II Jamais l’œuvre et l’écrivain ne sont plus indissolublement unis que dans les vers de Pétrarque, en sorte qu’il est impossible d’admirer la poésie sans raconter le poète : cela est naturel, car le sujet de Pétrarque c’est lui-même ; ce qu’il chante c’est ce qu’il sent. […] Celui qui n’a pas vu comment ses yeux se meuvent délicieusement dans leur orbite, celui qui n’a pas entendu comment sa respiration chante en sortant de ses lèvres, et comment doucement elle parle et doucement elle sourit, celui-là ne saura jamais comment l’amour tue et comment il guérit une âme. » VII Cette merveille était Laure, dont le nom, immortalisé par Pétrarque, pourrait se passer de toute autre généalogie. […] Voici comment il la décrit lui-même dans une de ses lettres, ainsi que la vie ascétique dans laquelle il s’était recueilli pour prier, chanter, rêver et aimer encore : « Quand on trouve un antre creusé par la nature dans les flancs d’un rocher, dit Sénèque, l’âme est saisie d’un sentiment religieux, sans doute parce qu’on y sent l’impression directe de l’Ouvrier divin ; les sources des grands fleuves inspirent la vénération, l’apparition subite d’un fleuve mérite des autels ; j’en veux ériger un, ajoute-t-il, aussitôt que mes ressources pécuniaires me le permettront ; je l’élèverai dans mon petit jardin qui est sous les roches et au-dessus des eaux ; mais c’est à la Vierge, mère du Dieu qui a détruit tous les autres dieux, que je le dévouerai. » « Ici, dit-il après dix ans de séjour dans cet ermitage, ici je fais la guerre à mes sens et je les traite en ennemis : mes yeux, qui m’ont entraîné dans toutes sortes de précipices, ne voient maintenant que le ciel, l’eau, le rocher. […] Cette adjuration poétique est le fond de toutes les odes et de toutes les harangues que nous avons entendues, depuis cette époque, dans la bouche de tous les poètes politiques de la Péninsule : de Pétrarque à Alfieri ou à Monti, il n’y a qu’un écho éternel ; les mêmes circonstances produisent le même cri ; mais Pétrarque fut le premier qui fit chanter à la lyre ce cri de la politique. […] « Elle était assise, dit-il, au milieu des dames, comme une belle rose dans un jardin entourée de fleurs plus petites et moins éclatantes qu’elle : rien de plus modeste que sa contenance ; elle avait quitté toutes ses parures, ses perles, ses guirlandes, les couleurs gaies de ses vêtements ; bien qu’elle ne fût pas triste, je ne reconnus pas son enjouement habituel ; elle était sérieuse et semblait rêver ; je ne l’entendis pas chanter, ni même causer avec ce charme qui enlevait les cœurs ; elle avait l’air d’une personne qui redoute un malheur qu’on ne discerne pas encore.
Beaumarchais déjà lançait l’aphorisme fameux : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante. » Scribe, le librettiste ordinaire de Meyerbeer, a commis des vers qui sont des péchés impardonnables contre la poésie et même contre la langue française. […] Survient l’Empire et le moyen âge commence à ressusciter chez les poètes et les historiens ; on chante le beau Dunois partant pour la Syrie, et aussitôt les dieux et les héros antiques qui composaient les garnitures des cheminées se transforment en troubadours langoureux et en châtelaines plaintives. […] Ceux-ci ont des habits brodés d’animaux du haut en bas ; ceux-là se transforment en cahiers de musique ambulants ; ils étalent sur leur poitrine ou leur dos des notes que l’on peut chanter ; ou bien encore ils sont tout bariolés d’inscriptions comme un monument égyptien. […] Des hommes accoutrés à la scandinave essayaient de mettre le feu à un sapin et chantaient d’un air inspiré en s’accompagnant d’une guitare. […] M. de Talleyrand disait un jour à des personnes que Napoléon Ier avait invitées à une représentation théâtrale : « Messieurs, l’Empereur entend qu’on s’amuse. » — L’Empereur entendait aussi qu’on fût inspiré pour chanter ses exploits ; mais le génie, assez indocile de sa nature, ne répondait pas toujours à l’appel.
