et dangereux pour mettre l’éternel dans le passager ; qu’elles ne pouvaient s’appliquer sans injustice au passé, en même temps qu’elles devenaient des entraves pour l’avenir. […] En vain serait-il convaincu qu’il n’arrivera jamais à éliminer absolument cette cause d’erreur que Sainte-Beuve a signalée en disant : « C’est toujours soi qu’on aime, même dans ceux qu’on admire », il doit travailler à réduire au minimum cet élément subjectif, ou, pour emprunter une expression au langage de la science, ce cœfficient personnel. […] L’Expression dans les beaux-arts, p. 167.

923. (1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Saint-Évremond et Ninon. » pp. 170-191

Somaize, dans Le Grand Dictionnaire des précieuses, ne dit pas autre chose : « Pour de la beauté, quoique l’on soit assez instruit qu’elle en a ce qu’il en faut pour donner de l’amour, il faut pourtant avouer que son esprit est plus charmant que son visage, et que beaucoup échapperaient de ses fers s’ils ne faisaient que la voir. » Mais, dès qu’elle parlait, on était pris et ravi : c’était son esprit qui achevait sa beauté et qui lui donnait toute son expression et sa puissance. De même en musique, quand elle jouait du luth ; elle préférait une expression touchante à la plus savante exécution : « La sensibilité, disait-elle, est l’âme du chant. » On a donné tant de portraits de Ninon, que je me bornerai à en indiquer un qui nous la montre dans sa jeunesse, sous son jour le plus favorable et le plus décent. […] La joie était le fond de son âme et comme l’expression de la santé de son esprit ; c’est elle qui a écrit à Saint-Évremond : « La joie de l’esprit en marque la force. » On a dit d’elle qu’à table, tant elle s’y montrait animée et enjouée, « elle était ivre dès la soupe » ; ivre de belle humeur et de saillies, car elle ne buvait que de l’eau, et les ivrognes, qu’on les appelât Chapelle ou Vendôme, furent toujours mal venus près d’elle.

924. (1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « Madame de Motteville. » pp. 168-188

Cette Renommée qui est une grande causeuse me rappelle une des grâces du style de Mme de Motteville, style simple, assez uni, assez peu correct dans l’arrangement des phrases, retouché peut-être en bien des endroits par l’éditeur, mais excellent et bien à elle pour le fond de la langue et de l’expression. […] Elle rencontre pourtant des expressions bien belles de vigueur et d’énergie morale. […] c’est le sentiment de l’honnêteté qui communique ici au style de Mme de Motteville cette expression de dégoût.

925. (1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Franklin. — I. » pp. 127-148

» Cette méthode un peu scotique et sophistique, à laquelle Socrate lui-même ne me paraît pas avoir entièrement échappé, fut un des travers de jeunesse de Franklin ; il s’en guérit peu à peu, se bornant à garder volontiers dans l’expression de sa pensée la forme dubitative et à éviter l’apparence dogmatique. […] Et cette méthode, que je n’adoptai pas d’abord sans faire quelque violence à mon inclination naturelle, me devint à la longue aisée et si habituelle que, peut-être, depuis ces cinquante dernières années, personne n’a jamais entendu une expression dogmatique échapper de ma bouche. […] Si jamais la doctrine de l’économie est arrivée, à force de contentement et d’allégresse, à une sorte de poésie familière d’expression, c’est dans Franklin qu’il la faut chercher.

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