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311. (1887) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Troisième série « Octave Feuillet »

Car la poésie est évidemment beaucoup plus large ; elle a pour matière tout le monde réel, y compris ses laideurs et ses discordances ; elle fait résider la beauté moins dans les objets (spectacles de l’univers physique, êtres vivants, sentiments et passions) que dans une vision particulière de ces objets et dans leur expression. […] III Heureusement ; du reste, parmi ces histoires si souvent chimériques et surtout dans les livres dont je n’ai pas encore parlé, circulent, piaffent, caracolent, pleurent, souffrent et meurent des femmes bien vivantes, d’un charme singulier et dangereux. […] Ouvrez les yeux : le monde est vaste, l’humanité infiniment variée, et il y a sur terre des hommes et des femmes autrement vivants et dignes d’attention que ceux qui vont à cheval au bois le matin ou celles qui ont leur loge à l’Opéra. […] Et c’est fort heureux pour lui qu’il ne prouve pas sa thèse : ses personnages ne la démentent, en effet, que parce qu’ils sont encore très suffisamment vrais et vivants.

312. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre sixième. La volonté — Chapitre premier. Existence de la volonté »

La « représentation », comme telle, exprime surtout les relations de l’être vivant avec les autres objets, conséquemment le reflet de ces objets en lui ; la volition, le désir, le plaisir et la peine, en ce qu’ils ont de constitutif, expriment la nature même et le développement propre de l’être vivant. […] Tout psychologue est obligé, — même quand il prétend n’admettre que des sensations, soit nouvelles, soit renouvelées, — d’admettre encore que l’être vivant n’est pas neutre entre ses sensations, qu’il y a toujours élection de l’une plutôt que de l’autre, un choix non intellectuel au début, mais spontané et inévitable, par conséquent un vouloir. […] On peut d’ailleurs, en vertu des corrélations mécaniques qui existent entre les diverses parties du corps vivant, admettre que certains points finissent par jouer d’ordinaire, par rapport à certains autres, le rôle d’organes relatifs d’inhibition, de même qu’il y a des points qui sont relativement sensoriels ; mais c’est là une organisation dérivée, qui n’implique pas une séparation primitive et complète, soit des fonctions sensorielle et motrice, soit des fonctions excitatrice et inhibitoire.

313. (1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre I. La critique » pp. 45-80

Mais qu’on apporte une œuvre vivante, même bien écrite, elle intéressera le public d’un journal à un sou. […] La lucidité un peu vide de sa critique, son ardente bonne volonté, des facultés d’enthousiasme intelligent, un style clair, vivant n’ont pas empêché M.  […] Avec un réel souci d’art plus vivant, plus humain — un peu didactique — M.  […]   C’est parmi ce passé vivant où M. de Régnier a entraîné tant de jeunes gens, vers les deux siècles héroïques et galants, que nous retrouverons Fernand Caussy, esthéticien méticuleux, trop méticuleux mais qui, sur Sénac de Meilhan, le Prince de Ligne et Choderlos de Laclos écrivit des pages sérieuses.

314. (1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Appendice. — Post-scriptum sur Alfred de Vigny. (Se rapporte à l’article précédent, pages 398-451.) »

Il est vrai qu’il n’en voulait plus en 4 835 lorsqu’elle s’adressait, non plus à des morts, mais à des vivants, et qu’elle s’appliquait à lui-même. […] Ce que vous dites de la séance de réception à laquelle j’ai assisté, est vivant et de la plus rigoureuse réalité, quoique, suivant mon impression, vous me sembliez un peu partial pour M. 

315. (1874) Premiers lundis. Tome I « A. de Lamartine : Harmonies poétiques et religieuses — II »

Cette manière de comprendre les diverses heures du jour, l’aube, le matin, le crépuscule, d’interpréter la couleur des nuages, le murmure des eaux, le bruissement des bois, nous était déjà obscurément familière avant que le poète nous la rendît vivante par le souffle harmonieux de sa parole. […] On est en automne : la nature se dépouille, et le ciel s’attriste : C’est la saison où tout tombe Aux coups redoublés des vents  Un vent qui vient de la tombe Moissonne aussi les vivants.

