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602. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Notes et pensées » pp. 441-535

. — Oui, vertus mondaines, acquises, estimables sans aucun doute ; — mais demandez-lui un peu s’il n’a pas à se reprocher d’être négligent, injuste, étouffant contre tel pauvre homme, jeune encore, de savoir, de mérite (il le sait bien), mais obscur et qui ne percera pas et qui n’écrit dans aucun journal, et dont il n’a à espérer aucun éloge, à redouter aucune attaque ; s’il ne le tient pas de son mieux en une place inférieure, avec une sorte de négligence hostile, parce que l’autre ne lui a pas assez fait la cour et ne peut jamais s’en faire craindre ; demandez-lui combien de temps cette iniquité durera, jusqu’à quand ce mauvais caprice ne sera pas lassé contre un homme de mérite sans monde et sans plainte… Et pourtant Filis s’améliore, dit-on ; il a bien gagné, répètent avec sincérité ceux dont il soigne l’opinion et qu’il ménage ; et au dessert, entre amis, si le discours tombe sur lui, on commence à parler de ses vertus. (1838) XI Chateaubriand n’aime pas ses enfants (en littérature), ni rien qui lui ressemble de près ou de loin. […] Chez Mme Du Deffand, c’était la crainte de l’ennui qui était son abîme à elle, et contre ce vide son imagination cherchait sans cesse des préservatifs et comme des parapets dans la présence de ceux qui pouvaient lui être agréables. — Manzoni craint également et a son abîme ; il craint d’être seul et a besoin d’avoir toujours quelqu’un auprès de lui : c’est chez lui peur de se trouver mal, anxiété nerveuse insupportable […] toujours du sang et toujours des supplices : Ma cruauté se lasse et ne peut s’arrêter : Je veux me faire craindre et ne fais qu’irriter. […] Mais de Vigny se croit très dangereux, au point de craindre de le trop paraître. […] Il craignit Caussidière et Sobrier, mais il ne craint pas Jésus-Christ.

603. (1805) Mélanges littéraires [posth.]

Mais avant que de traiter un sujet si important, je dois prévenir les lecteurs désintéressés que cet article pourra choquer quelques personnes, quoique ce ne soit pas mon intention : je n’ai pas plus de sujet de haïr ceux dont je vais parler, que de les craindre ; il en est même plusieurs que j’estime, et quelques-uns que j’aime et que je respecte. Ce n’est point aux hommes que je fais la guerre ; c’est aux abus, à des abus qui choquent et qui affligent comme moi la plupart même de ceux qui contribuent à les entretenir, parce qu’ils craignent de s’opposer au torrent. […] Je conclus du moins de tout ce détail, qu’il n’y a rien de bon à gagner dans ces sortes d’exercices, et beaucoup de mal à en craindre. […] L’homme de génie ne doit craindre de tomber dans un style lâche, bas et rampant, que lorsqu’il n’est point soutenu par le sujet ; c’est alors qu’il doit songer à l’élocution, et s’en occuper. […] Le morceau que nous venons de citer renferme une idée si noble et si belle, qu’il est assurément très éloquent par lui-même, et je ne crains point de le traduire pour le prouver.

604. (1862) Portraits littéraires. Tome II (nouv. éd.) « Delille »

ô qu’il est doux de plaindre Le sort d’un ennemi quand il n’est plus a craindre Notre ami M.  […] Le poëme des Saisons et la traduction des Géorgiques me paraissent les deux meilleurs poëmes qui aient honoré la France après l’Art poétique…… » La Harpe, dans le Mercure, célébra tout d’abord la traduction ; Fréron, dans l’Année littéraire, ne l’attaqua point ; s’il la trouva infidèle souvent, comme reproduction du modèle, il convint qu’il était difficile de mieux tourner un vers, et ne craignit pas d’y reconnaître le faire de Boileau. […] J’admire ton éclat, mais crains ta violence. […] Le docte et élégant auteur des Métamorphoses, comme ne craint pas de l’appeler M. de Maistre, est bien supérieur à Delille en invention, en idées.

