La première de ces difficultés eût dû suffire pour exciter les recherches des Scaliger, des Patrizio, des Castelvetro, et pour engager tous les maîtres de l’art poétique à chercher la raison de cette différence… Cette raison ne peut se trouver que dans l’origine de la poésie (v. le livre précédent), et conséquemment dans la découverte des caractères poétiques, qui font toute l’essence de la poésie.
Il y a sans doute quelque chose d’irreligieux à mêler ainsi nos imaginations avec ces monumens sacrés ; et le vraisemblable, qui en toute autre matiere s’allie si raisonnablement avec le vrai, ne suffit pas ici pour nous excuser de témérité. […] Nous sommes bien-aises de penser que nos proches sont liés à nous par des noeuds aussi étroits ; c’est un appui de plus pour notre foiblesse : mais, soit cette raison, soit quelqu’autre, il nous suffit de pouvoir compter par-là sur l’attendrissement des spectateurs, pour n’en pas négliger l’avantage. […] J’ajoûte encore que les situations tirent leur force et leur beauté singuliére du caractere des personnages qui y ont part ; et cette raison suffit pour engager les auteurs à ne rien négliger pour l’invention des caracteres, puisqu’ils doivent influer sur tout le reste. […] On me dira peut-être que ce que je demande est excessif ; et qu’il n’est presque pas possible, si on commence par intéresser vivement, de suffire ensuite à l’accroissement nécessaire. […] Dans le premier il suffit que les choses s’amenent naturellement, et que la vraisemblance ne soit pas blessée : dans le second il faut ménager aux choses une suite qui favorise la passion ; et compter pour rien que l’esprit soit content, si le coeur n’a de quoi s’attacher toûjours davantage.
Et cependant, il suffirait d’un mot pour compléter et rectifier son idée. […] Il sera lui-même, il se suffit à lui-même. […] Il suffira d’un exemple. […] Nietzsche aussi se suffit pour le réfuter. […] Ces chiffres suffisent pour nous révéler et l’allure et le caractère du morceau.
il suffisait de les atténuer et, par le moyen de quelque incertitude qui n’est jamais déraisonnable, il suffisait de les rendre moins exigeantes. […] Il décida que les livres lui suffisaient et se mit tout seul, délibérément, à la lecture des auteurs. […] Puis, très souvent, il hésite à croire que ses précautions suffisent. […] Les audaces démodées ont un pauvre petit air et ne suffisent pas à orner les romans très ennuyeux. […] Une langue, la nôtre, qui depuis des siècles a exprimé toute la pensée française, ne vous suffît pas ?
Il suffit d’ouvrir les yeux sur l’univers pour apercevoir qu’il ne porte pas en lui-même sa fin et qu’il plonge ses racines dans les régions du mystère transcendant. […] Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer l’homme dans la vie journalière. […] Il suffit d’avoir montré de quel élan le poète d’Intérieur a poussé l’inspiration créatrice contemporaine vers des états d’âme intimes. […] Cela suffit pour notre enseignement. […] Il a suffi que l’eau fût boueuse pour que ces gens se crussent pourvus d’un pays assez solide.
Ces graves études d’historiens, ces portraits aux teintes plus sombres qui ont insensiblement succédé aux premières et poétiques couleurs, en attachant sévèrement notre attention, ne suffisent pas toujours à satisfaire en nous ce qui s’y remue encore du passé.
Il ne suffit pas qu’un païs soit à une certaine distance de la ligne pour que le climat en soit propre à la nourriture des hommes d’esprit et de talent.
