La famille y est constituée aussi fortement que chez nous : tous ces barons sont mariés canoniquement ; Ysengrin a pour femme Hersent, Renart Ermeline ; Madame Fière la lionne figure aux côtés de Noble le lion, roi, comme il est juste, de la féodalité animale. […] Puis le récit court, léger, malicieux, aimable, jetant sur chaque objet une vive lueur, sans jamais s’arrêter ni insister : la pâmoison de dame Pinte, le rugissement du roi justicier, dont messire Couart le lièvre prend la fièvre, le service funèbre de dame Copée, et les miracles qui se font sur sa tombe, la guérison de messire Couart, Ysengrin faisant mine de se coucher sur la pierre du sépulcre, et se disant guéri d’un prétendu mal d’oreille, pour empirer l’affaire de Renart, meurtrier de la sainte miraculeuse. […] Ailleurs messire Couart le lièvre porte un vilain dans ses bras, et l’amène à la cour du roi. […] La littérature des hauts barons, d’abord : voici tous les thèmes et tous les lieux communs de l’épopée ; nous les reconnaissons au passage : voici la cour du roi, la guerre féodale naissant d’une partie d’échecs, où quelque preux se querelle avec le fils de l’empereur, le baron pauvre et mourant de faim dans son château, et tenant conseil avec ses fils ; voici les messagers qui vont et viennent entre les adversaires, au grand péril de leurs membres et de leur vie ; voici les formalités des procès en cour du roi, et du duel judiciaire. […] Voici les sentiments d’orgueil féodal, la confiance du baron en ses fortes murailles, derrière lesquelles il défie, pourvu qu’il ait des vivres, le roi et le royaume entier, assuré de tenir jusqu’au jour du jugement.
Les rois se mettent à la tête de ceux qui en veulent aux richesses du clergé et à la suprématie du pape. […] La chose est sensible, surtout quand le roi, devenu vieux, tourne à la dévotion, quand, docile exécuteur des volontés du clergé orthodoxe, il chasse les protestants, persécute les quiétistes et les jansénistes, menace les Juifs d’expulsion. […] Ce monarque divin, qui trône au ciel, est, comme le roi qui le représente sur terre, jaloux d’hommages et d’adorations. […] C’est ainsi un Dieu officiel qui a établi toutes les puissances par lesquelles la terre est gouvernée ; c’est par lui que les rois règnent dans leurs royaumes et les pères dans leurs familles, si bien que se révolter contre l’autorité royale ou paternelle équivaut à se révolter contre lui. […] Les jésuites, contemporains de la Ligue et vaincus avec elle, sont révolutionnaires, prêchent le régicide, lancent des pamphlets, cultivent l’éloquence populaire ; devenus au siècle suivant confesseurs et directeurs des rois, ils auront des souplesses de courtisans, une morale facile, une connaissance approfondie de la casuistique, des façons de parler onctueuses et doucereuses.
Il y a bien aussi des débats sur les pouvoirs respectifs du pape et du roi, et c’est le roi qui l’emporte. […] La monarchie absolue, incarnée dans le grand roi, leur paraît le but grandiose vers lequel la France n’a cessé de s’acheminer depuis Clovis ; et maintenant qu’elle y est arrivée, elle n’a plus qu’à s’y arrêter pour toujours. […] La majorité des écrivains a beau appartenir à la bourgeoisie ; elle dépend économiquement du roi et de la noblesse ; aussi est-ce à peine si les mœurs bourgeoises apparaissent ça et là par de brèves échappées chez Molière, chez La Fontaine, chez Furetière, chez Boileau ; quant à la foule inconnue qui travaille et végète dans les bas-fonds de la société, si l’on se fût avisé de la peindre, Louis XIV eût dit sans doute comme devant les scènes populaires de Téniers : « Tirez-moi ces magots ! […] Seulement c’est une allégorie pour demander au roi une pension en faveur de ses enfants. […] Clovis, roi des Francs, leur apparaît comme un petit Louis XIV ; ils lui prêtent une cour, des palais splendides, un pouvoir presque absolu ; ils suppriment si bien l’élément pittoresque, ils se donnent si peu la peine de se figurer le costume et les usages des hommes d’autrefois, et surtout ils imaginent si naïvement la persistance à travers les âges d’un « cœur humain » identique à lui-même, que le tissu de l’histoire devient quelque chose de terne et de grisâtre où rien ne se détache en relief.
L’un était Treilhard, le futur jurisconsulte et rédacteur du Code civil ; l’autre, Portal, le futur médecin du roi. […] L’un, le médecin, voulait être de l’Académie des sciences ; l’autre, l’avocat, voulait être pour le moins avocat général ; et l’abbé se voyait déjà prédicateur du roi. […] vous serez premier médecin du roi. » C’est Pariset qui donne ainsi l’anecdote dans son Éloge de Portal ; d’autres ont mis cette scène sur le coche d’Auxerre. […] C’est pourtant le même homme qui, parlant non plus pour l’Académie, mais en chaire, et prêchant le Carême devant le roi en 1781, touchait à l’administration, à la politique, aux finances, tellement que Louis XVI disait, en sortant de la chapelle : « C’est dommage ! […] L’Académie française avait pour usage, en ce temps-là, de célébrer tous les ans la fête du roi dans la chapelle du Louvre, et d’entendre, à cette occasion, le panégyrique de saint Louis.