Tandis que Victor chante en vers le sacre du roi, il publie, en prose, La vie anecdotique du comte d’Artois, aujourd’hui Charles X : « Aucun prince ne fut plus séduisant que le comte d’Artois… il est rempli de grâce, de franchise, de noblesse, etc. » et cela continue ainsi pendant des dizaines de pages. […] La préface des Feuilles d’Automne, publiée en 1831, le montre hésitant, il avait noué des relations avec de jeunes et ardents républicains qui, pour l’attirer, le flattaient : ainsi la Biographie des contemporains de Rabbe, dit que « Hugo avait chanté les trois jours dans les plus beaux vers qu’ils avaient inspirés ». […] Hugo le chantait à plein gosier quand il approuvait le cautionnement qui amputait du corps social la « liberté gangrenée » de la presse. […] Il étrangle alors son voltairianisme et chante la religion catholique, ses pompes et ses pensions24. […] Il se signait dévotement devant la formule sacramentelle du romantisme : l’art pour l’art ; mais, ainsi que tous bourgeois ne songeant qu’à faire fortune, il consacrait son talent à flatter les goûts du public qui paie, et selon les circonstances il chantait la royauté ou la république, proclamait la liberté ou approuvait le bâillonnement de la presse ; et quand il était besoin d’éveiller l’attention publique il tirait des coups de pistolets : — le beau, c’est le laid est le plus bruyant de ses pétards.
D’où pouvait venir dans l’esprit d’un pasteur arabe du désert de Hus une philosophie à la fois aussi hardie, aussi humaine, aussi divine, aussi révélée, aussi mystérieuse, aussi raisonnée, et aussi sublimement discutée, chantée et criée, que celle que nous allons lire dans ce poème écrit sur le sable avec un roseau trempé dans une larme d’homme ? […] Il raconte, il discute, il écoute, il répond, il s’irrite, il interpelle, il apostrophe, il invective, il gronde, il éclate, il chante, il pleure, il se moque, il implore, il réfléchit, il se juge, il se repent, il s’apaise, il adore, il plane sur les ailes de son religieux enthousiasme au-dessus de ses propres déchirements ; du fond de son désespoir il justifie Dieu contre lui-même ; il dit : « C’est bien ! […] Le poème, commencé par un récit, poursuivi comme un drame, dialogué comme une argumentation, chanté comme un hymne, pleuré comme une élégie, vociféré comme un blasphème, foudroyé par un éclat de lumière surnaturelle, finit par une adoration, comme tout doit finir entre l’homme et Dieu. […] Quel poète a donc chanté, ou gémi, ou crié ainsi ? […] » Il y a un amer plaisir et un âpre orgueil à chanter ainsi son propre avilissement et sa propre honte.
L’enthousiasme et l’amour, ces deux seules véritables Muses divines, ne s’abaissent pas à satiriser le genre humain ; elles pleurent sur lui s’il se souille, elles lui chantent le Sursum corda , de l’espérance s’il se décourage ou s’il se dégrade. […] Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse N’est point le fruit tardif d’une lente vieillesse, Mais qui, seul, sans ministre, à l’exemple des dieux, Soutiens tout par toi-même et vois tout par tes yeux, Grand roi, si jusqu’ici, par un trait de prudence, J’ai demeuré pour toi dans un humble silence, Ce n’est pas que mon cœur vainement suspendu Balance pour t’offrir un encens qui t’est dû ; Mais je sais peu louer… Je mesure mon vol à mon faible génie, Plus sage en mon respect que ces hardis mortels Qui d’un indigne encens profanent tes autels, Qui, dans ce champ d’honneur où le gain les amène, Osent chanter ton nom sans force et sans haleine, Et qui vont tous les jours d’une importune voix T’ennuyer du récit de tes propres exploits. […] Pour chanter un Auguste il faut être un Virgile. […] Sans sortir de leurs lits, plus doux que leurs hermines, Ces pieux fainéants faisaient chanter matines, Veillaient à bien dîner et laissaient en leur lieu À des chantres gagés le soin de louer Dieu ; Quand la Discorde, encor toute noire de crimes, Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes, etc. […] Mais il est vrai de dire que Boileau ne l’avait pas dans ses odes ; il chantait sans lyre, il brûlait sans feu, il palpitait sans souffle.
Pythagore chantait comme Hésiode et comme Pindare. […] Nous essaierons de chanter, de raconter la vie. […] Flaubert avait vu pourpre lorsqu’il conçut Salammbô : sur toute son épopée africaine, il y aura comme un reflet d’étoffes éclatantes et précieuses… Puis le poète demandera sans doute à son œuvre de flatter son imagination amoureuse des lignes et des couleurs, de lui chanter les mélodies intérieures qui accompagnent en son âme les plaintes ou les émois du sentiment, de fournir une matière docile à ses aptitudes d’ordonnateur et d’architecte verbal, de vibrer à l’unisson de sa sensibilité, de contenter ses enthousiasmes et jusqu’à ses manies, de soulager même sa mémoire, éprise des choses antiques… Quoi encore ? […] Il ne se demandera point avec angoisse s’il va chanter ceci ou cela ; il n’hésitera pas, il écoutera la voix inspiratrice des aïeux, et il s’abandonnera sans peur à la grande force paternelle qu’il sent agir en lui. […] Même sans les services de son père, le général, sans le brevet de ce César qu’il a chanté autant en émule qu’en lyrique triomphal, — par droit de naissance, il était comte Hugo !
