Je vous avouerai, et mes lecteurs le savent, que j’ai peu de goût à disputer sur la nature du beau, Je n’ai qu’une confiance médiocre dans les formules métaphysiques. Je crois que nous ne saurons jamais exactement pourquoi une chose est belle. […] Heureusement qu’ils sont bien inutiles à ceux qui naissent avec un beau génie. […] Et puis, à un point de vue secondaire, et selon la scolie de Virgile, si « On se lasse do tout, excepté do comprendre », pourquoi ne donnerions-nous pas un peu de temps à disputer, comme vous dites, sur la nature du beau ? […] Je vous demandais, Monsieur, à propos d’un livre ou je tâche de préciser le sens de la Littérature de tout à l’heure, votre sentiment sur la direction des efforts jeunes vers le beau, — quelle que soit sa nature.
Il mêlait une idée de membres arrachés, de supplices subis, de beaux corps foudroyés ou percés de flèches, de sommeils funèbres et de réveils en sursaut engourdissant et ranimant les divinités nourricières, au spectacle des arbres dénudés, des plantes effeuillées, des stérilités et des éclosions du sillon. […] Une belle tradition exprimait cette antipathie. […] Le Dieu lui-même, sous la figure d’un de ses prêtres, conduisait la pompe, le lierre au front et le thyrse en branle, beau comme une vierge, farouche comme une bête, proclamant par des cris sauvages le délire dont il était plein. […] » — a beau retentir, le pas est franchi, la liberté est conquise. […] Le drame avait beau s’élever et se purifier, s’assombrir et s’attendrir, se vouer aux calamités et aux deuils, ils s’obstinaient à y jouer leur rôle, à jeter leurs quolibets bouffons et obscènes sur ses nobles plaintes.
Les hommes ont beau se tourmenter, ils n’entendront jamais rien à la nature, parce que ce ne sont pas eux qui ont dit à la mer : Vous viendrez jusque-là, vous ne passerez pas plus loin, et vous briserez ici l’orgueil de vos flots 143. […] Platon, ce génie si amoureux des hautes sciences, dit formellement, dans un de ses plus beaux ouvrages, que les hautes études ne sont pas utiles à tous, mais seulement à un petit nombre ; et il ajoute cette réflexion, confirmée par l’expérience, « qu’une ignorance absolue n’est ni le mal le plus grand, ni le plus à craindre, et qu’un amas de connaissances mal digérées est bien pis encore149. » Ainsi, si la religion avait besoin d’être justifiée à ce sujet, nous ne manquerions pas d’autorités chez les anciens, ni même chez les modernes. […] « Notre connaissance, dit-il, étant resserrée dans des bornes si étroites, comme je l’ai montré, pour mieux voir l’état présent de notre esprit, il ne sera peut-être pas inutile… de prendre connaissance de notre ignorance, qui… peut servir beaucoup à terminer les disputes… si, après avoir découvert jusqu’où nous avons des idées claires… nous ne nous engageons pas dans cet abîme de ténèbres (où nos yeux nous sont entièrement inutiles, et où nos facultés ne sauraient nous faire apercevoir quoi que ce soit), entêtés de cette folle pensée que rien n’est au-dessus de notre compréhension 153. » Enfin, on sait que Newton, dégoûté de l’étude des mathématiques, fut plusieurs années sans vouloir en entendre parler ; et de nos jours même, Gibbon, qui fut si longtemps l’apôtre des idées nouvelles, a écrit : « Les sciences exactes nous ont accoutumés à dédaigner l’évidence morale, si féconde en belles sensations, et qui est faite pour déterminer les opinions et les actions de notre vie. » En effet, plusieurs personnes ont pensé que la science entre les mains de l’homme dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits faibles à l’athéisme, et de l’athéisme au crime ; que les beaux-arts, au contraire, rendent nos jours merveilleux, attendrissent nos âmes, nous font pleins de foi envers la Divinité, et conduisent par la religion à la pratique des vertus. […] Mais si, exclusivement à toute autre science, vous endoctrinez un enfant dans cette science qui donne peu d’idées, vous courez les risques de tarir la source des idées mêmes de cet enfant, de gâter le plus beau naturel, d’éteindre l’imagination la plus féconde, de rétrécir l’entendement le plus vaste. […] C’est qu’en effet l’homme qui a laissé un seul précepte moral, un seul sentiment touchant à la terre, est plus utile à la société que le géomètre qui a découvert les plus belles propriétés du triangle.