Tant de rois et de princes m’ont honoré de leur estime, amitié, et même confiance, que je pourrais relever ma petitesse sur les échasses de leur grandeur. […] le roi casse le garde de la marine, mais le fait enseigne de vaisseau. » Dans cette première partie de sa carrière, on nous dit que le chevalier de Bonneval assista aux principales affaires maritimes, et qu’il s’y distingua. […] Chamillart, piqué d’honneur à son tour, sentant la probité en bourgeois, mais digne ce jour-là, par l’expression, d’être le secrétaire d’État de Louis XIV, fit à cette lettre une réponse qui est la meilleure preuve que les temps de la noblesse féodale avaient cessé : Monsieur, j’ai reçu la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire au sujet des comptes du Biélois : si la somme avait été véritablement employée, vous n’offririez pas d’en faire le remboursement à vos dépens ; et, comme vous n’êtes pas assez grand seigneur pour faire des présents au roi, il me paraît que vous ne voulez éviter de compter avec les gens de plume que parce qu’ils savent trop bien compter. […] Je dois vous apprendre que la grande noblesse du royaume sacrifie volontiers sa vie et ses biens pour le service du roi, mais que nous ne lui devons rien contre notre honneur ; ainsi, si dans le terme de trois mois je ne reçois pas une satisfaction raisonnable sur l’affront que vous me faites, j’irai au service de l’empereur, où tous les ministres sont gens de qualité et savent comment il faut traiter leurs semblables. […] Ainsi Bonneval vit le roi, le Régent et tout le monde.
Ces résistances venaient de l’organisation générale de la France, de ses organisations spéciales : clergé, armée, marine, maison du roi, magistrature ; de la nature et du nombre des Impôts ; de la variété et de l’esprit des lois civiles, etc., etc. […] Il n’en avait point trouvé la pensée au-dessous, mais au-dessus de lui, dans les conseils du roi antérieurs à son ministère. […] Selon moi, c’est une bien grande question de savoir si le Roi avait le droit de porter à terre, sous des réformes qui valaient des coups de hache, les institutions monarchiques dont il était le couronnement. […] — Pourquoi donc le Roi ne mourait-il jamais en France ? Le Roi, ce n’était pas seulement la personne du Roi !
Et qu’on ne dise pas que, si la critique avait un point de vue central, si elle jugeait en vertu d’un principe et d’une vérité absolus, elle s’épargnerait en grande partie la fatigue de ce mouvement, de ce déplacement forcé, et que, du haut de la colline où elle serait assise, pareille à un roi d’épopée ou au juge Minos, elle dénombrerait à l’aise et prononcerait avec une véritable unité ses oracles. […] Qui connaît les noms des fils de rois des autres pays, et les noms des maréchaux malgré leurs bâtons, et des généraux malgré leurs cordons ? […] Or telle est la gloire du czar Nicolas, ou du petit czar don Miguel, ou du petit czar de Modène, de plusieurs rois et ministres que vous connaissez.
Cette pièce n’est vraiment qu’une comédie ; mais elle compte parmi ses acteurs des dieux et des rois : c’est ce qui l’élève au rang de tragi-comédie. […] Le roi est instruit du combat ; il connaît le meurtrier ; il est juste et sage ! […] Cependant Octave n’a pas pris pour gouverner le titre de roi ou de dictateur ; il s’est contenté de celui de prince. […] Sa proposition, si elle est mal accueillie, lui fournit du moins un prétexte pour différer de nommer un roi et de se donner un maître. […] Quant à son respect et à sa complaisance pour les Romains, elle n’est pas, à la vérité, brillante au théâtre, mais elle n’a rien de bas ; c’est prudence, c’est nécessité ; il assure par là le repos et le bonheur de ses peuples : s’il était plus fier, et s’il voulait être un roi indépendant, ce serait un mauvais roi qui préférerait sa vanité au sang de ses sujets.
Heureusement, le roi commue la peine sanglante contre une condamnation à perpétuité au bagne. […] Puis un très bel éloge du roi, qui a le mérite au moins de ne pas illégitimer Louis-Philippe. […] Quand nous avons prononcé le premier le mot république, il n’y avait plus un roi sur le trône aux Tuileries. […] Plutôt cent rois ! […] Voyez ce que devient le roi coupable du trône de 1830 sous le pinceau même de son panégyriste ; ce Trajan de la bourgeoisie est présenté en tyran à l’idéal de la jeunesse française.