Suard avait suffi, et qui semblait avoir atteint sa maturité naturelle dans une originalité piquante. […] Celle qui, à vingt-cinq ans, avait débuté par se faire personne d’un certain âge ou même douairière du Marais, entre non moins exactement, à mesure qu’elle vieillit, dans les divers personnages de ce petit monde de dix à quatorze ans, en y apportant une morale saine, la morale évangélique, éternelle, qui s’y proportionne sans s’y rapetisser. « Son idée favorite, son idée chérie, est-il dit dans la préface d’une Famille, c’était que la même éducation morale peut et doit s’appliquer à toutes les conditions ; que, sous l’empire des circonstances extérieures les plus diverses, dans la mauvaise et dans la bonne fortune, au sein d’une destinée petite ou grande, monotone ou agitée, l’homme peut atteindre, l’enfant peut être amené à un développement intérieur à peu près semblable, à la même rectitude, la même délicatesse, la même élévation dans les sentiments et dans les pensées ; que l’âme humaine enfin porte en elle de quoi suffire à toutes les chances, à toutes les combinaisons de la condition humaine, et qu’il ne s’agit que de lui révéler le secret de ses forces et de lui en enseigner l’emploi. » Comment Mme Guizot, de raison un peu ironique, d’habitudes d’esprit un peu dédaigneuses qu’elle était, se trouva-t-elle conduite si vite et si directement à cette idée plénière de véritable démocratie humaine ? […] Elle tient une sorte de milieu entre Jean-Jacques et Mme Necker, à la fois pratique comme Jean-Jacques ne l’est pas, et rationaliste comme Mme Necker de Saussure ne croit pas qu’il suffise de l’être. […] Qu’il nous suffise de savoir qu’elle avait épousé tous ses intérêts, ses labeurs studieux comme ses convictions, et n’essayons pas de discerner ce qu’elle a aimé à confondre.
Soit mécontentement fondé du sort subalterne dans lequel Alphonse le laissait languir à la cour ; soit inquiétude d’esprit, suite de sa mélancolie croissante ; soit ingratitude envers Léonora dont l’amitié ne pouvait plus suffire à son orgueil, on voit, dans les lettres du Tasse de cette date, un dessein arrêté de quitter Ferrare après avoir payé sa dette à Alphonse en lui dédiant son épopée : « J’irai vivre à Rome, écrit-il, fût-ce dans l’indigence. » Il paraît, par sa correspondance inédite de cette date, que ce dessein d’abandonner la cour de Ferrare, dessein connu d’Alphonse par des lettres tombées dans ses mains, fit redouter à ce prince que le Tasse n’eût l’intention de passer au service des Médicis et de déshériter ainsi sa maison de la gloire d’avoir protégé les deux grands poètes épiques de l’Italie : l’Arioste et l’auteur de la Jérusalem délivrée. […] La paix, la solitude, l’amitié, ne suffirent pas à apaiser son imagination inquiète à Bello Sguardo. […] Il est juste d’ajouter à cette inconstance du poète le sentiment délicat de la gêne que sa présence imposait à une sœur dont l’indigence suffisait à peine à la nourriture de ses deux fils et de ses deux filles. […] Ce que je viens de dire suffit s’il se détermine à revenir ; s’il préfère rester à Rome ou ailleurs, nous donnerons ordre pour que les choses qui lui appartiennent et qui sont entre les mains de Coccapani (ami du Tasse, écuyer du prince) lui soient adressées, et il peut écrire sur cela à Coccapani. » Y a-t-il une meilleure preuve qu’une telle lettre, que le duc Alphonse ne tendait point de piège au Tasse pour l’attirer dans ses États, et pour l’y plonger dans les cachots ?
La foule va se presser, le bruit sera confus ; la place, les rues suffiront à peine à la multitude. […] Dans le monde on se sent oppressé par ses facultés, et l’on souffre souvent d’être seul de sa nature au milieu de tant d’êtres qui vivent à si peu de frais ; mais le talent-créateur suffit, pour quelques instants du moins, à tous nos vœux ; il a ses richesses et ses couronnes, il offre à nos regards les images lumineuses et pures d’un monde idéal, et son pouvoir s’étend quelquefois jusqu’à nous faire entendre dans notre cœur la voix d’un objet chéri. […] Suffit-il d’une seule sensation pour réveiller en eux une foule de souvenirs ? […] Un intérêt intime se mêlait alors en elle à l’anxiété publique ; quelques jours auparavant son âme était tout entière à des soins de famille, à l’union la plus digne préparée pour sa fille, à la pensée du jeune homme de si noble nom et de si grandes espérances que sa fille et elle avaient choisi, et maintenant c’était des apprêts d’une fuite nouvelle, l’attente d’un nouvel ébranlement de l’Europe, d’une ruine publique où pouvait s’abîmer tout bonheur privé, qui de toutes parts obsédaient cette âme active, que les incertitudes ordinaires de la vie suffisaient à troubler parfois jusqu’à la souffrance.
