La réflexion appliquée à la recherche des droits et des devoirs de l’homme faisait apercevoir le vide des institutions existantes ; on sentait vivement le besoin d’une régénération complète du corps social. […] Lorsque de toutes parts il n’était question en France, en Angleterre, en Italie, que de plaisir, d’intérêt et de bonheur, une voix s’éleva de Kœnigsberg pour rappeler l’âme humaine au sentiment de sa dignité, et enseigner aux individus et aux nations qu’au-dessus des attraits du plaisir et des calculs de l’intérêt, il y a quelque chose encore, une règle, une loi, une loi immuable, obligatoire en tout temps et en tout lieu et dans toutes les conditions sociales ou privées : la loi du devoir. […] Enfin, l’idée du devoir implique encore l’idée du droit : mon devoir envers vous est votre droit sur moi, comme vos devoirs envers moi sont mes droits sur vous ; de là encore une morale sociale, un droit naturel, une philosophie politique, bien différente et de la politique effrénée de la passion et de la politique tortueuse de l’intérêt. […] Je n’hésite point à le dire, il est pour ce siècle, en philosophie, ce que la révolution française est pour ce même siècle dans l’ordre social et politique. […] Le plus qu’il me sera possible, je laisserai Kant s’expliquer lui-même ; j’analyserai successivement les divers monumens célèbres qui renferment son système entier : d’abord la Critique de la Raison pure, qui contient sa métaphysique, puis la Critique de la Raison pure pratique, qui contient sa morale ; enfin, deux ou trois autres écrits qui développent la Critique de la Raison pure pratique, et transportent les principes généraux de la morale kantienne dans la morale privée, dans la morale sociale et dans le droit public.
C’est là un raisonnement qui fait complètement abstraction de la vie sociale et de son hypocrisie nécessaire. […] Il suffit de lire la correspondance de Stendhal pour se rendre compte de la nécessité, en de nombreuses circonstances, du mensonge social. […] Car celles-ci doivent, selon eux, compromettre au moins leur auteur, pouvoir lui nuire immédiatement et toujours dans un domaine pratique et social. […] L’hypocrisie sociale n’était pour lui, de son vivant, qu’un moyen de défense nécessaire et respectable. […] Pourquoi au moment où la propriété immobilière, par le fait de la législation sur les loyers se voit si grièvement sacrifiée à l’intérêt social, accorderait-on un privilège tout à fait exorbitant du droit commun à un genre de propriété aussi particulier, aussi indifférent à l’intérêt social, enfin aussi privilégié déjà que la propriété des lettres missives ?
Supposez un ou deux degrés de plus dans la franchise très relative dont nous usons à l’égard d’autrui : ce serait la fin brusque et violente de toutes nos relations sociales. […] Dans l’homme, c’est l’être social qu’on s’accorde à trouver le plus intéressant, le plus digne d’être étudié et connu ; le point de vue sociologique est devenu dominant sur toute la ligne des sciences morales. […] L’empire de César, œuvre sociale et politique, a eu la vie beaucoup plus courte que ses Commentaires, œuvre individuelle. […] Il n’y a rien de « sociologique » dans cette pensée ; il n’y a que l’anxiété de la créature d’une heure en face de l’infini : sentiment bien humain, s’il n’est point social. […] Si le génie façonne le milieu social, à coup sûr il ne le crée point, et, pour qu’il lui imprime sa façon, il faut que la matière soit mure et préparée.
Une telle morale, laissant aux misérables lois humaines le soin des jugements inutiles, arrache à la vie l’essence même de la vie et la transporte en des régions supérieures où elle fructifie à l’abri des contingences, et des plus humiliantes, qui sont les contingences sociales. […] Adolphe Retté n’a pas que le sens du rythme et l’amour du mot ; il aime les idées et les aime neuves et même excessives ; il veut se libérer de tous les vieux préjugés et il voudrait pareillement libérer ses frères en esclavage social. […] Cependant, soit volontairement, soit cloué au sol natal par les nécessités sociales, il a limité le champ de ses chasses fantastiques aux limites mêmes des vieilles Flandres. […] Acquérir la pleine conscience de soi, c’est se connaître tellement différent des autres qu’on ne sent plus avec les hommes que des contacts purement animaux : cependant entre âmes de ce degré, il y a une fraternité idéale basée sur les différences, — tandis que la fraternité sociale l’est sur les ressemblances. […] La vie sociale d’un poète importe aussi peu au critique qu’à Polymnie elle-même, qui accueille en son cercle, indifféremment, le paysan Burns et le patricien Byron, Villon le coupeur de bourses et Frédéric II, le roi : l’armoriai de l’Art et celui d’Hozier ne se rédigent pas du même style.
Il n’y a pas eu d’impulsion particulière à la vie sociale. […] Nos habitudes individuelles et même sociales survivent assez longtemps aux circonstances pour lesquelles elles étaient faites, de sorte que les effets profonds d’une invention se font remarquer lorsque nous en avons déjà perdu de vue la nouveauté. […] Mais nous avons pris l’individu à l’état isolé, sans tenir compte de la vie sociale. […] Entre le Bourdon et l’Abeille, par exemple, la distance est grande, et l’on passerait de l’un à l’autre par une foule d’intermédiaires, qui correspondent à autant de complications de la vie sociale. […] Peckham, Wasps, solitary and social, Westminster. 1905, p. 28 et suiv..
Venait-il chercher des inspirations politiques sous les arbres à l’ombre desquels son maître avait écrit le Contrat social ? […] Il ouvre les veines du corps social pour guérir le mal ; mais il en laisse couler la vie, pure ou impure, avec indifférence, sans se jeter entre les victimes et les bourreaux. […] Il veut extirper avec le fer toutes les racines malfaisantes du sol social.
