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1300. (1910) Rousseau contre Molière

Entre la tragédie qui est le drame histprique et qui ne peint pas les mœurs des hommes, mais plutôt leurs sentiments généraux et éternels, et qui, pour cela, est raillée, un peu lourdement, par Molière (même passage, Critique de l’Ecole des femmes) — et la comédie qui ne doit que faire rire et qui, pour cela, n’a affaire qu’aux sots et n’a affaire que des sots ; une forme intermédiaire de poème dramatique est indiquée qui peindra toutes les mœurs du siècle où l’on est et qui par conséquent aura dans son domaine et les sots et les méchants. […] Elle avait interprété les Horaces de Corneille de la façon suivante : Ce qui fait des Horaces de Corneille un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, c’est que c’est une pièce antipatriotique ; c’est le poème même de l’antipatriotisme. […] Nous avons indiqué plus haut que cette nouvelle forme du poème dramatique était fort nécessaire, qu’elle élargissait la comédie, qu’elle permettait précisément de se libérer des procédés un peu monotones de la comédie moliéresque, en n’opposant pas toujours les méchants aux sots pour faire corriger ceux-ci par ceux-là, qu’elle permettait, comme dans Don Juan et Tartuffe, de peindre les méchants dans toute leur horreur sans renoncer pour cela au comique, etc. […]   Or personne ne l’ignore, et Rousseau moins que personne, la vertu ne va jamais sans un peu de ridicule, qu’elle s’appelle héroïsme, désintéressement, abnégation, générosité, et l’on a fait un poème merveilleux d’humour en ridiculisant Don Quichotte.

1301. (1853) Histoire de la littérature dramatique. Tome II « Chapitre V. Comment finissent les comédiennes » pp. 216-393

Ces fortunes ne sont faites que pour le vice, et celui-là se tromperait qui voudrait y atteindre honnêtement ; ainsi, croyez-moi, esprit ou génie, ou courage, ou talent, n’usez pas votre tête et votre cœur dans les travaux de la science, gardez-vous de remporter des batailles ou d’écrire ces beaux poèmes que chante l’avenir, soyez tout simplement un comédien quelque peu aimé du public, une danseuse au tendre sourire, un bouffon amusant, un tragédien qui fait pleurer. […] D’un poème épique, il a fait, bien souvent, un conte pour le Journal des Enfants ; d’un discours-ministre, il a tiré, plus d’une fois, vingt lignes de bonne politique. […] Au même instant (on ne sait plus si en effet nous n’avons pas quitté pour jamais la règle de l’unité et les autres lois d’Aristote), le poète interrompt son hymne et son imprécation commencées (imprécation éloquente à ce point que Lucrèce l’a transportée dans son poème) pour gourmander l’ingratitude et la paresse des Athéniens. […] La gaîté, dans le poème, c’est l’air, l’espace, le soleil, et la vie !

1302. (1902) La formation du style par l’assimilation des auteurs

C’est ce que développe avec une lucidité remarquable le poème de l’Invention. […] Tout le poème de l’Odyssée est écrit avec les mêmes procédés, bien que les tableaux domestiques, de nuances et de repos, dominent le récit. […] On ne trouve plus dans ses Mémoires d’Outre-Tombe la grisaille de style fénelonienne, qui rend les Natchez si ennuyeux et fait des Martyrs un poème inégal et froid. […] Sans Télémaque, Chateaubriand n’eût pas écrit son poème en prose des Natchez et des Martyrs, inexpressif et incolore pour une bonne moitié ; il l’eût écrit, du moins, dans la langue d’Atala ou des Mémoires d’Outre-Tombe.

1303. (1866) Petite comédie de la critique littéraire, ou Molière selon trois écoles philosophiques « Première partie. — L’école dogmatique — Chapitre III. — Du drame comique. Méditation d’un philosophe hégélien ou Voyage pittoresque à travers l’Esthétique de Hegel » pp. 111-177

D’un motif aussi absurde il a tiré un vrai poème, parce qu’il en a tiré une comédie.

1304. (1899) Les industriels du roman populaire, suivi de : L’état actuel du roman populaire (enquête) [articles de la Revue des Revues] pp. 1-403

Ou plutôt le problème est de faire que les « feuilletons » de la démocratie soient les épopées d’Homère, les tragédies de Shakespeare, les tragédies de Corneille, les romans de Hugo, les poèmes de Lamartine !

1305. (1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre X, Prométhée enchaîné »

C’est dans le même chant du poème que le bon Héphestos apparaît grandiose à sa manière, et vraiment divin, transfiguré par le jour de flamme qui fait resplendir sa forge royale.