Un seul, l’art plastique, a suffi pour tous. […] Sous une habitude, nos sensations visuelles sont devenues capables d’évoquer en nous, par leur seule présence, toute la grappe des autres sensations : il a suffi, désormais, à l’homme de voir des couleurs pour percevoir, sans autre secours, le relief, et la résistance, et aussi la température et l’odeur et le son des objets. […] Mais à quoi bon cette musique nouvelle, et la musique des sons ne suffisait-elle pas à traduire toute l’émotion ? […] Par un seul mot, mais par un de ces mots qui suffisent pour revêtir la Poésie de toute la majesté de la Vérité, sa sœur, Wagner révèle la grandeur des âmes insatisfaites au sein des plus suaves paresses, lorsque Tannhaeuser s’écrie : « Les jouissances » ne comblent pas mon cœur !
Il est seulement terrible de songer qu’il suffit de dix siffleurs résolus pour arrêter toute une série de représentations, et que, parmi les meutes d’anti-wagnéristes qu’a soulevés, il y a un an, la nouvelle des représentations de Lohengrin à l’Opéra-Comique. […] Il suffit de voir le spectacle infâme que présente l’Opéra de Paris, ces acteurs en bois, aux gestes ridicules, pour se rendre compte de la justesse de la théorie de Wagner. […] « Nous reconnûmes bientôt la nécessité, dit-il, de relever les mouvements plastiques en leur donnant un rythme. » Comme le grand éloignement qui se trouve entre l’acteur et le spectateur est supprimé dans le théâtre de Bayreuth (voir plus haut), le premier peut exprimer les mouvements expressifs des émotions intérieures, qui sont alors visibles pour le spectateur. — Aux gestes exagérés des bras, qu’il reprochait à l’instant aux acteurs, Wagner oppose des mouvements plus modérés : « Nous pensâmes, dit-il, qu’une simple élévation du bras ou un mouvement caractéristique de la main ou de la tête, suffirait à exprimer les émotions de l’acteur. » A cette immobilité contre nature du chanteur, à cette situation étrange où se trouvent les acteurs, dans les ensembles des opéras, a cette nécessité enfin de parler devant le public ou de se dérober aux trois-quarts à sa vue, Wagner remédie par une simple attitude, basée sur l’observation de la nature : « Nous tirâmes, dit-il, de la passion même du dialogue le changement de poses que nous cherchions : nous avions observé que les accents les plus pathétiques de la fin d’une phrase donnaient lieu naturellement à un mouvement de la part du chanteur. « En effet, la force de l’expression se porte toujours à la fin d’une phrase, et, même dans la conversation ordinaire, nous faisons involontairement un geste pour ponctuer en quelque sorte le sens de notre discours (tome X, 389 et sq.) « Ce mouvement fait faire à l’acteur un pas en avant et, en attendant la réponse, il tourne à demi le dos au public ; ce mouvement le montre en plein à son partenaire : celui-ci, en commençant sa réponse, fait aussi un pas en avant, et, sans être détourné du public, il se trouve face à face avec le premier. » Ce jeu de scène paraîtra bien simple et indigne d’explication à nos critiques qui n’y verront « qu’un truc » comme un autre. […] Cette vision des gestes désordonnés de Klingsor, de cette forme immobile et bleuâtre, de ces vapeurs sur ce fond noir, suffit à imprimer au spectateur une sensation d’horreur et de trouble.