Dumas fait maintenant de ses pièces des conférences morales et sociales. […] Quand il philosophe et quand il spécule, quand il se détourne de l’étude des mœurs vers la métaphysique abstraite ou sociale, M. […] A un étage plus bas de la vie sociale, il aurait été un Lovelace de barrière, et l’accroche-cœur de ses moustaches se serait collé sous une casquette, le long de ses tempes.
La Chronique de Paris nous le montre, dans les derniers mois de 1792, s’élevant avec une sorte de fermeté contre les idées d’anarchie, contre « les idées immorales et destructives de tout ordre social qu’on travaille sourdement à accréditer parmi le peuple » (18 septembre). […] Il avait sur l’ensemble et sur chaque branche, sur chaque point de l’ordre scientifique et du mécanisme social, des idées arrêtées, méditées, ingénieuses parfois ; et, dans cette refonte universelle qui se tentait alors de la société et de l’esprit humain, il pouvait rendre de vrais services à l’instruction publique. […] Condorcet restera, quoi qu’on fasse, le plus manifeste exemple de ce que peuvent engendrer de funeste un coin d’esprit faux et d’esprit de système opiniâtrement logé au sein des plus vastes connaissances et de ce qu’on appelle lumières, un germe de fanatisme et de malignité développé au cœur d’une nature primitivement bienveillante, l’application indiscrète et outrée des méthodes mathématiques transportées dans les sciences sociales et morales, l’abus de l’analyse et une crédulité, une superstition abstraite, d’un genre tout nouveau chez ceux même qui se proclament le plus affranchis de toute illusion et de toute croyance.
Cette lettre est peut-être ce que Mme de Girardin a écrit de plus sérieux comme moraliste ; car, plus tard, dans ses feuilletons sur le monde parisien, elle s’en tiendra volontiers aux surfaces et à l’épiderme social ; elle se jouera, elle se plaira à ne voir et à ne décrire la nature humaine que depuis le Boulevard jusqu’au Bois. […] C’est qu’il y a deux sortes de rangs, le rang social, et le rang natif ou naturel : « Non seulement, dit-elle, la nature nous désigne un rang, mais ce rang est une vocation. […] Quand la condition sociale et le rang naturel se rencontrent, tout est bien, on a l’harmonie.
La politique partage avec la morale l’usage des principes et des bases et pendant que les uns se placent « sous la sauvegarde de nos immortels principes », d’autres, sans vergogne, « sapent les bases de l’édifice social ». […] Voici encore « le progrès des lumières — les progrès de notre décomposition sociale — le progrès incessant vers l’avenir » ; dans ce monde-là il n’est question que de « mettre le fer rouge sur nos plaies — sur le chancre qui nous dévore — sur la gangrène du parlementarisme » ; en 1840, on conseillait « d’extirper la gangrène jésuitique qui ronge la société ». […] « Le char de l’Etat est entravé dans les flots d’une mer orageuse », cela fut dit à la tribune, tandis que la phrase où ce même char « navigue sur un volcan » est une invention d’Henry Monnier : on voit combien elle était inutile. « C’est en vain, crie un orateur, que nous ferons une bonne constitution, si la clef de la voie sociale nous manque. » Cormenin, qui avait de la verve et aucun sens littéraire, écrivait ainsi : « Par la trempe étendue et souple de son esprit, il jette de vives lumières sur toutes les questions », ou bien : « J’ai modéré le feu de mes pinceaux. » Il fit un tel abus des « lambris dorés » qu’on lui attribua cette petite création ridicule225.
Tous ceux qui croient à une vérité absolue, et qui par conséquent se persuadent qu’ils sont en possession de cette vérité, sont donc fatalement entraînés à une sorte d’intolérance ; ils condamnent tous ceux qui ne pensent pas comme eux, les appellent des esprits faux ou pervers, des ennemis de l’ordre social, et si cette intolérance ne va pas jusqu’aux excès des anciens âges, c’est uniquement parce que nos mœurs sont plus douces, ou encore parce que les plus clairvoyants ont été eux-mêmes atteints sans s’en douter par le mal de l’indifférence1. […] Dans l’ordre moral et social, la liberté de penser semble particulièrement périlleuse et scandaleuse. […] Elle nous apprend qu’à aucune époque, même quand le monde était gouverné par le principe d’autorité, la société n’a été à l’abri des grandes crises sociales.
On pourra dire tout cela, mais moi je dis : C’est le xixe siècle et sa jeunesse ; c’est le xixe siècle, non pas pris, — et c’est là l’originalité du Joseph Delorme, — dans les hauteurs sociales où tout s’exceptionnalise, mais dans le niveau commun, dans l’universalité, dans le torrent qui passe à travers la pleine route ! […] Sainte-Beuve, il est un élève en médecine, que parce qu’il avait, malade, comme toute la jeunesse de sa génération, écrit, en vers neufs et surprenants, une cruelle et magnifique nosographie sociale. […] À la désolation du Werther indécis qui agaça la languette de son pistolet, mais qui ne lira pas, à la sauvagerie hagarde du solitaire de la plaine crayeuse de Montrouge, qui, le soir Venu, s’apprivoisait sous les réverbères des faubourgs, a succédé la convenance sociale, religieuse et poétique, d’un faiseur de vers voués au blanc et qu’on peut donner sans inconvénient aux jeunes filles qui n’ont pas besoin d’être consolées… La seule convenance que je n’y trouve pas, c’est l’emploi abusif et presque insolent des images empruntées à ce que nos Évangiles ont de plus divin pour dire… quoi ?