316. (1874) Premiers lundis. Tome II « Adam Mickiewicz. Le Livre des pèlerins polonais. »

Il faut se figurer un instant qu’on est Irlandais ou Polonais, c’est-à-dire d’une race où la nationalité et la religion se sont jusqu’ici étroitement embrassées ; d’une armée qui s’agenouille au nom de Marie, et dont le généralissime Skrzynecki combat avec le scapulaire sur la poitrine ; il faut se prêter à cet orgueil si légitime qui, au milieu de l’inaction des peuples les plus invoqués, au sein de l’apparente lâcheté européenne, permet qu’on se considère comme le peuple élu par excellence, comme un peuple hébreu, martyr et réduit présentement en captivité, mais pourtant le seul vivant entre les tribus idolâtres, le seul par qui la cause de Dieu vaincra. […] Il craint pour eux l’exemple des peuples charnels que l’intérêt et le bien-être énervent ; il craint l’affaiblissement à la longue de cet esprit d’héroïsme et de sacrifice qu’il décerne, trop exclusivement selon nous, mais par une partialité devant laquelle nous nous inclinons, à sa Pologne toujours vivante et immolée.

317. (1905) Promenades philosophiques. Première série

Il y en a autant qu’il y a d’individus vivants dans toutes les espèces animales. […] En quoi la matière vivante se distingue-t-elle de la matière inorganique ? […] Dastre étudie l’unité chimique dans les êtres vivants[…] L’eau vivante, au contraire, est une compagne et une amie. […] Et ce roman lui-même reste l’une des cinq ou six œuvres vivantes du romantisme.

318. (1900) La culture des idées

Cependant il y a des clichés où tous les mots semblent vivants : une rougeur colora ses joues ; d’autres où ils semblent tous morts : il était au comble de ses vœux. […] J’ai déjà expliqué la formation historique des clichés ; Mallarmé a pu voir de son vivant — et s’il nous avait été conservé, qu’il en eût souffert ! […] Buffon avait une belette qui, privée de compagnie vivante, assaillait une femelle empaillée. […] Dans les grands centres, elle a créé des associations puissantes et dans beaucoup de petites villes de province des sections vivantes. […] Ce fut peut-être un obscur mouvement d’atavisme français qui le poussa à rendre visite, en passant la Manche, au plus grand des poètes français vivant.

319. (1925) Comment on devient écrivain

Ils ont simplement créé des personnages vivants.‌ […] Sans le style, ce qu’ils ont mis de vivant dans leurs œuvres n’eût pas suffi à les immortaliser. […] Pour la description vivante, je conseillerai d’abord Paul et Virginie.‌ […] Faire vivant, voilà le grand point. Faire vivant, c’est-à-dire animer la documentation, imposer l’illusion du vrai.

320. (1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « LOUISE LABÉ. » pp. 1-38

Sa vie est restée très-peu éclaircie, malgré la célébrité dont elle jouit de son vivant, malgré les mille témoignages poétiques qui l’entourèrent et dont on a conservé le recueil comme une guirlande. […] Voilà une explication qui concilierait à merveille la considération dont Louise ne cessa de jouir de son vivant, avec la vivacité de certains aveux élégiaques et avec la publication de ce qu’elle appelait ses jeunesses. […] Quelquefois, en attachant mes yeux sur toi, j’allais jusqu’à former des désirs aussi insensés que coupables : tantôt j’aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre ; tantôt, sentant une divinité qui m’arrêtait dans mes horribles transports, j’aurais désiré que cette divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j’eusse roulé d’abîme en abîme avec les débris de Dieu et du monde ! […] et qui finit par ces vers : Bien je mourrois, plus que vivante, heureuse ! […] si j’estois en ce beau sein ravie De celui-là pour lequel vais mourant ; Si avec lui vivre le demeurant De mes courts jours ne m’empeschoit Envie ; Si m’acollant me disoit : Chère Amie, Contentons-nous l’un l’autre, s’asseurant, Que jà tempeste, Euripe, ne courant, Ne pourra desjoindre en notre vie ; Si de mes bras le tenant acollé, Comme du lierre est l’arbre encercelé, La Mort venoit, de mon aise envieuse, Lors que souef plus il me baiseroit, Et mon esprit sur ses lèvres fuiroit, Bien je mourrois, plus que vivante, heureuse !

321. (1863) Cours familier de littérature. XV « XCe entretien. De la littérature de l’âme. Journal intime d’une jeune personne. Mlle de Guérin (3e partie) » pp. 385-448