605. (1875) Premiers lundis. Tome III « Du point de départ et des origines de la langue et de la littérature française »

Le passage de Sévère Sulpice, cité tout à l’heure, nous montre un homme d’assez humble condition, qui craint d’estropier le latin et qui s’en excuse ; mais enfin estropier le latin, c’est le parler. […] Le xviie  siècle littéraire, qui s’inaugurait sous les auspices de Malherbe et de Balzac, avait trop à faire, trop à songer à ses propres œuvres, à sa propre gloire pour revenir ainsi en arrière ; il avait sa langue immortelle à épurer, à fixer : il eût craint de se gâter l’élocution et le goût en retournant à de vieux jargons. […] Il a, depuis quelques années, dans d’excellents, et parfois admirables articles (je ne crains pas de risquer le mot) du Journal des Savants, analysé les travaux des Diez, des Fuchs, et tout récemment ceux de M.  […] En fussé-je capable, ce ne serait point le lieu : car notre objet et notre devoir, bien que nous ne soyons point ici pour cueillir seulement des fleurs, et que nous ne craignions point de rechercher les racines, c’est avant tout de vous offrir et de vous faire goûter les fruits.

606. (1858) Cours familier de littérature. VI « XXXIVe entretien. Littérature, philosophie, et politique de la Chine » pp. 221-315

Réunir en une société régulière une multitude d’êtres épars qui pullulent au hasard sur une terre sans possesseurs légitimes et reconnus ; Combiner assez équitablement tous les intérêts divergents ou contradictoires de cette multitude pour que chacun reconnaisse l’utilité de borner son intérêt propre par l’intérêt d’autrui ; Extraire de toutes ces volontés individuelles une volonté générale et commune qui gouverne cette anarchie ; Proclamer ou écrire cette volonté dominante en lois qui instituent des droits sociaux conformes aux droits naturels, c’est-à-dire aux instincts légitimes de l’homme sortant de la nature pour entrer dans la société ; Sanctifier ces lois par la plus grande masse de justice qu’il soit possible de leur faire exprimer, en sorte que la conscience, cet organe que le Créateur nous a donné pour oracle intérieur, soit forcée de ratifier même contre nos passions la justice de la loi ; Faire régner avec une autorité impartiale et inflexible cette loi sur nos iniquités individuelles, sur nos résistances, nos empiétements, nos répugnances ; lui créer un corps, des membres, une main dans un pouvoir exécuteur et visible chargé de faire aimer, respecter et craindre la loi ; Armer ce pouvoir exécuteur de toute la force nécessaire pour réprimer les atteintes individuelles ou collectives contre la loi, sans l’investir néanmoins de prérogatives assez absolues pour qu’il puisse lui-même se substituer à la loi et faire dégénérer cette volonté d’un seul contre tous en tyrannie ; Échelonner, si l’empire est grand, les corps ou les magistratures, religieuse, civile, judiciaire, administrative, de telle sorte que chaque province, chaque ville, chaque maison, chaque citoyen, trouve à sa portée la souveraineté de l’État prête à lui distribuer sa part d’ordre, de sécurité, de justice, de police, de service public, de vengeance même si un droit est violé dans sa personne ; Faire contribuer dans la proportion de son intérêt et de sa force chacun des membres de la nation aux services onéreux que la nation exige en obéissance, en impôt, en sang, si le salut de la communauté exige le sang de ses enfants ; Créer au sommet de cette hiérarchie d’autorités secondaires une autorité suprême, soit monarchique, c’est-à-dire personnifiée dans un chef héréditaire, soit aristocratique, c’est-à-dire personnifiée dans une caste gouvernementale, soit républicaine, c’est-à-dire personnifiée dans un magistrat temporaire élu et révocable par l’unanimité du peuple : voilà le chef-d’œuvre de cette création d’un gouvernement par l’homme. […] On l’a déjà dit, et nous ne craignons pas de le répéter, il n’y a aucun livre profane, ancien dans le monde, qui ait passé par plus d’examens que ceux que nous appelons King, par excellence, ni dont on puisse raconter si en détail l’histoire et prouver la non-altération. […] « “Nous ne sommes pas assez érudit, poursuit-il, pour prononcer entre le Chi-King, et les poètes d’Occident ; mais nous ne craignons pas de dire qu’il ne le cède qu’aux psaumes de David pour parler de la divinité, de la providence, de la vertu, etc., avec cette magnificence d’expression et cette élévation d’idées qui glacent les passions d’effroi, ravissent l’esprit et tirent l’âme de la sphère des sens.” » XIII S’élevant ensuite à la hauteur d’une critique supérieure aux ignorances et aux préjugés de secte, le savant disciple des jésuites parle des Kings, de leur antiquité, de leur authenticité, de leur caractère en ces termes : « De bons missionnaires qui avaient apporté en Chine plus d’imagination que de discernement, plus de vertu que de critique, décidaient sans façon que les Kings étaient des livres, sinon antérieurs au déluge, du moins de peu de temps après ; que ces livres n’avaient aucun rapport avec l’histoire de la Chine, qu’il fallait les entendre dans un sens purement mystique et figuré. […] L’amour qu’il porte à tous les hommes le met en droit de n’en craindre aucun ; l’exactitude scrupuleuse avec laquelle il pratique les cérémonies, obéit aux lois et s’astreint à l’observation des usages reçus, fait sa sûreté, même sous les tyrans.