1306. (1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre quatrième. L’idée du temps, sa genèse et son action »

Il y a l’écho sourd et le résidu des vers qui ont précédé ; il y a un sentiment particulier qui me fait souvenir que je ne suis plus au début du poème, qui me fait en même temps pressentir les mots qui vont suivre : c’est mon cerveau tout entier qui vibre, et le train de mes idées, à l’embranchement des deux voies, est lancé la seconde fois dans une direction autre que la première.

1307. (1890) Les œuvres et les hommes. Littérature étrangère. XII « Shakespeare »

Le fils de l’auteur d’Athalie écrivit le poème de la Religion ; le fils de l’auteur de Notre-Dame-de-Paris et de la Préface de Cromwell faisait des romans et tirait les derniers coups de feu inutiles de cette guerre de 1830 terminée, et à laquelle son père avait pris une si éclatante et fière part.

1308. (1902) Propos littéraires. Première série

On nous lit comme on lit un roman, un poème ou un livre de philosophie. […] Et, donc, il lui faut des poèmes, des romans, des livres de philosophie et des critiques littéraires et des critiques dramatiques. […] À ce geste d’éloignement, il comprit que sa douloureuse franchise venait de déchirer un voile, qu’un poème s’effondrait, qu’une méfiance nouvelle entrait dans l’âme de la jeune fille. […] Mais « j’ouvre comme un trésor mon cœur tout plein de vous » ; mais « J’ai dit à mon cœur… » un immense poème en seize vers ; mais toute La Nuit de décembre sont aussi absolument des vers de Heine qu’il est possible.

1309. (1882) Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Deuxième série pp. 1-334

La beauté d’un poème ou d’un tableau dépend assurément de ce que ce poème ou ce tableau font d’impression sur l’esprit, et du choc, pour ainsi dire, qu’en reçoit la sensibilité, mais elle dépend aussi de la matière avec laquelle et sur laquelle travaillent le peintre et le poète, et de la manière dont ils l’ont traitée.

1310. (1932) Les deux sources de la morale et de la religion « La religion statique »

Il est donc vraisemblable que poèmes et fantaisies de tout genre sont venus par surcroît, profitant de ce que l’esprit savait faire des fables, mais que la religion était la raison d’être de la fonction fabulatrice : par rapport à la religion, cette faculté serait effet et non pas cause. […] Les divinités de l’Olympe datent des poèmes homériques, qui ne les ont peut-être pas créées, mais qui leur ont donné la forme et les attributions que nous leur connaissons, qui les ont coordonnées entre elles et groupées autour de Zeus, procédant cette fois par simplification plutôt que par complication.

1311. (1904) En lisant Nietzsche pp. 1-362

Toujours je m’imagine que telle chose me satisfera d’une façon durable… Et un jour, c’en est fait, la courte habitude a eu son temps… Et déjà quelque chose de nouveau frappe à ma porte… Il en est ainsi pour moi des mets, des idées, des hommes, des villes, des poèmes, des musiques, des doctrines, des ordres du jour, des sages… Par contre je hais les habitudes durables et je crois qu’un tyran s’est approché de moi, que mon atmosphère vitale s’est épaissie, dès que les événements tournent de façon que les habitudes durables semblent nécessairement en sortir… Au fond de mon âme j’éprouve même de la reconnaissance pour toute ma misère physique et ma maladie ; puisque tout cela me laisse cent échappées par où je puis me dérober aux habitudes durables… » Enfin, de sa loyauté et de son orgueil combinés, il naquit en lui de très bonne heure une saine hardiesse, une franche bravoure, une intrépidité d’opinion qui le rendit querelleur, agressif, batailleur, contradicteur fieffé, toujours en guerre et volontiers exagéreur. […] L’homme, au début de la vie, prend très souvent, extrêmement souvent, pour une passion, pour sa passion, un goût très passager, très superficiel, qui lui vient d’imiter tel ou tel personnage de son entourage, ou de l’histoire contemporaine, ou de l’histoire d’autrefois, ou d’un roman ou d’un poème. […] Il ne les fait détester que par ceux qui les détestent déjà, et qui ne peuvent puiser une leçon morale dans ce grand poème qu’à la condition de n’en être pas touchés. […] L’humanité, au prix des plus grandes souffrances, doit produire de la beauté, être une admirable matière de poème épique : à creuser Nietzsche c’est cela qu’on trouve, et si l’on ne trouve pas cela on ne trouve rien, que du talent.

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