On a publié, dans ces derniers temps81, des vers et des lettres de Piron datant de sa première jeunesse ; il était amoureux d’une sienne cousine et soupirait pour elle sous le nom de Lysis ; il chantait les beautés d’Amaryllis et se plaignait de ses rigueurs. […] Le commissaire demande à Piron qui il est ; celui-ci répond : « Le père des Fils ingrats. » Même question à l’acteur, qui répond qu’il est le tuteur des Fils ingrats ; — au maître à danser, au musicien, qui répondent, l’un qu’il apprend à danser, l’autre qu’il montre à chanter aux Fils ingrats. […] « Il passait cependant pour un bonhomme, nous dit Condorcet, parce qu’il était paresseux, et que, n’ayant aucune dignité dans le caractère, il n’offensait pas l’amour-propre des gens du monde. » Le lendemain donc, le dîner a lieu ; en voici la relation et le bulletin tout au long, car c’est une victoire, et Piron entonne son propre Te Deum : « Chantez tous ma gloire et commencez ainsi le psaume : Je chante le vainqueur du vainqueur de la terre, Binbin qui mit à bas l’invincible Voltaire. […] Il a passé sa vie à boire, à chanter, à dire des bons mots, à faire des priapées, et à ne rien faire de bien utile. […] L’abbé de Voisenon disait à ce propos : « Si dans l’autre monde on se connaît en vers, cet ouvrage pourra l’empêcher d’entrer dans le Ciel, comme son Ode l’a empêché d’entrer à l’Académie. » Piron s’était moqué dans le temps de Gresset chantant la palinodie ; arrivé au même point, et à l’heure où le moral tourne, il la chanta de même.
L’idée de s’associer aux êtres élus qui chantent ici-bas leurs peines, et de gémir harmonieusement à leur exemple, lui sourit au fond de sa misère et le releva un peu. […] S’il a été sévère dans la forme, et pour ainsi dire religieux dans la facture ; s’il a exprimé au vif et d’un ton franc quelques détails pittoresques ou domestiques jusqu’ici trop dédaignés ; s’il a rajeuni ou refrappé quelques mots surannés ou de basse bourgeoisie, exclus, on ne sait pourquoi, du langage poétique ; si enfin il a constamment obéi à une inspiration naïve et s’est toujours écouté lui-même avant de chanter, on voudra bien lui pardonner peut-être l’individualité et la monotonie des conceptions, la vérité un peu crue, l’horizon un peu borné de certains tableaux ; du moins son passage ici-bas dans l’obscurité et dans les pleurs n’aura pas été tout à fait perdu pour l’art : lui aussi, il aura eu sa part à la grande œuvre, lui aussi il aura apporté sa pierre toute taillée au seuil du temple ; et peut-être sur cette pierre, dans les jours à venir, on relira quelquefois son nom. […] Voici comment vous aimiez, c’est-à-dire comment vous chantiez votre premier air : c’était chaste, par conséquent amoureux, car là, la chasteté n’est que le respect de ce qu’on aime. […] Bientôt elle chanta ; c’était un chant d’adieux. […] Saint Paul l’a dit, Racine l’a chanté.
Alphonse de Lamartine Autran, qui chante la mer comme un Phocéen et la campagne comme
Et l’éblouissement de ses yeux a fait parler son cœur… Il a aimé, il a chanté.
Nous nous promenions un jour derrière le palais du Luxembourg, et nous nous trouvâmes près de cette même Chartreuse que M. de Fontanes a chantée.
Il n’est aucune ruine d’un effet plus pittoresque que ces débris : sous un ciel nébuleux, au milieu des vents et des tempêtes, au bord de cette mer dont Ossian a chanté les orages, leur architecture gothique a quelque chose de grand et de sombre, comme le Dieu de Sinaï, dont elle perpétue le souvenir.
Il nous l’a dit, la poésie c’est, pour lui, une fonction naturelle : Je chantais, mes amis, comme l’homme respire, Comme l’oiseau gémit, comme le vent soupire, Comme l’eau murmure en coulant… Il chantait, et il est le seul, en effet, pour qui l’on puisse employer cette expression métaphorique ; car nous savons bien, dans notre siècle de prose, qu’un poète ne chante pas. […] Et, en effet, rappelez-vous les vers d’amour qui peuvent chanter dans vos mémoires : ils ne sont pas de Victor Hugo. […] On pousse tout doucement un ressort sous la patte gauche, et il chante tous les opéras nouveaux. […] Cécile de Mantes, c’est l’innocence et c’est la pureté, une pureté qui chante dans sa voix, qui rayonne dans ses yeux, qui fait autour d’elle une atmosphère à laquelle les plus indifférents ne résistent pas. […] Pendant ces six heures, on passa le temps comme on put ; on chanta, on mangea, et lorsque la rampe commença à s’allumer, le lustre à descendre, la salle à se remplir, les deux partis purent s’observer, se mesurer et se reconnaître.