« Que ne me fait-on roi ? […] C’est l’enfant de l’anarchie politique et religieuse : il n’a ni Dieu ni roi, et il pille indistinctement les deux partis, sous prétexte qu’ils n’ont ni le vrai roi ni le vrai Dieu. […] Pendant qu’il hésitait, Henri IV lui fit dire par un de ses amis qu’il désirait de lui un ouvrage qui servit de méthode à toutes les personnes de la cour et du grand monde, sans en excepter les rois et les princes, pour vivre chrétiennement, chacun dans son état. […] Je ne rappelle pas cette anecdote pour l’agrément, mais pour rendre au plus populaire de nos rois un hommage qui lui est dû. […] L’estime de Henri IV pour Malherbe et François de Sales n’est pas moins d’un grand roi que sa politique.
Tandis que Balzac et Voiture se disputaient laborieusement à qui écrirait le mieux une lettre sans objet, un médecin philosophe, esprit piquant, satirique, peu ami des puissances, sauf le roi, penseur plus que libre, qui ne voyait dans les réjouissances du jubilé que « force crottes et catarrhes, et de la pratique pour les médecins176 » ; un type de l’esprit d’opposition dans notre pays qui sait beaucoup mieux ce qu’il ne veut pas que ce qu’il veut, Guy Patin donnait, sans s‘en douter, le premier modèle de lettres simples, naturelles, écrites, non plus à des indifférents pour leur faire les honneurs de son esprit, mais à des amis pour le plaisir de s’épancher, par un auteur qui n’a souci ni du style ni des ornements, et qui ne met dans ses lettres comme il le dit lui-même, « ni Phébus ni Balzac177. » Dans le même temps que La Rochefoucauld se plaçait par trop de soins donnés à ses Mémoires, Mme de Motteville écrivait, d’une plume facile, élégante et ferme en plus d’un endroit, la chronique de la cour d’Anne d’Autriche. […] Nous sommes au milieu de la société la plus polie qui fut jamais ; nous la voyons dans les personnes qui donnent le ton et sur qui tout se modèle ; nous l’entendons parler des bruits du jour, de ce qu’on rapporte de l’armée, du fils ou du mari qu’on y a, de la cour, des faiblesses du roi. […] Le roi restait, toujours majestueux, mais sans son escorte d’hommes supérieurs, entouré et obscurci de parvenus choisis par le caprice ou donnés par le hasard, qui le flattent dans sa passion d’être le maître et dans la plus grande faute de sa vie, son mariage avec Mme de Maintenon. […] Tout ce mouvement autour du mourant, d’abord de respect et d’intérêt pour une vie de si grande importance, puis, à mesure que les chances de guérison diminuent, d’ambition et de précautions avec le règne futur ; ces appartements du duc d’Orléans encombrés, « à n’y pas mettre une épingle », quand le roi est désespéré, vides et déserts sur le bruit qu’il est mieux ; ces valets qui pleurent, les seuls vrais amis du monarque ; la froide et triste octogénaire qui assiste l’œil sec à sa longue agonie, profitant des courts répits du mal pour faire ajouter à la part des bâtards, et quand le roi n’est plus qu’un moribond qui ne peut plus ni ôter ni donner, n’attendant pas la fin et se sauvant à Saint-Cyr ; ces grandes et touchantes paroles du roi ; cette attente de la mort dans la majesté qu’il mettait à toutes ses actions, sans défaillances, sauf celles de la nature quand le combat va finir ; cette inquiétude du chrétien, qui craint que ses souffrances ne soient une trop faible expiation de ses fautes ; tout cela raconté au jour le jour, dans l’ordre où chaque chose arrive, parmi des détails sur le service intérieur, l’étiquette, les allées et les venues des courtisans et des gens de service, les messes entendues dans le lit et les derniers repas du mourant ; tout cela, dans son abandon, égale l’art le plus consommé. […] Quel tableau que celui de ces espérances détruites par la mort du prince ; de ce règne dévoré d’avance ; de ces dettes contractées sur une succession qui ne doit pas s’ouvrir ; de ce deuil extérieur de tous, qui cache tant de pensées diverses et la profonde joie de quelques-uns ; de ce vieux roi qui pleure à la porte de son fils !
Récemment encore, le roi venait d’écrire le nom de Molière sur cette glorieuse liste de gens de lettres et de savants, honorés des libéralités de Sa Majesté, et le poète s’était empressé de remercier le roi, à la façon d’un poète comique pour qui tout est sujet de comédie et même un compliment. […] Il avait engagé sa muse à gratter à la porte du roi, à montrer de loin son chapeau, à monter sur quelque chose pour être aperçue, à crier : Monsieur l’huissier ! […] Boursault et les petits êtres qui pullulaient à l’Hôtel de Bourgogne ; et cela, à Versailles, dans le palais du roi, en présence du roi ! […] Il arrivait donc en toute hâte : — Tête-bleu, Messieurs, s’écriait-il (il jurait devant le roi), tête-bleu, me voulez-vous faire enrager aujourd’hui ? […] Le roi avait dans cette pièce la comédie de la coulisse, cette comédie qui se passe derrière le rideau, et que Molière a découverte, comme il les a toutes découvertes.