Ô solitude vivante, que tu seras longue ! […] J’allais cesser de le faire, il y avait trop d’amertume à lui parler dans la tombe ; mais puisque vous êtes là, frère vivant, et avez plaisir de m’entendre, je continue ma causerie intime ; je rattache à vous ce qui restait là, tombé brisé par la mort. […] C’est la saison où tout tombe, Aux coups redoublés des vents : Un vent qui vient de la tombe Moissonne aussi les vivants. […] Je reçois un charmant billet de M. de Sainte-Beuve, cet homme exquis dont je reçois l’écriture vivante. » M. de Sainte-Beuve avait rendu à son frère Maurice une justice qui eût été bien plus juste si elle s’était adressée à la sœur ! […] Quant à moi, j’en pense ce que les pieux cénobites du quatorzième siècle pensèrent de l’Imitation, c’est qu’il y a des secrets dont Dieu est le confident ; j’en pense ce que les femmes du dix-septième siècle pensèrent de la correspondance de Mme de Sévigné, ce livre des cours, je veux dire que ce volume du Journal de Mlle de Guérin m’a paru une des plus touchantes révélations de l’âme humaine dans nos deux siècles : le dix-huitième, avec ses existences calmes, puissantes, recueillies dans la solitude de leurs châteaux, moitié rurales, moitié aristocratiques, au fond de leurs provinces ; le dix-neuvième, avec ses orages, ses renversements, ses dépouillements, ses honorables et glorieuses misères, demandant aux lettres ce que la féodalité ne lui donnait plus : le gentilhomme sans épée et sans éperons enseignant les petits enfants pour un morceau de pain dans les mansardes d’un collège de la capitale, et mourant jeune de misère après avoir coûté au dévouement d’une sœur accomplie sa dot, son mariage, son bonheur ; et cette sœur, à la fois souffrante et heureuse de ce sacrifice, vivant isolée dans les ruines du château paternel, développant son génie natal et confidentiel dans des soliloques avec elle-même ou avec son Dieu, et mourant de tristesse quand son frère et son père lui manquent : Walter Scott seul aurait pu peindre une existence aussi romanesque dans quelque masure d’Écosse, quand les fidèles adorateurs des Stuarts sont vaincus, mais non ralliés à la révolution triomphante.

322. (1866) Cours familier de littérature. XXII « CXXVIIe entretien. Fior d’Aliza (suite) » pp. 5-64

Quand je revins à moi, je me trouvai toujours couchée dans la poussière du chemin, sur le bord du pont ; mais une jolie contadine, en habit de fête, penchait son gracieux visage sur le mien, me donnait de l’air au front avec son éventail de papier vert tout pailleté d’or, et me faisait respirer, à défaut d’eau de senteur, son gros bouquet de fleurs de limons qu’elle tenait à la main comme une fiancée de la campagne ; elle était tellement belle de visage, de robe, de dentelles et de rubans, monsieur, qu’en rouvrant les yeux je crus que c’était un miracle, que la Madone vivante était descendue de sa niche ou de son paradis pour m’assister, et je fis un signe de croix, comme devant le Saint-Sacrement, quand le prêtre l’élève à la messe et le fait adorer aux chrétiens de la montagne au milieu d’un nuage d’encens, à la lueur du soleil du matin, qui reluit sur le calice. […] Deux grands bœufs blancs, aussi luisants que le marbre des statues qui brillent sur le quai de Pise, étaient attelés au timon du char : un petit bouvier de quinze ans, avec son aiguillon de roseau à la main, se tenait debout, arrêté devant les gros bœufs ; il leur chassait les mouches du flanc avec une branche feuillue de saule ; leurs cornes luisantes, leur joug poli, de bois d’érable, étaient enlacés de sarments de vigne encore verte dont les pampres et les feuilles balayaient la poussière de la route jusque sur leurs sabots vernis de cire jaune par le jeune bouvier ; ils regardaient à droite et à gauche, d’un œil doux et oblique, comme pour demander pourquoi on les avait arrêtés, et ils poussaient de temps en temps des mugissements profonds, mais joyeux, comme des zampognes vivantes qui auraient joué d’elles-mêmes un air de fête. […] Je fis ma prière et je m’étendis ensuite tout habillée sur le lit, recouverte de mon manteau de bête et ma pauvre zampogne, fatiguée, couchée à côté de ma tête, comme si elle avait été un compagnon vivant de ma solitude et de ma misère. […] Je ramassai la zampogne avec regret et tendresse, comme si je lui avais fait un mal volontaire en la foulant sous mon pied ; je l’embrassai, je la serrai sous mon bras comme une personne vivante et sentante ; je lui parlai, je lui dis en pleurant : Veux-tu servir ceux qui t’ont faite ? […] Mais au moment où mes genoux touchaient terre, monsieur, voilà qu’un lourd bruit de chaînes qu’on remue monte d’en bas jusqu’à la lucarne, et qu’une faible voix, comme celle d’un mineur qui parle aux vivants du fond d’un puits, fait entendre distinctement, quoique bien bas, ces trois mots séparés par de longs intervalles : Fior d’Aliza, sei tu ?

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