607. (1862) Cours familier de littérature. XIV « LXXXe entretien. Œuvres diverses de M. de Marcellus (3e partie) et Adolphe Dumas » pp. 65-144

À moins qu’un noir vautour, ou quelque oiseau d’Asie, Ou l’oubli de son maître, ou de la poésie,         Ou les romans qu’elle aura lus, Ne l’enlèvent aussi pour être malheureuse, Et passer de l’amour à la vie amoureuse         Jusqu’à ce qu’elle n’aime plus, Je te garde, et je dis ce que disent tes mères Aux ramiers pétulants des amours éphémères :         Allez, allez, mes beaux ramiers, Outre l’oiseau perdu, je crains encore l’épreuve, Qui me la prendrait vierge et me la rendrait veuve,         Cherchant son grain sur vos fumiers ! […] Je n’espérais pas tant de la constance du peuple, et cependant je ne craignais pas tant de son inconstance. […] Une idée fatale le saisit : « Le ciel est beau, la température tiède, l’été des tropiques doit avoir réchauffé les flots qui nous viennent de là ; je voudrais me rajeunir en me retrempant dans la mer. » On craignit que l’énergie saline de la mer ne fût contraire à l’apaisement des douleurs névralgiques dont il avait toujours été affecté. On lui représenta qu’il était à craindre qu’arrivé à l’âge où tout se calme, ces bains amers ne lui donnassent des secousses qu’il convient d’éviter, quand la nature elle-même se traite par la résignation et par le temps.

608. (1889) L’art au point de vue sociologique « Chapitre onzième. La littérature des décadents et des déséquilibrés ; son caractère généralement insociable. Rôle moral et social de l’art. »

Les fous et les criminels ont une vanité inconcevable, qui le plus souvent empêche chez eux le développement de tout sentiment altruiste ; ils tuent pour faire parler d’eux, pour devenir le personnage du jour, pour voir leur nom dans les journaux et se faire à eux-mêmes de la publicité, pour être craints ou plaints, ou même pour devenir un objet d’horreur. — Le crime accompli, ils tâchent d’en prolonger le souvenir de toutes les manières en le racontant avec les détails les plus horribles, en le mettant envers. […] Denaud et sa maîtresse tuèrent, l’un sa femme, l’autre son mari, afin de pouvoir, en se mariant, sauver leur réputation dans le monde. « Je ne redoute pas la haine, disait Lacenaire, mais je crains d’être méprisé. » Et sa condamnation à mort lui causa moins d’émotion que la critique de ses vers. […] Laissez-vous faire, ne craignez pas tant de sentir comme les autres. » Ce conseil pourrait s’adresser à tous les littérateurs de décadence. […] Le ridicule peut être un des ferments de la vie morale ; il ne faut craindre ni d’être innocemment ridicules, ni de rire innocemment des ridicules de l’humanité.

609. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Bossuet. Lettres sur Bossuet à un homme d’État, par M. Poujoulat, 1854. — Portrait de Bossuet, par M. de Lamartine, dans Le Civilisateur, 1854. — II. (Fin.) » pp. 198-216

Par conséquent, homme sensuel qui ne renoncez à la vie future que parce que vous craignez les justes supplices, n’espérez plus au néant ; non, non, n’y espérez plus : voulez-le, ne le voulez pas, votre éternité vous est assurée. […] Ainsi, prêchant devant la reine mère en 1658 ou 1659 le Panégyrique de sainte Thérèse, Bossuet, excité peut-être par les recherches de style de la sainte espagnole, et développant à plaisir un passage de Tertullien qui dit que Jésus, avant de mourir, voulut se rassasier par la volupté de la patience, ne craindra pas d’ajouter : Ne diriez-vous pas, chrétiens, que, selon le sentiment de ce Père, toute la vie du Sauveur était un festin dont tous les mets étaient des tourments ?