Tout ce qui a écrit depuis trente ans avec une plume chrétienne, a subi l’outrage de cette indifférence aveugle et terrible ; et plus la plume a été chrétienne, plus l’insouciance pour l’œuvre, si belle qu’elle fût, a été complète. […] Et leur successeur à distance, par l’inspiration et par l’enthousiasme ; cet Ernest Hello qui me fait l’effet d’un Saint Siméon Stylite au xixe siècle, par l’isolement et par la hauteur, a beau le savoir, il ne prend pas, lui, si haut qu’il soit, son parti de cette accablante destinée. […] Son dernier livre vient, en effet, de révéler dans un de ses plus beaux chapitres — le chapitre de la charité intellectuelle — le secret de cette ardente préoccupation de la gloire, opposée si longtemps dans M. […] Les hommes accepteraient avec applaudissement ce livre, dont il aurait éteint la flamme et enlevé la plus belle moitié, même en clairvoyance, et ils y applaudiraient d’autant plus que ce serait une apostasie ! […] Pour les attardés qui parlent encore de Dieu, et qui bourrent leurs livres de ce vieux fagot avec lequel les hommes ne veulent plus se chauffer, il n’y a désormais, par ce temps sans Dieu, que l’enterrement vivant du silence, et le sacrifice des œuvres les plus belles et les plus pleines de lui, à brûler comme un dernier encens sur l’autel secret des Catacombes !
Macaulay, qui a tracé de belles pages sur la manière d’écrire l’Histoire, pouvait-il l’ignorer ? […] En se montrant juste, il aurait peut-être entraîné son pays à la justice, et il aurait accompli le plus bel acte de l’historien, qui est de venger la vérité outragée, cette vérité qu’il ne faut pas grand courage pour outrager, puisqu’elle est impassible ! […] N’est-ce pas lui, Macaulay, qui, dans un de ses plus beaux travaux de critique historique, en nous parlant de Machiavel11, le vieux calomnié de Florence, ce vieux bronze oxydé par les crachats de toutes les générations, lança ce mot, qui est une vue, sur les décimés de l’Histoire, sur ces grands Sacrifiés à qui la renommée fait payer les vices de leur siècle. […] La haine, chez Macaulay, a beau être recouverte de ce vernis d’honorabilité (honorability) qui doit revêtir toutes les paroles d’un gentleman, on la sent circuler dans chaque mot qu’il écrit sur Jacques, vénéneuse comme du fanatisme refroidi. […] Quant aux cruautés qu’on lui reproche, quant à ces terribles et vivants témoignages qu’on invoque : Jeffreys et le colonel Kirke, il faut se rappeler les idées d’un temps qui croyait que la première des vertus était la fidélité au prince, et ces mœurs publiques qui avaient été pétries dans le sang des guerres civiles, mais surtout, quand on est, comme Macaulay, l’auteur de la belle théorie des décimés de l’Histoire, il fallait savoir l’appliquer, pour l’honneur de la vérité et de la justice, fût-ce à ses ennemis !
Auguste Vacquerie, par son livre de Profils et Grimaces, a fait plus que de provoquer le rire comme aux beaux jours de L’Événement. […] dans les injures qu’il leur vomit, dans les imprécations, dans la rage, dans le mépris qu’elles lui inspirent, il y a peut-être un peu d’épouvante, — la peur (assez fondée, du reste), de ne pouvoir égaler jamais en beauté cette belle tête sereine et souriante dans son immortalité qu’on appelle le génie de Racine et sa composition tragique. […] À force d’exagérer, d’extravaguer, de s’enivrer de mots et d’images ; à force d’insulter le bon sens, — cette hydre dont il n’écrasera jamais une seule tête ; à force de se remuer, de sauter, de bondir dans le faux, Vacquerie finit, une belle fois, par se retrouver dans la vérité, dans la raison, dans le bon sens… comme s’il en avait ! […] Ceci nous semble vrai de fond et presque beau de forme. […] … Il ne suffit plus que le soleil soit beau !
L’autre part n’est plus si belle et si douce ; J’expie en ce jour les bonheurs passés ; Mes ramiers n’ont plus de pentes de mousse Où poser leurs pieds meurtris et glacés ! […] Roger de Beauvoir pour donner une idée complète de ce talent simplifié et sorti, au moment où l’on y pensait le moins, de la fontaine de Jouvence que le Temps fait filtrer dans la pensée de tout poète digne de ce nom, nous indiquerons comme étant les plus remarquables et les plus beaux du recueil les morceaux suivants : La Colombe, Dolor, Les Morts qui vivent (superbe pensée !) […] Le Sybarite des autres poésies, le bel Attristé de la jeunesse perdue et des vulgaires trahisons de l’Illusion et de l’Espérance, disparaissent. Une douleur plus mâle et plus profonde a exalté les puissances du poète, et le sentiment paternel, — le plus beau sentiment de l’homme qu’avec leurs cris de bâtards contre la famille, des penseurs à la mécanique voudraient diminuer dans nos cœurs ou en arracher tout à fait, et qui résistera à leurs efforts insensés, — le sentiment paternel élève sa Muse à une hauteur et à une ampleur de ciel qu’elle n’avait pas jusqu’ici accoutumé d’atteindre et dont, sous peine d’affaiblissement, elle ne doit plus désormais descendre. […] quand elle s’y couchera le cœur tout entier, nous aurons un Canova de la poésie… Le poète aura fait le beau mariage de la Grâce et de la Profondeur.