610. (1870) Causeries du lundi. Tome X (3e éd.) « Ramond, le peintre des Pyrénées — III. (Fin.) » pp. 479-496

Duperreux, le premier, n’a pas désespéré des Pyrénées ; le premier, il a osé croire que, pour n’être pas dans l’Apennin, ces belles formes n’en étaient pas moins dans la belle nature ; il n’a pas craint de nous retracer tels qu’ils sont des objets qui perdraient peut-être une partie de leur charme en perdant leur singularité ; et, renonçant à la vaine prétention de corriger le beau et d’embellir le vrai, il a laissé au modèle le soin de défendre le portrait. […] Voyageant en Suisse dans le canton de Zurich, il avait remarqué que, dans la plupart des maisons, une piété domestique patriarcale tenait à conserver les images des pères, les portraits de ceux que la famille avait perdus et qui étaient représentés sur leur lit de mort, les yeux fermés, tels qu’ils étaient lorsqu’on les avait vus pour la dernière fois après le dernier soupir : Ces tristes images, ajoutait-il, qui paraîtraient si hideuses à un Français qui ménage son cœur comme un enfant gâté, et qui fuit avec soin tout ce qui pourrait l’émouvoir fortement, sont ici un objet consolant pour des hommes qui savent aimer et ne craignent rien de l’amour, pas même ses peines.

611. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Charron — I » pp. 236-253

Peu de gens, remarque-t-il, ont la force et le courage de se tenir droits sur leurs pieds, il faut qu’ils s’appuient ; ils ne peuvent vivre s’ils ne sont mariés et attachés ; n’osent demeurer seuls de peur des lutins : craignent que le loup les mange : gens nés à la servitude ! […] »), que Charron ne craint pas de mettre dans la bouche du sage.

612. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Charron — II » pp. 254-269

Toutefois, sa pensée et sa recommandation, pour être appréciées comme il faut, ne doivent point se séparer des temps où il écrivait : qu’on se reporte, en effet, à ce lendemain des guerres civiles et des fanatismes sanglants, à ces horreurs récentes exercées des deux parts au nom de la religion et d’une fausse piété, et l’on concevra tout le sens et l’application de cet endroit ; il redoute la confusion si facile à faire quand un zèle excessif s’en mêle ; il craint à bon escient et par expérience que l’on ne traite comme malhonnêtes gens et criminels tous ceux qui ne pensent point en matière de foi comme nous-mêmes, et il cherche, en émancipant moralement la probité, à bien établir qu’il y a des vertus respectables qui peuvent subsister à côté et indépendamment de la croyance. […] L’évêque de Boulogne-sur-Mer, qui était à la fois prieur de l’abbaye de Saint-Martin-des-Champs à Paris, offrit à Charron sa théologale, et celui-ci eût peut-être accepté s’il n’avait craint, à cet âge déjà avancé, l’air humide du rivage de la mer.

613. (1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Henri IV écrivain. par M. Eugène Jung, ancien élève de l’École normale, docteur es lettres. — I » pp. 351-368

La première lettre de Henri le montre très amoureux, et les ennemis qui le savent s’embusquent dans un moulin pour le prendre au passage, s’il se hasarde à courir vers la dame de ses pensées : « Ne craignez, rien, mon âme, écrit Henri ; quand cette armée, qui est à Nogaro, m’aura montré son dessein, je vous irai voir, et passerai sur les ailes d’Amour, hors de la connaissance de ces misérables terriens, après avoir pourvu, avec l’aide de Dieu, à ce que ce vieux renard n’exécute son dessein. » Terriens, pour habitants de cette vile terre ; il y a ici du langage d’amour un peu alambiqué, et qui sent sa cour de Henri III. […] Ne craignez ni croyez que rien puisse jamais ébranler mon amour.

614. (1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Madame Bovary par M. Gustave Flaubert. » pp. 346-363

Elle aime follement Rodolphe, elle se jette à sa tête et ne craint pas de se compromettre pour lui. […] L’auteur n’a pas craint d’appuyer sur cette corde d’airain, jusqu’à la faire grincer.

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