La Messaline blonde ne dépasse pas ces commencements que madame de Staël trouvait si beaux qu’elle les disait la plus belle chose de la vie ! […] Il est beau, spirituel, riche, grandement né, étranger et bizarre, deux conditions de séduction essentielles pour les femmes françaises. […] Le moraliste, au trait, vise à tous les yeux, même les plus beaux, comme l’archer à l’œil de Philippe, et ni grandes dames ni courtisanes n’ont la puissance d’enivrer la tête de cet homme, qui a toujours à leur service une ironie embusquée dans sa barbe d’or. […] j’aimerais mieux qu’il fût moins La Rochefoucauld et moins Chamfort, et que le sentiment chrétien, antipathique à Chamfort et presque inconnu à La Rochefoucauld, éclairât davantage son livre, qu’il rendrait certainement plus beau.
Ils sont esthétiquement moins beaux, et par conséquent ils s’adressent moins à l’imagination que les pâtres de Miréio, ces figures de bas-reliefs qui vivent, mais ils parlent plus à la pensée. […] Les paysans dont le beau roman de M. de La Madelène fait l’histoire sont, nous l’avons dit déjà, ces robustes et lestes paysans du Midi, bruyants, extérieurs, ivres de leur force, têtes de poudre et de foudre, capables de tout dans un moment donné, et dont la gaieté est une turbulence encore. […] Une tragédie de Voltaire, qu’un paysan du Midi veut faire jouer à la fête votive de son village, parce qu’il a au fond de sa poitrine ce souffle immortel du paganisme qu’on appelle l’amour des spectacles et qu’ils ont tous, ces Romains et ces Grecs d’Avignon, de Marseille ou d’Arles, voilà la frêle bobine sur laquelle l’auteur du Marquis des Saffras dévidera la plus belle étoffe d’écarlate dans laquelle on ait jamais taillé un récit. […] Dans la littérature contemporaine, nous ne connaissons rien de plus habilement et de plus finement tracé que ce caractère d’Espérit, ce génie de village venu en pleine terre et qui n’est pas seulement le génie de l’industrie, moins étonnant et tout de suite compris parmi ces populations actives et âprement utilitaires, mais le génie, l’inutile et contemplatif génie de l’art, cette divine paresse, que, de tous les genres de génie qu’il a donnés aux hommes, Dieu a fait certainement le plus beau ! […] un type de contradiction presque géniale et d’adorable bonté cachée, M. de La Madelène n’est qu’à moitié de son talent, et la plus belle moitié de ce talent, la voici.
Il sait trop la différence essentielle qu’il y a entre de telles œuvres, et que dans les choses même parfaitement belles il est encore une hiérarchie. […] La femme aimée de Christian est une jeune fille, belle comme toutes celles qu’on aime dans les romans et dans la vie. […] Il y a déjà sur le front radieux de la belle Éliane, quand elle paraît dans le roman, l’ombre touchante d’une vocation combattue. […] Elle a une profondeur de pudeur qui cache bien des choses passionnées aperçues seulement à travers le nuage rougissant qui perpétuellement, dans le livre, couvre son front et ses belles joues d’un voile lumineux. […] Il a de leur saveur mordante Il a comme eux le coup de dent, et cette belle horreur du vulgaire qui donne en passant si bien le paquet aux idées communes et au faux goût.
Mais Yégor eut beau me l’indiquer ; j’eus beau faire tous mes efforts pour la voir ; je ne pus jamais la découvrir, et ce fut Yégor qui dut l’abattre. […] Là, nous passâmes une journée entière, et nous y fîmes une bien belle chasse. […] Fédia, demande-lui une prise ; tu verras quelle belle tabatière ! […] Belle taille, démarche gracieuse, et une voix si douce ! […] Elle ne peut aimer que le beau, et lui n’est pas beau, je veux dire, son âme n’est pas belle. » Lemm parlait rapidement, avec feu, tout en marchant à petits pas en long et en large devant la table à thé.
« Quelquefois, si belle que fût Cosette, Marius fermait les yeux devant elle. […] comparez-moi la plus belle maline à cela ! […] C’est par la science qu’on réalisera cette vision auguste des poètes : le beau social. […] Elle est athénienne par le beau et romaine par le grand. […] Il est trop beau pour être innocent.
La notion du beau se perd comme celle du vrai et du bien. […] Cela est très dramatique, cela même peut être très grand et très beau. […] Beau criterium moral, n’est-il pas vrai ? […] La plupart sont belles, belles de corps et d’intelligence. […] Plus de belles phrases ni de longs discours ; la flamme et le fer !